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Sur les traces des géants de l’île de Vancouver

Sur les traces des géants de l’île de Vancouver

Texte : Frédérik-Xavier Duhamel | Photos : Camille Vernet et Sarah Xenos

Publié le 9 juin 2021

Certaines des formes de vie les plus vieilles et imposantes que la Terre ait jamais portées peuplent l’île de Vancouver, en Colombie-Britannique. Ces arbres immenses sont au cœur de cultures millénaires et ont soutenu le développement économique de la côte ouest, mais ils se font de plus en plus rares.

Entre exploitation et conservation, les forêts anciennes qui les ont vus grandir suscitent des débats houleux depuis des décennies.

Nous avons pris la route et un pas de recul, et enfilé nos bottes de randonnée pour suivre les traces des gens qui ont répertorié les plus impressionnants d’entre ces arbres. Pour les voir à travers le regard de ceux qui s’en servent, les étudient et les protègent.

En préparant notre quête, j’ai vite constaté que, sur Google Maps, l’île de Vancouver ressemble à un grand échiquier aux cases irrégulières. Les cases grises des coupes à blanc et celles, d’un vert clair, des forêts de deuxième génération s’enchaînent dans presque toute la région, en dehors des zones urbaines.

En cherchant, on devine aussi la présence des dernières forêts anciennes de l’île dans des cases d’un vert émeraude profond. C’est là, dans le fond des vallées, que poussent les plus grands arbres du Canada.

Une personne au pied d'un arbre géant.
Le Cheewhat Giant dans la réserve du parc national Pacific Rim Photo : Radio-Canada / Frédérik-Xavier Duhamel

Les plus remarquables d’entre ceux qui tiennent toujours debout sont répertoriés dans le registre des grands arbres de la Colombie-Britannique, un outil dont l’existence même me fait sourire. On note la hauteur, le diamètre et l’envergure de la couronne de chaque arbre nommé. Ces mensurations sont combinées dans un score permettant de déterminer les champions de chaque espèce.

Ce registre a été mis sur pied dans les années 1980 par Randy Stoltmann, qui, adolescent, mesurait déjà les grands arbres près de chez lui, à West Vancouver.

Randy était un défenseur de l'environnement actif à une époque où il n'y avait pas beaucoup de conservation, résume Ira Sutherland, le président du comité qui s’occupe aujourd’hui du registre.

C'était un jeune homme incroyablement en forme, qui se délectait de la joie de monter une pente à travers de la végétation dense, se remémore Shane Kennedy, le président de Lone Pine Publishing, l’éditeur de Randy qui l’a accompagné lors de randonnées hors des sentiers battus.

Randy a lui-même dessiné et construit de nombreux sentiers à la lumière de ses aventures afin de rendre ses découvertes accessibles au grand public.

Le registre a mené la province à protéger environ 1500 des plus grands arbres identifiés l’an dernier, mais beaucoup d’autres demeurent vulnérables alors que l’exploitation des forêts anciennes continue en Colombie-Britannique.

Mon intérêt initial a dû découler d'une fascination enfantine pour la grandeur, pour trouver de nouveaux records, écrit Randy en préface de son dernier livre, Hiking the Ancient Forests of British Columbia and Washington. Mais à mesure que je m'aventurais au-delà des parcs locaux dans des forêts plus sauvages, je prenais progressivement conscience de quelque chose de beaucoup plus complexe dont ces grands arbres faisaient partie.

Un arbre ressort de la forêt environnante.

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Big Lonely Doug à Eden Grove, près de Port Renfrew sur l’île de Vancouver Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Un colosse isolé et vulnérable
Un colosse isolé et vulnérable

Port Renfrew est un petit village planté sur la côte ouest de l’île de Vancouver et la capitale autoproclamée des grands arbres du Canada. C’est notre premier arrêt. Nous allons voir Big Lonely Doug, une célébrité locale, de loin l’arbre le plus connu sur notre liste – un livre a même été écrit sur lui. Des autocollants arborant sa silhouette décorent les fenêtres du pub de l’hôtel Port Renfrew, invitant les clients à pratiquer la distanciation physique.

