Le spectatorisme: quand se regarder (en pensée) pendant le sexe crée des blocages

Amélie Micoud Journaliste

Complexes, désir de performance, projections… Les raisons qui mènent au spectatorisme, le fait de se regarder faire l’amour dans un dialogue interne, peuvent être multiples et parfois conjointes. Si ces pensées parasites pendant le sexe arrivent à tout le monde, elles peuvent devenir envahissantes au point de gêner l’accès au plaisir.

Vous êtes en pleins ébats, votre partenaire semble prendre du plaisir – avec vous en l’occurrence – mais rien à faire, vous avez du mal à être vraiment présent. Vous pensez à votre ventre qui, dans cette position, n’est pas à son avantage, et ne parvenez pas vraiment à ressentir du plaisir, trop focus sur votre apparence physique.

Autre cas de figure, parfois lié au premier: vous voulez montrer à votre conquête que vous assurez au lit. Sauf que ça va tellement loin que vous voilà à réaliser des figures techniques, un programme dont vous avez la parfaite chorégraphie en tête, comme au patinage artistique. Pourquoi pas? Si ça fait monter son plaisir et le vôtre. Sauf que, malgré tout le mal que vous vous donnez, vous n’en avez justement pas, de plaisir. Ou si peu.

Auto-focalisation

Ce type de situation pendant le sexe, que tout le monde connaît un jour ou l’autre, s’appelle le spectatorisme, ou spectatoring en anglais. On trouve finalement assez peu de littérature scientifique sur le spectatorisme, en comparaison avec d’autres sujets ayant trait à la sexualité. Le concept « d’estime de soi sexuel » étant relativement récent, apparu progressivement à travers la recherche autour des questions de femmes, de poids, de traumatisme sexuel…

Le spectatoring a été décrit pour la première fois en 1970 par William Masters et Virginia Johnson, les pionniers de la sexologie. Selon la définition, le spectatorisme c’est se regarder faire l’amour, accompagné d’un dialogue anxieux, interne et conscient de soi.

Dans un article paru dans la revue américaine Psychology today, la psychologue et professeure à l’université de Floride Laurie Mintz explique que « le bavardage interne peut inclure des inquiétudes concernant son corps (« Je me demande s’il trouve que j’ai l’air grosse ») ou concernant ses performances sexuelles (« Il doit s’ennuyer, je mets trop de temps à jouir » ; « Est-ce qu’il aime la façon dont je le touche? »). Pendant le spectatorisme, une personne surveille intentionnellement son partenaire et elle-même. »

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Tous spectatoristes?

Pour Cécile, 38 ans, célibataire depuis un an, le spectatorisme est quelque chose de banal: « Il me semble que c’est quelque chose que tout le monde vit à un moment donné, non? Ça ne touche pas une catégorie de personnes, et puis ça dépend du partenaire, de la confiance que tu as en l’autre, de ton bien-être, etc. Ça me semble normal que ça arrive à un moment ou à un autre dans une relation. Pour ma part, il m’est arrivé de nombreuses fois d’être spectatrice pendant l’amour. Il est impossible d’être dans le ressenti quand on est dans la pensée, dans l’intellectuel. C’est comme la méditation. Tu ne peux pas et penser, et te concentrer sur des sensations physiques de respiration. Ou alors tu es dans le fantasme, et tu t’excites avec ta pensée. »

Se mettre à distance et devenir spectateur de choses qu’on vit dans de nombreuses situations de la vie, pas seulement pendant une relation sexuelle, est en effet un phénomène courant. Marie, 35 ans, en couple, confie avoir vécu du spectatorisme lors de nouvelles relations. « Les premières fois avec un partenaire, il m’est rarement arrivé d’atteindre l’orgasme. Je peux avoir du plaisir mais je suis surtout focus sur mon physique, ce que doit en penser l’autre, comment être à mon avantage et assurer sexuellement parlant. Je n’ai jamais vécu ça comme une expérience désagréable pour autant, c’est juste que dans une relation sexuelle il y a un autre, et lorsqu’on se confronte à l’autre dans toute sa vulnérabilité, il est difficile d’être à fond focus sur ses sensations, sur son plaisir et rien d’autre. C’est un peu comme une insomnie, le cerveau ne s’arrête plus! (rires). »

