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Guillaume Sibertin-Blanc/ Pratiques de la ville et inconscient urbain META: RESEARCH IN HERMENEUTICS, PHENOMENOLOGY, AND PRACTICAL PHILOSOPHY VOL. II, NO. 2 / 2010: 287-315, ISSN 2067-3655, www.metajournal.org Pratiques de la ville et inconscient urbain : déplacements de l’utopie dans le discours critique de l’urbanisme* Guillaume Sibertin-Blanc Université Toulouse II – Le Mirail Abstract City Practices and Urban Unconscious: Utopia Shifts to Urban Critical Discourse This article tackles the critical approaches to urbanism as power/knowledge developed since the 1960-1970 based on the instruments of semiological and psychoanalytical analysis. From this viewpoint, we come back to the classic analyses of F. Choay on the mechanisms of utopia – as in the case of Thomas More’s Utopia, also a turning point – as textual fathering matrix and matrix of urban writings in terms of modernist architecture and the constitution of urban rationality. We particularly try to update the unique articulation operated between textual process and spatial projection: making the hypothesis that the impossibility to unify the graphical space of significances and the purposeful space of movements defines the place of an “urban unconscious”, we analyze the means of utopian writing to force this impossible unification and the repressing tendencies that reoccur both in the text and the city and symptomatically touch building desires, historicity, and spatial inscription of power. Keywords : utopia, city, power/knowledge, unconscious, urbanism, Françoise Choay, Michel de Certeau * Ce texte est tiré d’une communication prononcée lors des Ateliers francoroumains sur la condition urbaine : « Habiter en passant : La ville au défi de l’habitation et de la migration », qui se sont déroulés à l’Université d’Architecture et d’Urbanisme Ion Mincu de Bucarest les 17 et 18 octobre 2008. 287 META: Research in Hermeneutics, Phenomenology, and Practical Philosophy – II (2) / 2010 1. Critique de la raison urbaniste Les réflexions proposées ici s’inscrivent dans l’espace de discussion critique de l’urbanisme « moderniste », ou de ce que l’on peut appeler par commodité la critique de la raison urbaniste. Entendons par là les différentes manières de procéder à l’examen des prétentions scientifiques du discours urbaniste, de lui demander les titres de légitimité de ces prétentions, de l’extension et des bornes du pouvoir que ces titres entendent fonder. Cet examen critique peut partir directement des écrits théoriques fondateurs qui en ont défini dans les années 1920-1930 l’autonomie théorique et les objectifs principaux. Il peut même faire remonter ces écrits fondateurs plus haut dans le XIXe siècle. Il peut encore rejoindre ces textes en partant des projets singuliers et des réalisations ultérieures qui peuvent y être rattachés, en particulier dans les décennies d’après-guerre sous les facteurs conjugués des reconstructions d’après-guerre en Europe et de la nouvelle phase d’expansion du capitalisme industriel, donc d’expansion économique et démographique des agglomérations urbaines, voire d’urbanisation tout court dans l’industrialisation des pays du « capitalisme périphérique ». Sans nullement prétendre à l’exhaustivité, et pour restreindre simplement mon angle d’approche, je distinguerai au préalable schématiquement trois versants de cette critique de la raison urbaniste, trois courants critiques parfois combinés entre eux avec des accents variables. Un premier courant critique s’est tourné contre l’objectivisme du savoir urbaniste, en lui reprochant de sacrifier à l’ambition de rationalisation des projets bâtisseurs selon des critères démographiques et économiques, tout souci de ses répercussions sur la vie psychique des individus et des groupes (Choay 1965, 65-71). Que l’on songe ici aux travaux de psychologie urbaine et aux nombreuses enquêtes menées outreAtlantique dans les années 1950-1960 instruisant les effets des structures de l’espace bâti sur les comportements et les dispositions psychiques des habitants : par exemple les incidences de la standardisation et de l’homogénéisation des espaces dénoncées comme des causes de dédifférenciation psychique ou d’asthénie, d’ennui ou de stress ; les grands 288 Guillaume Sibertin-Blanc/ Pratiques de la ville et inconscient urbain ensembles monofonctionnels perçus comme un facteur d’aggravation de l’alcoolisme ; ou encore les espaces verts trop grands et déserts comme un facteur de développement de la délinquance et de la criminalité, etc. Inutile de multiplier les exemples : quelle qu’ait été l’importance historique de ces études critiques, elles ont ceci de notable qu’elles appartiennent pleinement à l’espace épistémique des discours urbanistes auxquels elles entendent s’opposer, et dont elles reprennent l’un des présupposés majeurs, celui qu’exprime le concept d’hygiène mentale. En effet, la critique de la raison urbaniste vient ici s’annexer un mouvement plus général de codage médical des problèmes sociaux, par quoi elle se borne à renverser simplement, sans rien y modifier dans le fond, le lien conatif des théories urbanistes modernistes avec un discours hygiéniste et clinique, qui ne cesse de faire retour dans l’inépuisable thématique de la ville malade, et de l’urbanisme thérapeute, l’urbanisme médecin des habitants malades de et par leur ville. Distinguons un second courant critique, dont la signification est plus directement politique, et qui met en question la raison urbaniste dans deux directions complémentaires. D’une part, on s’attache à rapporter l’arbitraire de ses principes à l’idéologie qui anime intérieurement la « scientificité » dont elle se pare : culte de la technique, standardisation des modes de vie, valorisation plus ou moins explicite de l’efficacité et du rendement qui tend à faire des structures du bâti urbain un instrument de production et de « la ville » un rapport de production interne aux formes d’exploitation de la force de travail. D’autre part, on s’emploie à mettre au jour dans la spécialisation d’un savoir urbaniste (et dans les compromis divers entre son intégration dans les appareils administratifs et politiques d’État et son appropriation par des groupes d’intérêt économique privés) un procès d’expropriation portant non seulement sur les moyens de production, mais sur les moyens d’habitation, d’occupation, d’investissement pratique, existentiel, symbolique et affectif des espaces de vie. Forme, si l’on veut, de prolétarisation larvée au cœur des sociétés dites d’abondance, dont on trouve par exemple l’une des dénonciations les plus virulentes chez les situationnistes. Sans doute ces derniers ne sont-ils pas 289 META: Research in Hermeneutics, Phenomenology, and Practical Philosophy – II (2) / 2010 indifférents à la première orientation critique évoquée précédemment, à la différence près cependant – et elle est déterminante – que la « psychogéographie » situationniste ne reprend pas simplement l’idée ancienne d’un déterminisme de la vie psychologique par l’environnement urbain, mais l’intègre dans une « praxis » spécifique. La psychogéographie est indissociable d’une expérimentation active, dont les protocoles et les résultats sont d’ailleurs explicitement conçus par Debord comme un simple moment à l’intérieur d’un processus de réappropriation révolutionnaire par les dominés de leur espace de vie non moins que des appareils de production. Une troisième perspective critique se singularise par la focalisation de son questionnement sur la conceptualité fonctionnaliste qui domine le discours urbaniste moderniste ou « progressiste ». Contestant la rigueur apparente des concepts de forme et de fonction, d’usage et de besoin, elle s’attache en particulier à montrer combien ces concepts, par eux-mêmes vagues et généraux, sont en réalité toujours surdéterminés par des systèmes de significations qui ouvrent l’espace et les formes urbaines sur une profondeur sémiologique et historique. Imposant une réévaluation de l’historicité des sites d’implantation, dont la (dé)négation par les projets urbanistes fut si souvent décriée, cette approche critique attire l’attention sur les valeurs expressives, signifiantes, symboliques incarnées