Le climat de presque toute l’île et d’une grande partie du littoral de la Colombie-Britannique est caractérisé par des étés frais, des hivers doux et beaucoup de pluie. Sur la côte ouest de l’île, ces variables sont poussées à l’extrême. Port Renfrew reçoit en moyenne 3500 mm de précipitations par année, soit trois fois plus que Vancouver. Des conditions qui garantissent une longue saison de croissance et des feux moins fréquents. On y trouve les forêts les plus productives au pays. Ce sont des points névralgiques pour la séquestration du carbone et pour la biodiversité, m’explique Suzanne Simard, professeure à la Faculté de foresterie de l’Université de la Colombie-Britannique (UBC).

Nous sommes descendus du traversier à Nanaimo, sur la côte est de l’île. Passé Lake Cowichan, le réseau cellulaire est inexistant et nous roulons sur des routes forestières de gravier sur un peu plus de 60 km vers le sud-ouest. Des camions remplis de billots de bois nous croisent à intervalles réguliers. Les montagnes environnantes seraient bucoliques si elles n’étaient pas défigurées par les coupes à blanc.

Carte identifiant les principaux lieux : Big Lonely Doug, Cheewhat Giant, Carmanah Giant, Port Renfrew, communauté des Ditidaht, parc provincial Carmanah-Walbran et Lake Cowichan.
Carte géographique des emplacements des lieux et des arbres  Photo : Radio-Canada / Martin Labbé

Alors que nous approchons de la côte, les pruches et les sapins qui nous entourent se couvrent de mousse. Leurs branches en portent comme autant de barbes d’un vert gris-bleu à l’ombre, dorées au soleil.

Un arbre géant.
Big Lonely Doug à Eden Grove, près de Port Renfrew Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Doug est un sapin de Douglas côtier (Pseudotsuga menziesii ssp. menziesii), une sous-espèce de conifère dont l’aire de distribution s’étend de la Californie à l’Alaska. Il fait 66 m de haut et près de 4 m de diamètre. Selon le registre des grands arbres, son score en fait le quatrième plus gros sapin de Douglas de la Colombie-Britannique.

Le bois de cette essence d’arbre est dense, dur, rigide et durable, et peut être utilisé pour fabriquer une variété de choses, allant des moulures aux navires.

Dans son livre Clearcutting the Pacific Rain Forest, l’historien Richard A. Rajala explique que pendant près d'un siècle, le sapin de Douglas mature [...] a servi de pierre angulaire aux économies des États et de la province de la côte nord du Pacifique. D’aussi grands que Doug, donc, il en reste très peu.

Mais ce qui rend Big Lonely Doug remarquable – et ce qui lui a valu son surnom (Grand Doug solitaire) –, c’est qu’il se tient, seul et droit, au fond d’une vallée autrement rasée il y a une dizaine d’années. Le défunt ingénieur forestier Dennis Cronin, qui arpentait le terrain en 2011, a décidé de le sauver, reconnaissant peut-être son caractère exceptionnel.

Cime d'un arbre dans un paysage forestier.
La cime de Big Lonely Doug à Eden Grove, sur l’île de Vancouver Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Une occasion manquée

C’est le photographe TJ Watt, se décrivant comme un chasseur de grands arbres, qui a ajouté Doug au registre. Je passe beaucoup de mon temps à explorer les routes secondaires des forêts anciennes de l'île de Vancouver à la recherche de ces arbres record, dit celui qui travaille pour l’organisation environnementale Ancient Forest Alliance. Il était déjà passé par Eden Grove, et est retourné chasser au début de 2012. La forêt venait d'être coupée. Les arbres gisaient sur le sol, les machines étaient là et cet arbre était seul. Je suis donc arrivé peut-être un mois ou deux trop tard. C'était vraiment tragique de voir ça.

C’est que l’Ancient Forest Alliance a été en mesure de protéger Avatar Grove – une autre parcelle de forêt ancienne située tout près – après des mois de campagne. Mais Eden Grove n’était pas encore sur son radar à l’époque. Qui sait, nous aurions peut-être pu garder cette forêt debout, et Big Lonely Doug ne serait pas seul, regrette TJ Watt.