Marie assure que cette auto-observation – fantasmée, puisqu’elle ne se voit pas vraiment elle-même en réalité – ne dure pas quand elle prend confiance au fur et à mesure que la relation s’installe. « C’est un avantage que je vois à avoir un partenaire sur la durée: je n’ai plus (ou peu) de complexes puisque mon partenaire me connaît par cœur. Je peux être à 100 % dans le ressenti. »

Selon Valérie Lheureux, sexologue à Bruxelles, le spectatorisme peut intervenir à n’importe quel moment d’une relation. Et il faut, selon elle, différencier simple distanciation, parfois nécessaire pour accéder au plaisir, du spectatorisme, qui, lui, implique une auto-critique. « Certaines personnes n’arrivent à jouir qu’en se distanciant. Une patiente qui officiait dans l’industrie du porno m’a un jour confié que si son corps pouvait jouir à deux, son esprit n’était pas dedans, et qu’elle avait besoin de s’éloigner de ce qu’elle était en train de faire et le voir. »

C’est donc quand il y a un retentissement sur la sexualité de la personne et/ou du couple que cette mise à distance pendant l’acte se fait problématique. Selon la sexologue, il y a « pathologie » si le patient se sent mal avec ça. Quand le spectatorisme devient quasiment systématique, et qu’il empêche d’accéder au plaisir et à l’orgasme. « Ce sont des personnes qui n’arrivent plus à avoir une fonctionnalité sexuelle « normale », explique Valérie Lheureux. C’est comme si la personne se dédoublait, avec un moi qui est dans l’acte physique, et un autre moi qui regarde, qui est voyeur et qui se juge lui-même. « Est-ce que je prends une bonne pose? » « Est-ce que je suis jolie comme ça? »

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Complexes, projections et désir de contrôle

La question des complexes est sans doute l’une des raisons les plus répandues du spectatorisme. La recherche a démontré un lien de corrélation entre image corporelle (estime corporelle) et estime de soi sexuelle. Le souci du poids, la condition physique, l’attrait sexuel et les pensées sur le corps pendant l’activité sexuelle peuvent prédire la satisfaction sexuelle, notamment chez les femmes. Sans surprise, une femme ayant une bonne image physique d’elle-même subit moins ces pensées parasites, et est sexuellement plus satisfaite.

Valérie Lheureux confirme qu’il est en effet difficile de lâcher prise avec des partenaires dont on pense qu’ils peuvent être jugeant, surtout si on l’est nous-mêmes vis à vis des autres. « On se plaint d’être dans une culture où le corps de la femme subit les diktats, mais beaucoup de femmes se jugent les unes les autres et, finissent par se juger elles-mêmes. Elles peuvent alors passer à côté de leur plaisir parce qu’elles se disent que leur partenaire va voir leur cellulite. En consultation, elles sont nombreuses à me dire que les positions où elles pourraient avoir du plaisir sont les positions où elles se sentent moches. » Et puis le corps change. Les fluctuations de poids, la maternité, le vieillissement… On peut ainsi n’avoir jamais souffert de spectatorisme et en souffrir un jour.

Et la piste des traumatismes ou simplement des mauvaises expériences? « Le corps est toujours un symptôme, répond la sexologue. Si le corps dans sa globalité n’est pas en sécurité, en confort, sa meilleure façon de se mettre à l’abri va être de se renfermer. Des expériences négatives ou des événements traumatisants peuvent amener le sujet à se dissocier. Un ado qui a vu une photo de lui dénudé tourner sur les réseaux sociaux, une mauvaise expérience de la pornographie… Tout ça peut créer une dissonance: d’un côté l’envie de se voir, de l’autre l’idée que si quelqu’un peut nous voir, ça bloque instantanément. »

Il m’est arrivé d’avoir l’impression qu’il n’était pas vraiment avec moi mais dans un film qu’il se faisait tout seul.