dans la morphologie urbaine, ou pour le dire inversement, sur la manière dont les signes et les significations organisent intérieurement aussi bien les rapports fonctionnels que perceptifs, comportementaux, ou même fantasmatiques et oniriques, à l’espace urbain. L’opposition ne passe donc pas ici entre des significations qui seraient « subjectives », et des fonctions sociales et économiques qui seraient plus « objectives ». La significativité des morphologies urbaines renvoie plutôt à des structures signifiantes qui par elles-mêmes ne sont ni subjectives ni objectives, mais qui déterminent les formes subjectives et objectives de spatialisation, – qui font donc que les rationalités « objectives », fonctionnelles, socioéconomiques, institutionnelles, ne sont jamais complètement séparables de coordonnées signifiantes et symboliques de l’espace, et qu’inversement les investissements 290 Guillaume Sibertin-Blanc/ Pratiques de la ville et inconscient urbain subjectifs, phénoménologiques et même inconscients de l’espace travaillent directement dans les structures objectives du bâti. Tel est du moins le champ d’études qu’ouvrent en France, au tournant des années 1960-1970, les communications disciplinaires, qu’un Roland Barthes par exemple appelait de ses vœux en 1967, entre l’étude des systèmes sémiotiques qui avaient déjà conquis maintes recherches en anthropologie culturelle et en psychanalyse, et les réflexions sur l’espace urbain et sur l’architecture1. C’est sur cette dernière perspective que l’on se penchera ici plus précisément, en considérant deux prolongements qui lui ont été donnés à la fin des années 1970 et qui, par des biais sensiblement différents mais qu’il n’est peut-être pas impossible de faire communiquer, ont pris en charge la critique de ce savoir urbaniste que l’on a pu dire « scientiste » et « technocratique », une formation de savoir en tout cas dédiée à un objectivisme fonctionnaliste qui a incontestablement imposé une violente réduction de complexité des problèmes posés, dans les différentes conjonctures du siècle, par l’aménagement d’espaces urbains en bouleversement. 2. Espace de l’utopie et pratiques d’espaces : hypothèse de lecture Le premier prolongement en question vient de ce que l’approche sémiologique de l’espace urbain permet de complexifier la critique de la raison urbaniste, la mise au jour de ses présupposés, et finalement la mise en cause des limites du savoir qu’elle revendique et du pouvoir qu’elle exerce dans le champ social. Cette approche permet en effet de faire porter l’examen, non seulement sur les instruments théoriques, les objectifs explicites et les effets pratiques et matériels de l’urbanisme comme formation de savoir-pouvoir, mais aussi, plus profondément, sur l’organisation interne de son discours, c’est-à-dire sur la manière dont l’espace est discursivement construit à l’intérieur de champs sémantiques spécifiques, de types d’énoncés analysables, de modes de répartition et d’articulation entre éléments descriptifs et structures narratives, etc. C’est dans cette perspective que Françoise Choay, dans sa thèse parue en 1980 sous le titre La Règle et le 291 META: Research in Hermeneutics, Phenomenology, and Practical Philosophy – II (2) / 2010 modèle, s’est employée à produire une archéologie du discours urbaniste contemporain. Elle la fait remonter à deux textes paradigmatiques, le De Re Aedificatoria d’Alberti et Utopia de Thomas More, en lesquels s’inaugureraient deux matrices génératives de mise en écriture de la ville, ou en termes plus clairement nominalistes, deux manières de constituer « la ville » comme objet discursif. Deux matrices textuelles qui comporteraient deux positions respectives bien distinctes, à l’intérieur du discours, de la figure de l’édificateur, et dont une série d’intériorisation et de variation, de décomposition et de recomposition, permettraient de mettre au jour la structure du discours urbaniste contemporain, de ses présupposés implicites, de certaines valeurs symboliques et mythologiques refoulées par – et comme telles agissantes dans – la rationalisation de ses expertises, de ses projets d’édification, de ses logiques d’aménagement de l’espace habité (Choay 1996, 20-22, 336337). C’est dans cet esprit que, sur la base d’une analyse du texte moréen, Choay opte pour une acception restrictive de l’écriture utopiste, et définit l’utopie comme une formation discursive déterminée par la présence de sept traits caractéristiques (cette acception restrictive permettant, pour le dire en passant, de différencier d’autant plus finement les écrits qui ne s’apparentent à ce paradigme que sous l’un ou seulement quelques uns de ces critères) : « [1] Une utopie est un livre signé ; [2] un sujet s’y exprime à la première personne du singulier, l’auteur lui-même et/ou son porteparole, visiteur et témoin de l’utopie ; [3] elle se présente sous la forme d’un récit dans lequel est insérée, au présent de l’indicatif, la description d’une société modèle ; [4] cette société modèle s’oppose à une société historique réelle, dont la critique est indissociable de la description-élaboration de la première ; [5] la société modèle a pour support un espace modèle qui en est partie intégrante et nécessaire ; [6] la société modèle est située hors de notre système de coordonnées spatio-temporelles, ailleurs ; [7] elle échappe à l’emprise de la durée et du changement » (Choay 1996, 51-52). Rappelons simplement l’une des thèses principales auxquelles aboutit sur ce point la démonstration de Choay. Celle-ci établit que l’utopie ainsi spécifiée marque un moment déterminant de l’archéologie du savoir urbaniste. L’urbanisme s’est constitué comme formation de savoir en intériorisant le 292 Guillaume Sibertin-Blanc/ Pratiques de la ville et inconscient urbain dispositif textuel utopiste, notamment en incorporant la procédure centrale impliquée par ce dispositif : la position d’un modèle socio-spatial de ville, au détriment de la matrice albertienne qui proposait quant à elle une procédure antithétique au modèle utopique d’espace, à savoir une règle d’engendrement du bâti ouverte sur le double jeu de variation du désir ou de la demande des habitants et du devenir historique. Avant de revenir sur certains aspects de cette démonstration, il importe de noter qu’elle recule l’horizon de la critique de la raison urbaniste : elle pose le problème de savoir si – et si oui comment – cette critique peut porter jusqu’à sa matrice discursive, identifiée au dispositif utopiste (compte tenu du fait que le dispositif utopiste moréen était déjà luimême un dispositif critique, tourné contre l’Angleterre de son temps). Il me semble que dans un texte tout à fait contemporain du livre de Choay, qui propose une réflexion sur l’espace urbain qui appartient pleinement à ce courant sémiologique évoqué précédemment, on peut trouver un effort radical pour se soustraire au paradigme utopique. Il s’agit du livre de Michel de Certeau, L’invention du quotidien, en particulier sa troisième partie intitulée « Pratiques d’espace » (Certeau 1990, t. 1), que prolongera, dans le second volume du même ouvrage, un chapitre intitulé « Les revenants de la ville » (Certeau 1990, t. 2). Je commencerai, là encore, par en rappeler brièvement les principaux attendus avant de proposer mon hypothèse de lecture. La position dominante par rapport à laquelle de Certeau entend se décaler, consiste en un système de savoir-pouvoir articulant le discours sur la ville sur un certain type de technologie de pouvoir que de Certeau épingle comme « technocratique », et faisant du discours urbanistique au sein duquel s’est constitué l’objet discursif « la ville », un opérateur de détermination de modes d’intervention, d’objectifs et de prises pour ce pouvoir : « Aujourd’hui, quels qu’aient été les avatars de ce concept [de ville], force est de constater que si, dans le discours, la ville sert de repère totalisant et quasi mythique aux stratégies socio-économiques et politiques, la vie urbaine laisse de plus en plus remonter ce que le projet urbanistique en excluait. Le langage du pouvoir "s’urbanise", mais la cité est livrée à des mouvements contradictoires qui se 293 META: Research in Hermeneutics, Phenomenology, and Practical