Ayant laissé nos véhicules en bas d’une pente impraticable, nous arrivons à Eden Grove à pied. Quelques autres grands sapins ont été épargnés en bordure de la route forestière. Ils laissent rapidement place à une vue dégagée de la vallée où trône le survivant, isolé et majestueux.

La brume flâne sur les collines de l’autre côté, embrassant les récentes coupes à blanc et les blocs de repousses. En descendant pour admirer Doug de plus près, nous croisons quelques souches de thuyas géants de plus de 2 m de diamètre.

Ce n’est qu’à sa base qu’on peut prendre la pleine mesure de cet arbre. Son tronc massif pourrait facilement dissimuler un des VUS dans lesquels nous sommes arrivés. Il monte et monte, parfaitement droit jusqu’aux premières branches, peut-être 40 ou 50 m plus haut. Son écorce épaisse et rugueuse pourrait résister à un feu de forêt.

Une personne se tient au pied d'un sapin géant.
Ce sapin de Douglas fait 66 m de haut. Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Il est difficile d’évaluer l’âge d’un arbre lorsqu’il est encore debout, donc sans en compter les rayons de croissance. Ira Sutherland, qui est aussi doctorant en foresterie à l’UBC, estime que Doug a au moins 700 ans, et pourrait en avoir plus de 1000. Mais en dépit de ce qu’il a traversé, de la puissance qu’il dégage et de l’émerveillement qu’il inspire, Doug n’en est pas moins fragilisé.

Environ un tiers des arbres laissés en isolement comme ça meurent en l’espace de 5 ans, m’apprend Suzanne Simard. L’absence soudaine de ceux qui ont été ses voisins pendant des centaines d’années le stresse et l’expose à un climat différent, aux vents, aux insectes et aux agents pathogènes. Big Lonely Doug a survécu pendant 10 ans, mais cet arbre est encore très vulnérable.

Un rapport indépendant (Nouvelle fenêtre) publié en avril 2020 a déterminé que, à travers la province, seulement 2,7 % des forêts anciennes sont demeurées intactes.

Aux limites du bloc de coupe, on devine d’autres géants dont la cime émerge de la forêt qui subsiste. Ces arbres peuvent encore compter sur la protection de leurs voisins contre les éléments, mais ils ne bénéficient d’aucun statut pour les tenir à l’abri de la scie.

Il n’y a aucune proposition d’exploitation forestière présentement pour ce bosquet, dit TJ Watt, mais rien ne garantit qu’il n’y en aura pas un jour, à moins que le gouvernement de la Colombie-Britannique ne prenne des mesures pour assurer la protection des forêts comme Eden Grove.

Thuya géant au lac Cheewhat.

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Une espèce emblématique depuis des millénaires Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Une espèce emblématique depuis des millénaires
Une espèce emblématique depuis des millénaires

Nous reprenons la route vers la communauté des Ditidaht, l’une des Premières Nations de la côte ouest de l’île. En chemin, de nombreux propriétaires riverains de Youbou, sur la rive nord du lac Cowichan, ont installé des pancartes antidéforestation en bordure de route. On peut y lire les slogans de la campagne Save Our Holmes (Sauvez notre Holmes), en référence au mont Holmes, une montagne qui trône derrière leurs maisons et risque d’être rasée.

Déjà, de notre côté comme sur la rive sud du lac, les coupes à blanc ont laissé de vastes cicatrices sur le paysage. Passé Youbou, le gravier d’une route forestière tortueuse succède au pavé.

Un jeune homme nous accueille au point de contrôle et appelle Robert Joseph pour lui annoncer notre arrivée. Robert est un ancien chef et actuel négociateur de traité pour les Ditidaht.

Comme pratiquement toutes les Premières Nations de la province, sa communauté est fermée aux visiteurs en raison de la pandémie de COVID-19. C’est pourquoi nous le rencontrons tout juste en dehors, à 60 km à l’ouest de Lake Cowichan.