Enfin, la quête de performance et le désir de contrôle ne sont pas en reste, et se mêlent parfois aux complexes. Marie nous confie avoir été en couple avec un homme qui avait du mal à être dans du « sexe simple »: « J’ai pris beaucoup de plaisir avec lui, mais j’avais toujours l’impression d’être dans une scène d’amour au cinéma. Au début c’est chouette, mais ça finit par lasser. Pas besoin d’en faire des caisses! C’était comme s’il devait assurer (pour qui? Pour quoi?), et trouver des artifices pour prendre son pied: sex toys, fantasmes, mises en scène… Il m’est arrivé d’avoir l’impression qu’il n’était pas vraiment avec moi, malgré son plaisir évident chaque fois qu’on faisait l’amour, mais dans un film dans lequel je jouais qu’il se faisait tout seul. »

Pour Valérie Lheureux, les codes actuels peuvent jouer. Avec les réseaux sociaux et les applis de rencontre, les gens font des rencontres rapidement sexuées. « On voit la personne une fois pour un date, puis une deuxième fois et, en général, on va jusqu’au bout. Et là, il est possible qu’on soit trois au lieu de deux, explique la sexologue, la personne qui regarde ce que je suis en train d’oser faire, la personne qui est dedans et qui ne vit peut-être pas ses sensations pleinement, et enfin l’autre dont on ne sait pas très bien comment lui vit le moment. »

Les hommes aussi ont des angoisses de performance, et parfois, comme dans le cas de Marie, on interprète ce que l’autre peut penser. La sexologue donne l’exemple d’un homme qui se répète qu’il faut qu’il n’éjacule pas trop vite, sa partenaire sent alors qu’il n’est pas connecté, et peut l’interpréter contre elle.

Confiance et pleine conscience

Pour retrouver une sexualité épanouïe, on peut heureusement travailler sur les complexes, afin d’arriver à une acceptation du corps et retrouver cette estime sexuelle sans être condamnés à l’amour dans le noir ou à simuler. Valérie Lheureux conseille parfois à ses patients, mal à l’aise avec leur image corporelle, de se rendre dans des centres wellness avec zones naturistes. « C’est une expérience qui n’est pas transgressive et qui permet de voir des corps de tous genres, de tous âges, et de remettre les pendules à l’heure en quelque sorte. Il y a aussi des photographes qui travaillent sur l’image de soi, en mettant en avant les points forts sans masquer les points faibles. On peut aussi utiliser le miroir. D’abord seul. On conseille par exemple aux jeunes femmes de s’observer déjà, pour apprendre à aimer leurs parties intimes dont elles ont parfois honte. On peut, pourquoi pas, initier un acte sexuel seul en se regardant, de loin si on est plus à l’aise… »

Votre estime se joue aussi en fonction de ce que vous renvoie votre partenaire

Approfondir l’aspect relationnel du couple est également essentiel pour ne plus être coincé dans une tendance au spectatorisme. La personne doit ressentir un sentiment de sécurité interne avec son ou sa partenaire, pour être vraiment elle-même. « Il y a la qualité de notre relation à nous-même, notre façon de bouger, notre rapport au corps, mais il y a aussi la qualité de notre relation avec l’autre. Votre estime se joue aussi en fonction de ce que vous renvoie votre partenaire », explique encore la sexologue, illustrant son propos avec l’exemple d’un partenaire qui vous renverrait à la figure votre prise de poids ou votre cellulite. Difficile alors de ne pas y penser pendant les rapports intimes! Il ne s’agit donc pas de gommer les défauts, mais d’avoir confiance en son partenaire, pour parvenir à se laisser aller.

Enfin, s’entraîner au mindful sex, ou sexe en pleine conscience, peut permettre de mettre fin au sexe en tant que spectateur. C’est l’objet de l’article de la psychologue Laurie Mintz évoqué plus haut. Celle-ci conseille de s’entraîner, d’abord lors d’activités quotidiennes aussi banales que faire la vaisselle, manger ou prendre une douche. S’immerger dans les sensations offertes par l’eau chaude, l’odeur du savon, le goût d’un aliment… « La recherche suggère que la partie du cerveau conscient qui s’éteint juste avant l’orgasme est la même que celle qui s’éteint lorsque l’on médite, que l’on se concentre intensément ou que l’on est attentif d’une manière ou d’une autre », explique la psychologue dans un article pour Oprah Daily How to Use Your Brain to Have Better Sex. Certains parlent même d’orgasme cérébral, auquel on parviendrait par la pensée, ou avec d’autres techniques comme l’ASMR ou la méditation tantrique.

Et bien sûr, avant tout, on ne se met pas la pression, et on ne doit pas hésiter à consulter si le retentissement du spectatorisme sur la vie intime est trop fort.

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