Philosophy – II (2) / 2010 compensent et se combinent hors du pouvoir panoptique. La Ville devient le thème dominant des légendaires politiques, mais ce n’est plus un champ d’opérations programmées et contrôlées [sousentendu : si elle ne l’a jamais été, elle a été constituée en objet discursif ou en surface d’inscription théorique comme un tel champ de programmation et de contrôle]. Sous les discours qui l’idéologisent, prolifèrent les ruses et les combinaisons de pouvoirs sans identité lisible, sans prises saisissables, sans transparence rationnelle – impossible à gérer » (Certeau 1990, t. 1,145). Entre la ville comme surface d’inscription discursive (on pourrait dire en termes foucaldiens : comme instrument de transaction entre une formation de savoir et une stratégie de pouvoir) et une « vie urbaine » comme ensemble anorganique de « mouvements » qui échappent à cette surface et se « combinent » hors de ses prises, le rapport établi ici par de Certeau n’est ni un rapport d’opposition simple, ni un rapport de contradiction qui pourrait s’enchaîner dans une forme dialectique ou conflictuelle. C’est un rapport différentiel, énoncé tantôt dans le registre topique de « dehors » ou du « dessous », tantôt dans le registre psychanalytique du travail de quelque chose comme un inconscient de la ville – j’y reviendrai. C’est en ce sens qu’il faut entendre ce « retour des pratiques » sous l’étendard duquel l’auteur développe ses réflexions : celui d’un retour du refoulé, dont les innombrables rejetons ne sont autres que ces « pratiques microbiennes, singulières et plurielles, qu’un système urbanistique » – système que de Certeau impute à une « technocratie fonctionnaliste » intégrant, dans un complexe de prospectives et de planifications, les principaux traits caractéristiques d’une technologie disciplinaire de type de celle mis au jour par Foucault2 – « devait gérer ou supprimer et qui survivent à son dépérissement » et à sa crise. Enfin des pratiques qui, « bien loin d’être contrôlées ou éliminées par l’administration panoptique, se sont renforcées dans une proliférante illégitimité, développées et insinuées dans les réseaux de la surveillance, combinées selon des tactiques illisibles mais stables au point de constituer des régulation quotidiennes et des créativités subreptices que cachent seulement les dispositifs et les discours, aujourd’hui affolés, de l’organisation observatrice » (Certeau 1990, t. 1,145-146). 294 Guillaume Sibertin-Blanc/ Pratiques de la ville et inconscient urbain La vigilance que réclame de Certeau à l’égard de ces pratiques microbiennes au niveau desquelles se jouent les investissements subreprésentatifs et les sémiologies mouvantes des manières d’être dans l’espace et à l’espace, exclut de rejeter ce qui s’opère « en dessous », « en deçà » d’un regard technocratique imprégné d’idéologie fonctionnaliste et utilitariste, dans un no man’s land théorique3. Mais si une pensée et une analyse de ces pratiques quotidiennes sont possibles, si celles-ci doivent pouvoir trouver un lieu dans l’espace du texte théorique, doit nous intéresser avant tout la manière dont de Certeau en opère la mise en discours, et par là procède à une mise en écriture originale de la ville. (Les éléments proprement épistémologiques qu’il mobilise ne sont, eux, pas spécialement originaux – ils sont même vaguement syncrétiques : un peu de microsociologie américaine, une bonne dose de sémiologie, un usage original de la psychanalyse qui permet d’avancer quelques propositions dans le champ largement à défricher de la place des signifiants spatiaux dans le travail de l’inconscient4, et de ce qu’on pourrait appeler dans cette perspective le sujet inconscient de la ville). On peut alors préciser à présent la démarche adoptée dans la suite du propos. Pour examiner les attendus proprement critiques du point de vue que de Certeau nous demande d’adopter, je souhaiterais mettre en vis-à-vis les analyses de Choay et celles de de Certeau, non pour les confronter termes à termes (elles sont du reste bien différentes du point de vue de leur démarche, de leurs attendus théoriques respectifs, de leur manière même de recourir à l’analyse sémiologique pour soumettre à critique la raison urbaniste), mais plutôt en utilisant l’archéologie du discours urbanistique proposée par Choay pour interroger le statut des méditations certaldiennes, et formuler au sujet de ces dernières l’hypothèse suivante : ces méditations certaldiennes sur cette invention quotidienne de la ville par les usages qui l’investissent secrètement et la renouvellent à chaque instant, il est possible de les inscrire à l’intérieur de l’horizon du discours utopiste, donc à l’intérieur de ce dispositif critique qu’est l’utopie dont le savoir urbaniste, suivant Choay, aurait intériorisé la structure textuelle et les principales composantes. L’exploration à laquelle de Certeau nous invite, 295 META: Research in Hermeneutics, Phenomenology, and Practical Philosophy – II (2) / 2010 après d’autres d’ailleurs, et toujours aux confins du discours théorique et du langage poétique (songeons par exemple aux textes de Benjamin sur Baudelaire et sur les passages parisiens) dans l’épaisseur vécue de la ville « en usage », procèderait à son tour à une forme d’intériorisation, donc à la fois de transformation et de rémanence, du discours utopiste ; – discours utopiste qui serait cependant retourné contre la fonction de modèle qu’il prend dans le savoir urbaniste, et contre le type d’objectivation de « la ville » que ce savoir soustend. Le texte certaldien serait bien en ce sens, comme je le suggérai précédemment, mais dans des conditions d’ambiguïté ou d’ambivalence indépassables, une tentative de pousser la critique de la raison urbaniste jusqu’à sa matrice discursive, donc jusqu’au point où la critique d’une forme d’objectivation et de rationalisation des technologies de pouvoir mobilise nécessairement une intervention poïétique dans la formation de savoir correspondante. J’essaierai de tester cette hypothèse en trois étapes, qui sont trois points de vue sur ce dispositif critique que Choay voit à l’œuvre dans l’écriture utopiste, en examinant pour chacun les jeux de substitution ou de déplacement que l’on peut dégager entre cette dernière et le texte de de Certeau. La première portera sur les composantes optiques, visuelles et scripturaires de l’utopie. La seconde portera sur la question de la fonction identitaire du dispositif utopiste, ou ce que Choay appelle, en référence au stade du miroir lacanien, le « stade de l’utopie ». La troisième concernera la question de l’inscription spatiale du pouvoir organisateur de l’espace lui-même, inscription, nous le verrons, très problématique. 3. Le dispositif optico-graphique du savoir urbaniste Le dispositif utopiste est avant tout un dispositif opticographique, qui s’illustre emblématiquement dans le texte de More par un dédoublement de l’instance narratrice en un narrateur scripteur (More ou son tenant lieu), et un narrateurtémoin (Raphaël Hythloday) qui donne au premier la matière de son récit et de ses descriptions. Cette matière première est, on le sait, une matière perceptive. Avant de décrire les mœurs et 296 Guillaume Sibertin-Blanc/ Pratiques de la ville et inconscient urbain les institutions d’Utopie, Raphaël commence par décrire l’espace de l’île tel qu’il a pu personnellement, lui, « l’authentifier au cours d’une expérience fondamentale qui est une expérience visuelle » (Choay 1996, 172). Cette description visuelle de l’espace intervient ici comme un critère sine qua non de véridiction. Elle n’a pas seulement la fonction rhétorique de persuader ses interlocuteurs (et les lecteurs) de l’existence d’Utopie. Elle se charge d’une fonction proprement épistémique d’authentifier la véracité de l’organisation sociale et éthique dépeinte par la suite. Cette organisation sera décrite en vérité puisqu’elle aura été préalablement incarnée dans un espace visible, et donnée à voir de fait par le récit qui l’aura étalée sous notre regard. En tant que tel, ce primat de la perception visuelle n’est pas propre au texte de Thomas More. Il doit être replacé dans une mutation plus générale dont la signification, comme l’a bien souligné Jean-Marc Besse (Besse 