Voie d'entrée d'une communauté avec un panneau indiquant la fermeture aux visiteurs.
La communauté des Ditidaht est fermée aux visiteurs en raison de la pandémie. Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Deux femmes portant des dossards orangés montent la garde patiemment dans un véhicule aussi poussiéreux que les nôtres. Je vais discuter avec elles pendant que mes collègues préparent l’équipement pour filmer l’entrevue. L’une d’entre elles, le regard rieur, se présente comme Julia Joseph. C’est la sœur de Robert, dont il m’a parlé au téléphone.

Julia tresse l’écorce de cèdre depuis une cinquantaine d’années. Ma mère et ma grand-mère m'ont enseigné, d'aussi loin que je me souvienne, dit-elle. Maintenant, elle essaie de transmettre son savoir aux prochaines générations.

Il se trouve qu’elle travaille sur un chapeau de graduation ce jour-là. Quatre jeunes vont graduer de l’école secondaire de la communauté cette année, et ils auront tous droit à un chapeau d’écorce tressé de ses mains. Tout le monde se relaie pour faire son quart de surveillance au point de contrôle de la réserve, qui comptait 160 habitants au dernier recensement. Julia y est pour cinq heures. Son tressage l’aide à passer le temps.

Julia Joseph tient le canevas d'un chapeau en fabrication.
Julia Joseph, qui est membre de la Première Nation Ditidaht, tresse des chapeaux de graduation. Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Elle devra bientôt se mettre à la récolte d’écorce, qui ne peut être faite que lors d’une courte période au printemps. Tu dois prier l'arbre, tu dois prier la forêt avant d'aller dans la forêt [pour récolter l’écorce], dit-elle. Tu pries pour la protection, pour être guidé afin de trouver ce que tu cherches et de ne pas faire de mal.

Le thuya géant est probablement la chose la plus importante, l'une des plus importantes dans la culture de tout le monde sur la côte ouest, y compris dans celle des Ditidaht, m’explique Robert Joseph.

Le thuya géant (Thuja plicata, aussi appelé cèdre rouge de l’Ouest) est devenu commun dans la région côtière du nord du Pacifique il y a environ 4000 ans – longtemps après les premiers peuples à fouler ce territoire, qui sont arrivés il y a plus de 10 000 ans. Il est toutefois devenu un élément central de nombreuses cultures autochtones du nord-ouest de l’Amérique du Nord.

Robert nous apprend que cette espèce est au sommet de la hiérarchie culturelle en raison de ses multiples usages traditionnels. On peut en faire des maisons, des canoës, des vêtements et des outils pour la chasse, et même en tirer des remèdes. Et je suis sûr que j’en oublie beaucoup, conclut-il.

Le thuya géant est considéré comme sacré pour de nombreuses Premières Nations de la côte ouest, selon la professeure Nancy Turner, ethnobotaniste à l’Université de Victoria (UVic). C’est comme ça avec tous les arbres, qui ont chacun leurs usages. L’écorce du sapin de Douglas, par exemple, était utilisée comme combustible et pour faire des abris chez les Songhees, plus au sud de l’île. Mais le thuya, en raison de ses nombreux usages, revêt un statut particulier.

Tout près de la route, Julia nous montre un de ces cèdres dont l’écorce a été récoltée il y a quelques années. Il est bien droit, de taille moyenne, et les premières branches sont hautes. Nous ne prenons pas plus que ce dont nous avons besoin, et nous ne récoltons pas l’écorce d’un arbre trop petit, précise-t-elle.

Les chercheurs appellent ces arbres des arbres culturellement modifiés Il s’en trouve un peu partout dans la province, portant parfois des cicatrices datant de centaines d’années.

Comme le sapin de Douglas, le thuya géant s’est retrouvé sur le bloc de coupe plus souvent qu’à son tour. Encore aujourd’hui – et malgré un déclin de la récolte depuis 1995 –, c’est l’une des essences les plus lucratives exploitées en Colombie-Britannique, générant plus d’un milliard de dollars par année. La vaste majorité des produits du thuya – des bardeaux et du bois d'œuvre, entre autres – sont exportés aux États-Unis.

Base d'un thuya géant.
L'écorce du plus gros thuya géant du monde, dans la réserve du parc national Pacific Rim Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Le géant du lac Cheewhat

Notre prochain arrêt se trouve tout juste à l’intérieur des limites de la réserve de parc national Pacific Rim, près du lac Cheewhat. La route accidentée et sinueuse semble interminable, mais notre destination en vaut la peine. Nous rendons visite au plus gros arbre connu du pays – également le plus gros thuya géant du monde –, surnommé le Cheewhat Giant.

En 1988, la Colombie-Britannique adoptait le thuya géant comme arbre officiel. La même année, le Cheewhat Giant était découvert par Maywell Wickheim, un ancien bûcheron passionné de plein air et actif dans sa communauté aujourd’hui décédé.

Nous surveillons de près le GPS et le côté nord de la route, mais nous manquons quand même l’entrée du sentier au premier passage. Nous garons le véhicule et revenons sur nos pas en marchant pour le trouver. Il est marqué par un petit drapeau canadien et un écriteau fait à la main indiquant que l’arbre que nous cherchons se situe tout près.

Le sentier est étroit, boueux et glissant. Nous peinons à avancer entre les buissons denses sur les premiers mètres. Des arbres ont été coupés jusqu’aux limites du parc, mais depuis le temps, la végétation a recouvert les souches que Randy Stoltmann décrit dans ses livres. Il écrit que l’une d’elles compte 1212 anneaux de croissance, mais que puisque le tronc est creux – ce qui n’est pas rare chez les cèdres matures –, son âge au moment de la coupe est estimé à environ 1400 ans.

Le ciel est dégagé, mais il fait frais dans l’ombre du sous-bois humide. Une paroi végétale apparaît devant nous, tapissée de fougères poussant à la verticale. Notre vidéaste comprend tout de suite qu’il s’agit des racines d’un arbre tombé depuis longtemps. Même couché, il est deux fois plus haut que moi.

La forme du tronc des cèdres, avec ses renflements et rainures, leur donne un aspect particulièrement vivant, organique. L’arbre déraciné me fait penser à une gigantesque carcasse d’animal, un animal mythologique plus grand qu’une baleine bleue.

Nous croisons une douzaine d’autres thuyas géants matures debout, certains morts et pourrissant tranquillement sur place, mais la plupart toujours solides. Le bois du thuya géant se décompose très lentement – c’est l’une de ses qualités les plus prisées –, de sorte que souvent, les arbres morts forment plus de la moitié de la biomasse d’une vieille forêt pluviale, fournissant habitats et nutriments aux autres espèces. Des pruches et quelques épicéas de bonne dimension complètent le tableau.

Outre ce que l’on voit, les sons ambiants nous frappent par leur richesse. Bourdonnements, picorages, froissements, chants; les oiseaux abondent dans la canopée et ne se gênent pas pour se faire entendre. Le contraste entre cette forêt et les alentours décimés et silencieux de Big Lonely Doug est remarquable.

Ce que nous avons constaté, c’est qu’il y a une forte baisse de la biodiversité après une coupe à blanc, explique Suzanne Simard. Les oiseaux et les animaux, si ce sont des espèces dépendantes des forêts anciennes – et elles sont nombreuses –, où vont-ils? Beaucoup d'entre eux meurent.

Nos bruyants hôtes peuvent cependant chanter tranquilles; cette zone fait partie des moins de 16 % du territoire de la Colombie-Britannique qui sont actuellement protégés.

Une paire de thuyas géants poussant côte à côte nous impressionne particulièrement. Ces arbres semblent monter la garde devant le plus vénérable d’entre eux, que nous distinguons plus bas. Une fois que nous l’apercevons, il n’y a plus de doute : c’est bien lui, le géant du lac Cheewhat.