2004) au sujet des transformations de l’iconographie cartographique et de la chorographie urbaine à la Renaissance, est indissociablement épistémique et plastique. « La vue de la ville est là pour faire voir la ville, comme si on y était, comme si on y était présent. La vue de ville met en œuvre une fonction d’évidence, ou d’autopsie » ; et cette « sorte de libération de l’image » (Besse 2004, 19-30) tend à reléguer au second plan l’élément proprement textuel du savoir sur la ville, sans le faire disparaître pour autant mais en en transformant la fonction. Le texte n’étant plus privilégié d’être le porteur d’un savoir hérité de la tradition des Anciens, il devient plutôt commentaire explicatif ou complément informatif. Chargé de cette nouvelle fonction, il ne vient pas uniquement suppléer à ce qui ne peut être donné à voir (ainsi dans le récit moréen, tout le système d’institutions et de règles sociales d’Utopie) ; il permet aussi de donner à voir la géographie de l’île, et l’organisation interne de ses villes, comme un espace lui-même lisible. Précisons ce point. Dans ce nouveau rapport du regard à l’écriture, le regard cesse d’être seulement lecture de l’écrit et fournit par son témoignage propre un critère de vérité et de contrôle contre le témoignage du verbe et de la tradition. Il est clair cependant qu’il ne s’agit pas là d’une simple substitution de l’œil qui voit à l’œil qui lit, d’un simple passage de l’écriture ou du verbe de la 297 META: Research in Hermeneutics, Phenomenology, and Practical Philosophy – II (2) / 2010 tradition au regard observateur comme nouveau pôle de véridiction, car ce regard lui-même suscite et pour ainsi dire produit sa propre écriture. C’est donc plutôt une inversion au sein d’un rapport de subordination, tel que le regard tend à se subordonner le graphisme dont il a besoin, graphisme acquis par projection d’un plan et construction artificielle de la perspective dans un espace homogène et continu. Rappelons simplement ici, suivant les analyses fameuses de Panofsky, le rôle de la construction de la perspective par les artistes du Quattrocento qui eut « pour double effet d’exalter la subjectivité en conférant un pouvoir quasi démiurgique aux nouveaux créateurs d’espace et de contribuer à l’émergence de la science moderne. […] La perspective artificielle crée un espace mathématisé, continuum homogène et indifférencié que n’a pas connu l’Antiquité… » (Choay 1996, 209-210). Précisément, l’espace modèle d’Utopie est un tel plan de projection, où il devient relativement indécidable de savoir si c’est le texte qui est destiné à s’intégrer dans un espace visible élargi, ou bien au contraire la perception visuelle qui étend le champ du graphisme lisible. On semble en effet avoir ici un double nouage, au sein du texte de More, de ce qui relève de sa sémantique visuelle et de sa sémantique non visuelle. D’un côté, s’opère une subordination de l’écriture à la vision, c’est-àdire que l’espace du texte qui prend la ville pour référent s’étale comme un plan analogue au plan de projection de la vision en perspective où l’ensemble des éléments peuvent se disposer dans un espace de coexistence sans manque et sans ombre. Mais simultanément, par une sorte d’effet de récurrence, tout ce qui est décrit dans le texte est appelé à se disposer dans un espace perçu. Il n’est pas impossible de « voir » dans cette boucle l’opération sémiologique par excellence de l’idéalisation, indispensable à l’édification d’un modèle charger de saturer pour ainsi dire l’espace du visible et du lisible, formant le noyau d’un processus de fantasmatisation interne à la théorie. Mais cela imposerait alors de savoir si un élément – trou ou « supplément », reste ou « ligne de fuite » – ne continue pas d’échapper à la loi de ce dispositif optico-graphique. Je reviendrai sur ce point, qui conduira à interroger la place (ou plutôt le non-lieu) réservée dans un tel dispositif au pouvoir (et 298 Guillaume Sibertin-Blanc/ Pratiques de la ville et inconscient urbain en premier lieu du pouvoir bâtisseur et organisateur d’espace lui-même). Ceci étant posé, deux observations faites par Choay dans son analyse du texte de More doivent prendre toute leur portée : a) Premièrement, le fait que les villes d’utopie sont intégralement visibles, transparentes au regard de part en part. Par exemple, les portes ne doivent pas pouvoir être fermées (« Elles s’ouvrent d’une poussée de main et se referment de même ») – la critique de la propriété privée s’inscrivant ainsi immédiatement dans une organisation visuelle de l’espace d’où toute ombre, tout recoin susceptible de soustraire au regard quelque secret, sont exclus. Dans cette perspective encore, la régularité même de l’espace bâti concourt à étaler ce champ de visibilité intégral, chaque agglomération reproduisant le même modèle, de même que chaque rue de vingt pieds, de même que chaque maison, de sorte qu’un point de vue partiel quelconque sur la ville peut anticiper virtuellement, par simple réduplication, l’aperception de l’intégralité de l’espace, sans reste. b) Un deuxième aspect de ce dispositif optico-graphique en découle : dans un tel espace modèle « dépouillé de toute opacité […] prototype sans mystère [livré] au regard, immédiatement et sans résistance », il n’y a « nul besoin pour son appropriation des parcours et des traversées qui s’accomplissent seulement dans la durée et avec la participation du corps entier » (Choay 1996, 185)5. À la vision instantanée correspond une négation de la temporalité en même temps que du corps, de ses mouvements et de ses changements, et ce au moins en deux sens : au sens où le temps n’a nulle prise sur l’espace urbain lui-même (ainsi les maisons endommagées et vieillissantes sont-elles immédiatement restaurées à l’identique), mais au sens aussi où le temps est comme inutile à l’appropriation perceptive de cet espace. On est donc dans une figuration paradoxale où tout s’inscrit minutieusement dans l’espace, dans un ordonnancement fonctionnel sans faille tel que cet espace doit tendre à s’annuler lui-même. Choay a raison, à cet égard, de faire de l’espace modèle d’Utopie « un anti-espace, propre à 299 META: Research in Hermeneutics, Phenomenology, and Practical Philosophy – II (2) / 2010 empêcher le déploiement d’une spatialisation qui est, aux yeux d’Utopus, la conséquence directe de conduites mentales et de pratiques sociales condamnables » (Choay 1996, 185). D’où également sa proposition, là encore fort significative du point de vue du dispositif optico-graphique, de rapprocher l’espace ainsi conçu de l’écriture telle qu’elle figure dans le mythe du Phèdre de Platon, remède nécessaire pour pallier l’infirmité native des hommes et cependant poison à conjurer. Transposons dans Utopie : remède nécessaire pour l’organisation d’un nouvel ordre social parfait, mais aussi source de désordre à annuler, et en premier lieu, en annulant l’aptitude de l’espace à être affecté par le temps, à enregistrer des effets du temps, c’est-à-dire à devenir à la fois signifiant et médiateur, facteur d’inscription de la différence et de l’équivocité dans l’ordre social univoque de la ville utopienne. Considérons maintenant le texte certaldien, le chapitre « Marches dans la ville » de L’Invention du quotidien 1. La manière dont de Certeau y ouvre ses analyses marque on ne peut plus explicitement le décalage qu’elles appellent de ce dispositif optico-graphique. Ce décalage vaut comme une conversion du regard requise pour accéder à cette ville vécue et pratiquée par les usagers quotidiens, conversion qui sous-tend plus profondément, on va le voir, une rupture de la connexion optico-graphique du savoir urbaniste. Ce qui importe surtout, c’est la manière dont de Certeau rend sensible ce décalage, le met en scène à l’intérieur de son écriture, donc le donne d’une certaine manière à voir, quitte à ce que cette expression « donner à voir » s’avère rapidement impropre. « Voyeurs ou marcheurs. Depuis le 110e étage du World Trade Center, voir Manhattan… ». Tout à l’heure, le récit de Raphaël nous faisait passer, par un mouvement de focalisation progressive, de la description de l’île à celle d’une ville, et de là à la description de l’unité d’habitation de la maison. À présent, le