Un arbre géant dans une forêt.
Cet arbre surnommé le Cheewhat Giant de la réserve du parc national Pacific Rim est le plus gros arbre connu du Canada. Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Une petite pancarte jaune de Parcs Canada nous le confirme en anglais et dans un français mal traduit. Il nous domine de ses 56 m de haut et près de 6 m de diamètre. On imagine bien que, si on le coupait, sa souche pourrait être vidée et aménagée en petite maison, comme on peut le voir dans des photos d’archives de la côte ouest.

L'échelle de cet arbre défie la logique ou la compréhension, dit TJ Watt, qui est allé à sa rencontre plusieurs fois. C’est juste un mur de bois. Je ne peux qu’être d’accord avec lui. Plus qu’un arbre, on croirait une forteresse végétale dont le tronc noueux est fait de multiples colonnes liées.

D’un côté, son ventre s’ouvre et laisse apparaître un cœur ayant commencé à se décomposer, même si l’extérieur demeure bien vert. C’est que le géant se fait vieux – au moins 1300 ans, mais peut-être plus de 2300 ans selon Ira Sutherland. Il était vraisemblablement déjà millénaire lorsque l’explorateur anglais James Cook est débarqué sur l’île, en 1778.

J'ai fait beaucoup de chasse aux grands arbres et d'exploration dans la forêt autour de ce lac au cours des dernières années dans l'espoir d’en trouver un potentiellement encore plus gros, me raconte TJ Watt. Pas de chance, jusqu’à présent. Quelques autres arbres sont vraiment massifs, mais il est difficile à battre.

Le Randy Soltmann Commemorative Grove au parc provincial Carmanah-Walbran.

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Un arbre mythique Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Un arbre mythique
Un arbre mythique

Nous sommes apparemment les seuls visiteurs du parc provincial Carmanah-Walbran ce matin-là. L’autre véhicule dans le stationnement est la camionnette du garde forestier. Après notre visite au lac Cheewhat, nous avons continué de rouler vers l’ouest et sommes maintenant à un peu moins de 100 km de Lake Cowichan. Le long trajet par les routes forestières et l’absence de réseau font cependant de ce parc un lieu plus reculé que ce que la distance seule peut traduire.

Dès les premiers mètres du sentier, nous croisons quelques thuyas géants matures. Ils seraient impressionnants n’importe quel autre jour, mais ils font pâle figure à côté des titans que nous venons de rencontrer au lac Cheewhat.

Le sentier s’enfonce dans la vallée. Nous longeons la rive sud du ruisseau Carmanah vers l’océan, en espérant nous rendre au Carmanah Giant. Avec ses 96 m, cet épicéa de Sitka (Picea sitchensis) est l’arbre le plus haut répertorié au Canada.

Il est majestueux. Il est immense. Vous vous demandez presque, quand vous le voyez, comment les gens ne l'ont pas trouvé, me raconte l’éditeur Shane Kennedy, enthousiaste. C’est que nous ne sommes pas les premiers à essayer. D’autres randonneurs ont tenté de s’y rendre récemment, sans succès, puisque le sentier n’est plus aménagé jusqu’à lui.

Un écriteau près d'un sentier dans une forêt.
Le Randy Soltmann Commemorative Grove au parc provincial Carmanah-Walbran Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Randy avait l'habitude de parler d'un conte mythique, de cet arbre géant, se souvient Shane. C'était juste une rumeur, c'était de la mythologie et personne ne savait où il était, mais il s'est mis à essayer de le trouver, et il a réussi.

Difficilement accessible, l’arbre se trouve pourtant tout près du populaire sentier de randonnée West Coast, qui longe la côte sud-ouest de l’île de Vancouver. Randy Stoltmann, dans ses livres, donne le crédit de la découverte à des ingénieurs forestiers qui arpentaient le terrain à la fin des années 1980.

Ces ingénieurs travaillaient pour MacMillan Bloedel, alors une compagnie forestière vancouvéroise, qui prévoyait d'abattre la forêt ancienne de cette vallée. Randy et d’autres écologistes liés au Western Canada Wilderness Committee se sont rapidement mobilisés. Ils ont bloqué la construction de routes forestières et créé des sentiers pour faire connaître l’endroit. MacMillan Bloedel a été forcée de reculer, et le gouvernement de la Colombie-Britannique a créé un parc provincial en 1990, qui a été agrandi en 1995.

Passerelle de bois dans une forêt.
Ce sentier mène au Randy Stoltmann Commemorative Grove dans le parc provincial Carmanah-Walbran. Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

En partie grâce aux efforts de Randy, donc, nous avons le luxe de suivre un sentier. De grands pans sont faits de planches à moitié pourries, humides et glissantes, de toute évidence peu entretenues. Certaines manquent; d’autres sont instables sous nos pas. Elles pourraient avoir été posées par Randy lui-même avant la création du parc.

Le sentier nous mène néanmoins jusqu’aux premiers épicéas de Sitka géants. Leurs troncs sont ronds et lisses, renflés à la base puis parfaitement cylindriques et couverts de mousse. Vus du sol, ils ne sont pas aussi imposants que ceux des thuyas géants matures, mais ils sont imbattables sur la hauteur. Beaucoup d’entre eux font plus de 70 m. Même en renversant la tête, on ne peut en voir la cime.

Le bois de l'épicéa de Sitka est léger, doux, relativement résistant et flexible. Il est utilisé pour la construction de bâtiments et de navires. En vertu de ses propriétés acoustiques, on en fait également des instruments de musique tels que des violons et des guitares.

Traditionnellement, le bois d’épicéa était utilisé par des Premières Nations côtières pour faire des pièces de harpon et d’autres outils. Les Haida et les Tlingit fabriquaient des chapeaux et des paniers avec les racines. Les Ditidaht et d’autres Premières Nations Nuu-chah-nulth – un groupe de 14 nations de la côte ouest de l’île de Vancouver – se servaient des branches lors de danses cérémoniales pendant lesquelles les danseurs tentaient d’effrayer les spectateurs.

Nous prenons un détour pour aller voir Heaven Tree, un épicéa dont le tronc fait un respectable 3,5 m de diamètre. Une plateforme protège ses racines fragiles des bottes des randonneurs. Un peu plus loin, un vieux panneau indique toujours Heaven Grove, bien que l’endroit ait été rebaptisé en 1995 en l’honneur de Randy. Le Randy Soltmann Commemorative Grove est un bosquet d’épicéas spectaculaire, avec cinq ou six colosses qui poussent tout près les uns des autres. Le plus haut d’entre eux fait 81 m.

La proximité de ces colonnes peintes de vert par le lichen donne un caractère fantastique à cette forêt, sans doute la plus belle dont j’ai foulé le sol. Elle paraît tout droit sortie de l’univers de Tolkien.

Une rivière d'un vert éclatant dans un paysage forestier.
La rivière Carmanah dans le parc provincial Carmanah-Walbran Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Le sentier s’arrête aujourd’hui après ce bosquet. Nous essayons de suivre les vestiges de l’ancien sentier, construit il y a plus de 30 ans, qui devrait mener jusqu’au géant mythique. Il devient rapidement impraticable et nous poursuivons dans le lit de la rivière.

Nous tentons d’avancer sur les galets, mais nous devons aussi nous mouiller les pieds. L’eau est cristalline, bleutée sous le ciel dégagé. Forcés de retourner dans la forêt quand la rive devient trop étroite, nous peinons à retrouver les restes du sentier. Nous avançons trop lentement pour le temps que nous avons. Savoir qu’il existe devra nous suffire.

La compagnie forestière Macmillan Bloedel n’a pas jugé bon de demander son avis à la population avant de couper des arbres dans le secteur de Fairy Creek. Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Des luttes qui se poursuivent
Des luttes qui se poursuivent

Randy n'était pas un environnementaliste théorique ou politique, c'était un gars qui aimait la nature et le plein air, affirme Shane Kennedy. Il aimait parler avec les bûcherons lorsqu’il croisait une équipe sur une route forestière, et pouvait rallier des gens de tous les horizons.

C'est vraiment inspirant de lire ses histoires et les lieux qu'il a explorés et mis sur la carte. Des endroits comme Carmanah, qui ne seraient peut-être pas là aujourd'hui sans Randy, dit TJ Watt. J’essaie de suivre ses traces de plusieurs façons, mais c’est une grande pointure à chausser.