texte certaldien s’ouvre sur la vision panoramique qui, depuis le sommet du World Trade Center, surplombe Manhattan, avant d’amorcer, aiguillonné par une affiche publicitaire donnant à lire à l’œil ainsi perché « It’s hard to be down when you’re up », une descente dans le tissu des rues de la ville, à ras de terre 300 Guillaume Sibertin-Blanc/ Pratiques de la ville et inconscient urbain (souvenir peut-être du texte mordant de Debord « Les gratteciel par la racine » …6). Puisqu’il nous faut donc partir du sommet, précisons d’emblée que l’essentiel ne réside évidemment pas dans la hauteur du building. C’est en vérité cette hauteur qui vient plutôt elle-même incarner un point de vue scopique, et qui, en l’effectuant, vient satisfaire la pulsion scopique correspondante. Quelle pulsion ? Lisons de Certeau, qui croit pouvoir y repérer une condensation d’un désir de pouvoir totalisant et sans reste (d’où une nouveau allusion au panopticon analysé par Foucault), et d’une libido sciendi inscrite dans des modes d’appréhension perceptifs de l’espace bien antérieurs au panoptisme benthamien : « La volonté de voir la ville a précédé les moyens de la satisfaire. Les peintures médiévales ou renaissantes figuraient la cité vue en perspective par un œil qui pourtant n’avait encore jamais existé. Elles inventaient à la fois le survol de la ville et le panorama qu’il rendait possible. Cette fiction muait déjà le spectateur médiéval en œil céleste. Elle faisait des dieux. En va-t-il différemment depuis que des procédures techniques ont organisé un "pouvoir omniregardant" ? L’œil totalisant imaginé par les peintres d’antan survit dans nos réalisations. La même pulsion scopique hante les usagers des productions architecturales en matérialisant aujourd’hui l’utopie qui hier n’était que peinte. La tour de 420 mètres qui sert de proue à Manhattan continue à construire la fiction qui crée des lecteurs, qui mue en lisibilité la complexité de la ville et fige en un texte transparent son opaque mobilité » (Certeau 1990, t. 2, 140-141). Comment caractériser à présent le type de rapport à la ville que l’on découvre (ou plutôt que l’on redécouvre, car il était toujours déjà là) lorsqu’on quitte les hauteurs théorétiques de cet œil surplombant du savoir ? Et comment le caractériser précisément du point de vue de la connexion visuelle-graphique, optique-scripturaire ? Si le narrateur témoin d’Utopie, Raphaël, est avant tout « un parcoureur d’espace », ce qui fait de lui simultanément « un voyageur et un voyeur » (Choay 1996, 172), l’homme de la pratique certaldien, cette créature d’« en bas » ou du « dessous », est aussi un voyageur, ou plutôt un marcheur, promeneur rêveur, un flâneur, mais qui ne voit pas, et qui circule en deçà des « seuils de visibilité » de l’urbaniste et du cartographe – entendons : en deçà des seuils de transcription, d’expression graphique du visible sur un plan homogène et continu appréhendable en totalité par un regard surplombant. 301 META: Research in Hermeneutics, Phenomenology, and Practical Philosophy – II (2) / 2010 Tel est le déplacement du jeu du regard que de Certeau met en scène au seuil de cette section liminaire dont le titre à son tour impose cette alternative : « Voyeurs ou marcheurs » (Certeau 1990, t. 1, 139). La descente à ras de terre ne marque pas un changement de focal, mais plutôt un abandon de toute focale, comme l’entrée dans un espace absolument opaque qui rend aveugles ceux qui y évoluent, au profit d’une appréhension tactile et corporelle. De Certeau ne le formule pas autrement : « C’est "en bas" au contraire […] à partir des seuils où cesse la visibilité, que vivent les pratiquants ordinaires de la ville. Forme élémentaire de cette expérience, ils sont des marcheurs, dont le corps obéit aux pleins et aux déliés d’un "texte" urbain qu’ils écrivent sans pouvoir le lire. Ces praticiens jouent des espaces qui ne se voient pas ; ils en ont une connaissance aussi aveugle que dans le corps à corps amoureux » (Certeau 1990, t. 1, 141). Je laisse de côté cette ébauche de phénoménologie de la perception urbaine indexée sur le corps propre, qui vient en exact contrepoint de la « décorporation » des villes d’Utopia évoquée précédemment, pour retenir seulement le double paradoxe dans lequel nous place cette conversion du regard qui en abolit le privilège au point de l’annuler. Premier paradoxe, c’est bien sûr celui qui travaille le texte de de Certeau luimême, c’est-à-dire la nature ou le statut de la sémantique visuelle qu’il comporte à partir de ce moment où il prétend nous introduire, nous lecteurs, dans cette vie quotidienne de l’espace urbain dans lequel il s’est lui-même introduit par la mise en scène de son propre aveuglement. Paradoxe qui ne peut guère se résoudre qu’en prenant acte de la nature essentiellement métaphorique de toutes les pages qui suivent, c’est-à-dire d’une visualisation de cet espace qui assume de part en part son caractère imaginaire (une sorte de Verfremdungseffekt appliquée à la perception visuelle de la ville ?). Le second paradoxe, c’est celui qui caractérise la sémiologie de ces pratiques d’espace, pratiques qui écrivent à leur manière la ville, c’est-à-dire qui en produisent en aveugle les signes, dans des conditions cependant où ces signes ne deviennent jamais lisibles. Ce n’est pas un hasard que de Certeau prenne comme emblème de cette ville qui n’existe que des usages qui en sont faits, la marche. Souvenir de la flânerie baudelairienne 302 Guillaume Sibertin-Blanc/ Pratiques de la ville et inconscient urbain certainement, ou encore de la dérive situationniste – mais pas uniquement : la marche relève ici d’une graphie en quelque sorte sans objet (ce qui ne veut pas dire sans effet), une écriture intransitive, qui fait signe mais dont les signes ne s’enregistrent pas sur une surface d’inscription, ou dont la surface d’inscription et la substance d’expression sont aussi mobiles et changeantes que les signes eux-mêmes ! C’est une déambulation bien plus proche, en ce sens, des lignes coutumières, « boucles » et « chevêtres » des enfants autistes cartographiées par Fernand Deligny : tout appartient ici à un « agir » impersonnel, inattribuable. « Certes, les procès du cheminer peuvent être reportés sur des cartes urbaines de manière à en transcrire les traces (ici denses, là très légères) et les trajectoires (passant par ici et non par là). Mais les courbes en pleins ou en déliés renvoient seulement, comme des mots, à l’absence de ce qui a passé. Les relevés de parcours perdent ce qui a été : l’acte même de passer […]. Ne s’en laisse appréhender qu’une relique, posée dans le non-temps d’une surface de projection » (Certeau 1990, t. 1, 147). À la dissociation entre la vue de la ville et son écriture au niveau du texte certaldien, correspond dans le référent (les pratiques d’espaces) une dissociation de cette écriture vivante de tout support apte à la rendre lisible. De Certeau peut alors ouvrir son analyse en ces termes : « Tout se passe comme si un aveuglement caractérisait les pratiques organisatrices de la ville habitée. Les réseaux de ces écritures avançantes et croisées composent une histoire multiple, sans auteur ni spectateur, formée en fragments de trajectoires et en altérations d’espaces : par rapport aux représentations, elle reste quotidiennement, indéfiniment, autre. Échappant aux totalisations imaginaires de l’œil, il y a une étrangeté du quotidien qui ne fait pas surface, ou dont la surface est seulement une limite avancée, un bord qui se découpe sur le visible. Dans cet ensemble, je voudrais repérer des pratiques étrangères à l’espace « géographique » ou « géographique » des constructions visuelles, panoptiques ou théoriques. Ces pratiques de l’espace renvoient à une forme spécifique d’opérations (des « manières de faire »), à « une autre spatialité » [Merleau-Ponty] (une expérience « anthropologique », poétique et mythique de l’espace), et à une mouvant opaque et aveugle de la ville habitée. Une ville transhumante, ou métaphorique, s’insinue ainsi dans le texte clair de la ville planifiée et lisible»7 (Certeau 1990, t. 1, 142). 