Randy Stoltmann est mort dans une avalanche dans les environs de Kitlope, en Colombie-Britannique, en mai 1994. Il était parti tout juste après avoir déposé le manuscrit de son dernier livre, et prévoyait traverser la région en ski de fond. Il avait 31 ans.

Avec ses livres, le registre des grands arbres, le parc Carmanah-Walbran et d’autres, il laisse derrière lui un héritage riche – mais complexe.

Aujourd’hui, la nation Ditidaht est en processus de négociation de traité avec la province et elle aimerait être impliquée dans la gestion du parc. Car bien que ce dernier se trouve sur le territoire traditionnel de son peuple, Robert Joseph soutient que celui-ci n’a jamais été consulté au sujet de sa création. Ce que confirme Jack Thompson, qui était chef quand le parc a vu le jour et lors de son expansion, dans les années 1990.

Cela dit, selon lui, la compagnie forestière Macmillan Bloedel n’a pas jugé bon de demander son avis à la population avant de couper des arbres dans le secteur. Les décisions n’étaient prises qu’entre l’industrie et le ministère des Forêts à l’époque.

Si la vallée de Carmanah est maintenant protégée, d’autres zones font l’objet d’exploitation et de luttes entre environnementalistes et bûcherons ces jours-ci. Aux dires mêmes du gouvernement, plus du quart du bois produit en Colombie-Britannique chaque année vient de forêts anciennes. Le Western Wilderness Committee a récemment déterminé que la superficie de forêts anciennes pour lesquelles on a approuvé l'exploitation forestière a augmenté de 43 % au cours de la dernière année. Ce sont des forêts qui mettraient des centaines d’années à se régénérer.

À l’été 2020, des activistes ont commencé à ériger des barrages routiers afin d’empêcher la coupe de forêts anciennes par la compagnie forestière Teal Jones entre Port Renfrew et Lake Cowichan. Ils protègent notamment le bassin versant de Fairy Creek, l’une des rares vallées encore intactes – sans faire partie d’un parc protégé – dans le sud de l’île de Vancouver.

Solene debout au barrage de Fairy Creek, recouvert d'affiches de manifestation.
Solène est l’une des activistes présentes au barrage routier de Fairy Creek. Photo : Radio-Canada / Camille Vernet

Les barrages se trouvent principalement sur le territoire traditionnel de la Première Nation Pacheedaht, une communauté autochtone située à Port Renfrew. Des chefs ont dénoncé les activistes comme empiétant sur leur souveraineté dans une lettre ouverte en avril. Certains membres de la nation appuient cependant le mouvement depuis ses débuts.

Robert Joseph, lui, se montre ambivalent par rapport à la cause de ces militants. Nous ne sommes pas des écologistes , dit-il en parlant de la nation Ditidaht. Au moins un des barrages, érigé dans la vallée Caycuse, se trouve sur leur territoire traditionnel. Mais le fait est que les écologistes existent parce qu’il n’y a jamais eu d’approche durable de l’exploitation forestière, insiste l’ancien chef.

Julia Joseph, quant à elle, n’était pas impliquée dans les manifestations lors de notre dernière conversation, mais elle n'excluait pas non plus de s’y joindre. Il reste un si petit pourcentage de forêts anciennes. Pourquoi veulent-ils tout prendre? Qui reçoit cet argent? Certainement pas moi; je vis dans une caravane d'une chambre.

Dans les jours suivant notre visite, Julia voulait aller récolter de l’écorce de cèdre dans le secteur, en territoire ditidaht, mais elle s’est retrouvée face aux policiers, qui ont bloqué des routes en amont de leurs opérations afin de déloger les manifestants. Ils ne voulaient pas nous laisser passer. Mais ils ont laissé passer les camions forestiers et les médias, ce qui m'a vraiment rendue triste, me raconte-t-elle au téléphone. Si vous voulez faire tomber ces arbres, est-ce que je peux d’abord en retirer l’écorce?

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