303 META: Research in Hermeneutics, Phenomenology, and Practical Philosophy – II (2) / 2010 4. Problématique identitaire, stade de l’utopie, forclusion spatiale du pouvoir (éléments pour une analyse de l’inconscient de la ville) Pour mesurer plus précisément ce que cette rupture opticographique engage pour la pensée de la ville et de la condition urbaine, appuyons-nous sur un deuxième élément fortement mis en valeur par Choay dans son analyse du dispositif utopiste moréen. Cette forme d’écriture de la ville paraît à Choay étroitement liée à une problématique de l’identité collective, ou plutôt une problématique de l’identification qui s’impose, au seuil de la modernité, dans les coordonnées politiques, économiques et culturelles de l’histoire européenne : « More découvre alors qu’une société peut se transformer, se construire autre que la tradition ne la fige. Il opte pour ce changement et cette Bildung. Mais dans le même temps il se protège contre les vertiges de cette liberté, en annule l’action dissolvante. Il s’assure contre la dispersion et l’évanouissement de l’individualité sociale à laquelle il appartient, par la puissance recollective d’une image visuelle. En donnant à voir et en dessinant le modèle spatial de sa société idéale, More semble donc bien avoir reproduit symboliquement au plan social le procès d’autoprojection spatial généré au plan de l’individu par l’expérience spéculaire » (Choay 1996, 191, voir aussi 186-191, 279-280). Nous retrouvons la question déjà rencontrée de la fantasmatisation à l’œuvre dans le bouclage du dispositif opticographique de l’utopie moréenne, que Choay mobilise ici pour comprendre le « stade de l’utopie » par analogie avec le stade du miroir, soit l’expérience spéculaire à travers laquelle se constitue, dans un processus de totalisation imaginaire, quelque chose comme l’intégrité d’un moi. Au risque d’accuser le psychologisme qu’encourt inévitablement une telle analogie entre le modèle socio-spatial porté par l’utopie et l’imago formatrice du moi dans la psychogenèse, on peut suggérer que la réactivation de la matrice utopiste dans les théories préurbanistes de la première moitié du XIXe, puis dans les théories urbanistes des premières décennies du XXe siècle, n’est pas étrangère à une telle tentative de résolution sur le plan imaginaire des bouleversements des sociétés liés aux différentes phases de développement du capitalisme industriel. 304 Guillaume Sibertin-Blanc/ Pratiques de la ville et inconscient urbain À quoi l’on pourrait rattacher cette contradiction observable dans le « modernisme progressiste », chez un Gropius ou Le Corbusier, de vouloir prendre acte de la révolution technique et sociale de l’industrialisation, pour figer aussitôt les formes architecturales et urbaines censées y répondre dans des modèles monolithiques, donc de répondre au constat de l’historicité des formes sociales contemporaines (celle qu’un autre langage appellerait : révolution permanente des moyens de production caractéristique du mode de production capitaliste) par une dénégation de cette historicité même. Quoi qu’il en soit, une telle totalisation imaginaire et une telle dénégation du temps s’ancrent profondément, selon Choay, dans une structure « métamythique », que le discours urbaniste progressiste, par devers ses prétentions à une scientificité purement positive, hériterait du dispositif utopiste moréen (Choay 1996, 336), en tant que s’y conjoignent et s’y relient l’autonomisation de la figure démiurgique du héros-architecte et le recollement d’une identité individuelle et collective fragilisée, et ce précisément par le truchement d’une image de ville opérant comme analogon d’une imago totalisante (Choay 1996, 339-340). La question serait alors de savoir ce que devient chez de Certeau, une fois récusé le point de vue autoritaire, voire totalitaire de l’urbaniste démiurge, expert en besoins de l’homme standard et maître des totalités objectives, cette structure métamythique ? Rien ne dit, en fait, qu’elle disparaisse purement et simplement. Avant d’examiner cette question, évoquons tout de suite le troisième et dernier point de confrontation annoncé. Ce qui tend à s’effacer, dans ce rapport spéculaire entre une identité collective ébranlée et sa reconnaissance dans une image spatiale totalisante, c’est, idéalement, toute localisation possible du pouvoir. Chez More lui-même, cet effacement de toute trace de pouvoir fait pendant à l’effacement de toute empreinte de l’historicité : l’organisation parfaite des villes d’Utopia et de leur agencements spatio-institutionnels renvoient bien à un passé fondateur comme moment au moins virtuel de pouvoir : mais ce passé est moins l’ouverture d’une histoire que sa conjuration inaugurale, c’est-à-dire, au sens rigoureux du terme, une origine. Dès lors, en même temps que 305 META: Research in Hermeneutics, Phenomenology, and Practical Philosophy – II (2) / 2010 le pouvoir du grand planificateur Utopus se trouve renvoyé dans cette origine, le pouvoir politique, à l’intérieur de cet ordre socio-spatial constitué dans sa perfection éternelle, ne peut apparaître nulle part. À l’acte bâtisseur effectué dans l’origine, et une fois pour toute – pour toute l’histoire, qui n’aura donc lieu nulle part –, répond l’invisibilité du politique dans l’espace modèle de l’utopie. Dans son ouvrage Utopiques jeux d’espace, Louis Marin (Marin 1973) observait déjà que dans le dispositif textuel de l’Utopie de Thomas More, de toute la minutieuse description de l’organisation sociale transcrite dans les réseaux spatiaux de la ville, un seul élément, bien que mentionné dans le texte, ne trouvait cependant aucune place dans cette projection spatiale : le pouvoir politique8. Raphaël en détaille les rouages complexes, suivant un système délégataire directement articulé sur les divisions de l’espace urbain en « secteurs » (partes) ou « quartiers », chaque quartier possédant ses propres assemblées populaires (les comitia), et déléguant un représentant au Sénat qui lui-même élit parmi les représentants un prince. Or ni les comitia, ni le sénat, ni le conseil princier, ni même les « tranibores » ne trouvent de lieux spécifiques dans l’espace projeté par le texte. Hormis le « syphogrante », magistrat administrant trente familles et chargé de les représenter dans les assemblées politiques (la « symphograntie » est placée dans la rue standard), « aucun espace n’est décrit qui soit le siège de ces groupes » (Choay 1996, 177). Comme l’écrit Marin, « Les lieux de délibération et de décision politiques sont effacés ou occultés par le jeu des réseaux spatiaux de la ville » À ce pouvoir exécutif, censé représenter le peuple mais lui-même irreprésentable dans l’espace visuel des villes d’Utopie, convient parfaitement le néologisme forgé par cet autre utopiste Samuel Butler, d’« Erwhon » : le pouvoir est à la fois partout, c’est-à-dire omniprésent en chaque now here, ou en chaque point quelconque conformément à l’utopie d’une ubiquité représentative du peuple, et nulle part, nowhere, suivant l’utopie d’un pouvoir politique qui condense et résume cette ubiquité en se rendant lui-même illocalisable. Il est bien, dans cette mesure, l’élément paradoxal, la case vide dirait peutêtre Deleuze, qui circule entre la chaîne du lisible et l’espace du 306 Guillaume Sibertin-Blanc/ Pratiques de la ville et inconscient urbain visible, et qui excède et empêche leur pleine coalescence dans l’idéalisation fantasmatique de la ville modèle. C’est pourquoi, dans le modèle lui-même, il doit être dénié, au sens analytique du terme. « Présent dans le discours, absent de la carte ou de l’espace référé par le discours », le politique est l’objet d’une dénégation en ce sens qu’il est bien reconnu au niveau du signifié textuel mais pour être simultanément méconnu de l’espace perceptif auquel ce signifié est censé référer. D’où l’ambivalence souvent relevée par les lecteurs de More de cette Utopie où la radicalisation d’institutions démocratiques représentatives avoisine le système institutionnel le plus totalitaire qu’il soit. Faisons un pas supplémentaire. Il n’est pas difficile de repérer dans ce dispositif ce que Foucault identifiera comme la dimension proprement utopique de la technologie disciplinaire, telle qu’elle s’incarne emblématiquement à ses yeux dans les appareils panoptiques benthamiens. Dimension utopique qui consiste en ceci. a/ D’un côté, les techniques disciplinaires, si l’on suit les descriptions qu’en donne le chapitre III de Surveiller et punir, sont plus que tout autre indissociables d’une organisation matérielle d’un espace minutieusement analytique, en deux sens du terme, matériel (décompositionrecomposition fonctionnelle de l’espace) et sémiotique (utilisation des coordonnées spatiales comme de signes d’enregistrement et de qualification de ce qui se passe en lui : conduites et performances, gestes et déviances…). Et ces deux dimensions s’étayent l’une sur l’autre précisément parce qu’elles ne s’accordent jamais au niveau d’un idéal de fonctionnement. Matériellement, l’organisation disciplinaire de l’espace permet de machiner les corps suivant des objectifs économiques, pédagogiques, militaires, etc. ; mais sémiotiquement, la qualification des corps dans l’espace permet d’énoncer des aptitudes et des déficiences, des conformités et des déviances, elle permet d’opérer des catégorisations et des discriminations etc., de sorte que le fameux pouvoir disciplinaire marche d’autant mieux qu’il ne « fonctionne » pas, c’est-à-dire que le fonctionnalisme proclamé de son organisation est en même temps un appareil à qualifier-traiter-assujettir ce qui inévitablement dysfonctionne et ne satisfait pas le modèle 307 META: Research in Hermeneutics, Phenomenology, and Practical Philosophy – II (2) / 2010 fonctionnel. b/ Mais il faut de surcroît, et en même temps, que cette inscription spatiale du pouvoir disciplinaire s’annule ellemême, ou du moins tende à s’effacer et à devenir tant que possible invisible. Tel est le chiasme qu’est censé résoudre matériellement, techniquement, le modèle architectural de Bentham : un agencement spatial des lumières et des transparences qui doit rendre tout visible, et même qui doit rendre tout actuellement vu, mais qui ne doit pas lui-même être visible. Qu’en est-il maintenant chez de Certeau ? Nous avons déjà mentionné, en restant au plus près de son texte, quelques arguments corroborant l’hypothèse que nous avons bien affaire à une tentative de forger – qu’importe que de Certeau ne le formule pas ainsi lui-même – une sorte de contre-utopie à l’intérieur de cette « utopie disciplinaire », au sens, répétons-le, non pas où la technologie disciplinaire n’existerait pas, ne produirait pas des effets sociaux et politiques assignables, mais au sens où elle ne prend lieu qu’en organisant un type d’espace au sein duquel elle doit simultanément rendre imperceptibles, ininscriptibles spatialement, les rapports de pouvoir qu’elle aménage et permet de reproduire. Pourtant, il me semble que si, dans l’utopie, le pouvoir trouve son lieu paradoxal, son invisible non-lieu, au point de fusion entre l’ordre parfait de la ville et l’identité collective qui s’y réfléchit, alors un lieu aussi paradoxal se retrouve chez de Certeau, mais transposé sur un nouveau plan où se rejoue la question du rôle des investissements imaginaires de l’espace dans les processus d’identification. Ce lieu sans lieu, nowhere et now here, illocalisable à force d’omniprésence, n’est autre chez de Certeau que la mémoire, où se noue en aveugle les rapports à ses yeux fondamentaux entre les récits créateurs d’espace et les identités mobiles. Tâchons de préciser brièvement ce point pour finir. Si la mémoire vient tenir dans les méditations certaldiennes le lieu paradoxal qu’occupe le pouvoir dans le dispositif utopiste sous son paradigme moréen, c’est d’abord qu’elle en répète les paradoxes. C’est une mémoire plus proche de l’inconscient psychanalytique que d’une faculté psychologique, une mémoire surtout, qui n’a pas de lieu, écrit de Certeau, c’est-à-dire qui n’est pas symbolisée dans la forme 308 Guillaume Sibertin-Blanc/ Pratiques de la ville et inconscient urbain totalisée d’une histoire (individuelle ou collective), qui ne forme pas elle-même une surface d’inscription pour des signes lisibles, mais qui constitue plutôt l’Autre ou l’inexpugnable étrangeté à partir de laquelle prend sens le problème anthropologique de l’habiter. La problématique de l’identification que Choay discernait dans le « stade de l’utopie » moréen s’en trouve, non pas abandonnée, mais déplacée, reconduite à cette écriture immanente et sans lisibilité qu’est la « vie quotidienne » selon de Certeau. Les Utopiens, nous apprenait Thomas More, sont « partout chez eux » (Choay 1996, 184). Les usagers quotidiens de la ville certaldienne sont des étrangers perpétuels. Dans leur errance active, ils n’éprouvent la ville que dans une perpétuelle « étrange familiarité » ou « inquiétante étrangeté » qui signale ce que Freud dégageait sous ce terme, à savoir que la subjectivité (le moi) vient toujours d’un autre, toujours susceptible de faire retour et de troubler la cohésion apparente du moi. Une telle situation doit sans doute prendre ici une signification anthropologique plus générale concernant la condition urbaine moderne, qui n’est d’ailleurs pas étrangère à une perception baudelairienne de la ville, et pour reprendre l’acception analytique de la mélancolie, à quelque chose de l’ordre de l’expérience de la perte et de l’inscription de l’objet perdu au lieu du moi9. Chez de Certeau, il semble que l’objet perdu soit, non un objet d’amour, ni même un système de valeur ou un idéal lui tenant lieu de substitut sublimatoire, mais bien plutôt l’aptitude, tant individuelle que collective, à se localiser, c’est-à-dire à attacher son identité, dans ses dimensions symboliques et imaginaires, à quelque chose comme un lieu « propre ». (Précisons que la dépropriation dont il est question ici ne peut dissocier complètement la manière dont l’espace habité, l’espace environnant vécu, est articulé sémiologiquement (valeurs expressives et symboliques d’un lieu « propre » comme « mien » ou « nôtre ») et les bouleversements indissociablement sociopolitiques et économiques affectant d’autres échelles d’espace, continentales et mondiales, qui surdéterminent toujours le « propre »). « Marcher, c’est manquer de lieu. C’est le procès indéfini d’être absent et en quête d’un propre. L’errance que multiplie et rassemble la ville 309 META: Research in Hermeneutics, Phenomenology, and Practical Philosophy – II (2) / 2010 en fait une immense expérience sociale de la privation de lieu – une expérience, il est vrai, effritée en déportations innombrables et infimes (déplacements et marches), compensée par les relations et les croisements de ces exodes qui font entrelacs, créant un tissu urbain, et placée sous le signe de ce qui devrait être, enfin, le lieu, mais n’est qu’un nom, la Ville. L’identité fournie par ce lieu est d’autant plus symbolique (nommée) que, malgré l’inégalité des titres et des profits entre citadins, il y a là seulement un pullulement de passants, un réseau de demeures empruntées par une circulation, un piétinement à travers les semblants du propre, un univers de locations hantées par un non-lieu ou par des lieux rêvés » (Certeau 1990, t. 1, 155-156). De là l’importance accordée enfin par de Certeau aux milles pratiques narratives diffuses qui, traversant les existences et les collectivités, les discours de leurs jours et de leurs rêves, viennent compenser constamment cette absence de propre, c’est-à-dire finalement remplir, dans l’immanence de la « vie quotidienne », cette fonction que Choay attribuait au texte même de More ! Les usages de la vie quotidienne ne cessent si l’on peut dire d’« utopiser » la ville, par une activité narrative qui réactive le travail de modélisation de l’espace de l’utopie moréenne tout en en inversant les valeurs : créer un ordre, non en re-collectant le disparate et en recollant le morcelé dans une unité molaire figée, mais en créant des trajectoires, des orientations permettant une mobilité des identités, tout modèle univoque aboli10. Faut-il s’étonner que de Certeau, que l’on ne peut nullement suspecter d’être réactionnaire, retrouve ici un terme appartenant au lexique des contre-révolutionnaires du tournant des XVIIIe-XIXe siècles – ces autres penseurs du bouleversement historique et de la dislocation des identités collectives traditionnelles que Auguste Comte appelait les « rétrogrades » –, et qu’il dénomme « autorités locales » ces micro-récits et innombrables « légendes urbaines » qui, à l’échelle d’un individu, d’une famille, d’un quartier, « hantent l’espace urbain comme des habitants en trop ou en plus ». Combinant un nom de rue, un souvenir, quelques « fragments de lieux sémantiques dispersés », ils forment des « nappes sémantiques surérogatoires, qui s’insinuent "en plus" et "en trop" » par rapport à un « totalitarisme fonctionnaliste » qui s’efforce au contraire de supprimer tout de ce qui tend à introduire de l’équivocité, de la pluridimensionnalité dans son ordre, c’est-à-dire aussi bien tout ce qui tend à compromettre la 310 Guillaume Sibertin-Blanc/ Pratiques de la ville et inconscient urbain classification et l’assignation des identités assignées à résidence (ici l’acheteur de biens de consommation, là l’automobiliste qui va au travail, là le consommateur de bien culturel). Ce à quoi aboutit de Certeau ici, me semble-t-il, c’est quelque chose comme une éthique de l’urbanisme, qui confronte le discours urbaniste aux bornes de son savoir qui est aussi une borne des prétentions de son pouvoir : quelque chose qui, à l’instar de l’inconscient, demeure non manipulable, auquel on ne peut qu’apprendre à se rendre sensible, hors de toute anticipation ou de toute prospective, donc hors du cercle de toute demande « expertisable ». « Déplacements de l’utopie », annonçait mon titre : la formule doit peut-être s’entendre désormais en son sens plus problématique. Ce qui demeure en effet délicat chez de Certeau, c’est le point de forclusion repéré dans le dispositif utopiste moréen : le lieu du pouvoir. Le déplacement du non-lieu du pouvoir vers des lieux de mémoire disséminés à travers les usages mobiles de l’espace urbain, risque de faire glisser cette éthique, aussi nécessaire soit-elle, dans un simple culte des héritages et des traditions, substituant à une ville utopique « totalitaire » l’utopie d’une ville absorbée dans les ritualisations quotidiennes de l’homme privé. De Certeau ne tombe pas dans ce réductionnisme ; mais le problème persiste. La raison en est fondamentalement que cette limite de la formation de savoir-pouvoir urbanistique, n’affleurant que dans les failles, les trous ou lapsus de visibilité, reste inassignable, et bien plus, reste inévitablement inassignable aux yeux même de ces usagers quotidiens, ces praticiens ordinaires d’espaces qu’invoque de Certeau. De sorte que ce qui ne laisse d’être problématique, ce sont les modalités d’expression de cette éthique sur le plan d’une énonciation collective capable d’interférer avec la dialectique de la modélisation des agents urbanistes et l’information issue du champ social, c'est-à-dire sur un plan politique11. NOTES 1 Voir Sémiotique de l’espace. Architecture, urbanisme, sortir de l’impasse (1973), Paris, Denoël, 1979 ; et Roland Barthes, « Sémiologie et urbanisme » (1967), rééd. in L’Aventure sémiologique (Barthes 1985, 261-271), qui souligne 311 META: Research in Hermeneutics, Phenomenology, and Practical Philosophy – II (2) / 2010 le « conflit » entre l’approche des phénomènes urbains du point de vue de leurs fonctions et du point de vue de leurs valeurs signifiantes. Françoise Choay déjà concluait dans cette même perspective l’introduction de son anthologie L’Urbanisme. Utopies et réalités : « Les créateurs de l’industrial design s’étaient en effet laissés obnubiler par la fonction d’usage des objets, par leur « ustensilité », en négligeant leur valeur sémiologique. Ils avaient visé exclusivement la réalisation universelle du bien-être et méconnu le statut réel de l’objet socialisé, qui est à la fois utilisable pratiquement et porteur de significations. Or, le sens n’émerge pas naturellement de la bonne forme industrialisée ; au contraire, celle-ci veut ignorer l’épaisseur de sens de l’objet. C’est pourquoi (surtout dans les milieux socialement favorisés et parmi les consciences « saturées » de bien-être) on assiste aujourd’hui à une crise du fonctionnalisme. […] Ces remarques sont transportables au plan de la ville. Elle aussi a subi, à travers le modèle, le traumatisme de la bonne forme. Et c’était là, certes, le moyen de satisfaire rationnellement les grandes fonctions urbaines de base : celles qui font défaut aux non-logés, aux affamés de bienêtre pour qui, temporairement, Sarcelles représente le salut. Mais, au-delà de ce fonctionnalisme, au-delà du logement, il reste l’habiter. La ville n’est pas seulement un objet ou un instrument, le moyen d’accomplir certaines fonctions vitales ; elle est également un cadre de relations interconscientielles, le lieu d’une activité qui consomme des systèmes de signes autrement complexes que ceux évoqués plus haut. […] L’urbanisme a méconnu cette réalité, méconnaissant par là même la nature de la ville. L’apport essentiel de la critique de l’urbanisme aura précisément été de faire apparaître les significations multiples de l’établissement urbain. On peut néanmoins estimer qu’elle n’a pas encore su les relier assez explicitement en un système sémiologique global, à la fois ouvert et unifiant. L’idée d’un tel système n’est pas neuve. Victor Hugo déjà, dans un célèbre chapitre de NotreDame de Paris, n’avait pas hésité à comparer l’architecture à une écriture et les villes à des livres » (Choay 1965, 77-78). 2 Voir par exemple « Les revenants de la ville » où de Certeau évoque le « quadrillage des planificateurs fonctionnalistes » (Certeau 1990, t. 2, 189). 3 « Ce qui se passe au-dessous de la technologie et trouve son jeu nous intéresse ici. C’est sa limite, repérée depuis longtemps mais à laquelle il faut donner une autre portée que celle d’un no man’s land. Car il s’agit des pratiques effectives. Les concepts connaissent bien cette mouvance à laquelle ils donnent le nom de « résistances » et qui trouble les calculs fonctionnalistes (forme élitiste d’une structure bureaucratique). Ils ne peuvent pas ne pas s’apercevoir du caractère fictif qu’instille dans un ordre son rapport à la réalité quotidienne. Mais ils ne doivent pas l’avouer. […] Revenons plutôt à la rumeur des pratiques quotidiennes. Elles ne forment pas des poches dans la société économique. Rien à voir avec ces marginalités qu’intègre bientôt l’organisation technique pour en faire des signifiants et des objets d’échange. 312 Guillaume Sibertin-Blanc/ Pratiques de la ville et inconscient urbain Par elles, au contraire, une différence incodable s’insinue dans la relation heureuse que le système voudrait avoir avec les opérations dont il prétend assurer la gestion. Bien loin d’être une révolte locale, donc classable, c’est une subversion commune et silencieuse, quasi moutonnière – la nôtre » (Certeau 1990, t. 1, 292-293). 4 Nous avons proposé à notre tour quelques propositions en ce sens, à partir de la « géophilosophie » de Gilles Deleuze, dans « Cartographie et territoires : la spatialité géographique comme analyseur des formes de subjectivité » (Deleuze 2010, 225-238). 5 Il y a pourtant bien quelques évocations de mouvements de translation dans l’espace ; ainsi par exemple dans les paragraphes sur les voyages des utopiens, ou lorsqu’il est fait mention des habitants venant en foule aux séances d’éducation au temple ou dans les champs. Mais il faut dire ici ce que le narrateur dit des voyageurs : les Utopiens sont « partout chez eux », autrement dit le déplacement dans l’espace n’introduit aucune altérité, ne rompt jamais le rapport spéculaire entre la société et l’espace qu’elle occupe. On y reviendra. 6 Dans « Les gratte-ciel par la racine » (1954), Debord s’en prend à la suppression de la rue réclamée par Le Corbusier au profit de la promotion des « guettos à la verticale » (Debord 2006, 143-144). 7 Cette surface d’inscription paradoxale, espace de bordure ouvert sur le visible où rien ne peut s’inscrire (ou rien ne peut se lire), devrait être confrontée avec les analyses de Lyotard sur la « figure », et son travail atextuel, énergétique et plastique dans l’activité graphique – écriture, écriture du rêve ou du fantasme, etc. (Lyotard 1971). 8 « Les lieux de délibération et de décision politiques sont effacés ou occultés par le jeu des réseaux spatiaux de la ville […] L’utopie exécutive représente et résume (nulle part) l’ubiquité représentative (partout). Le prince est nulle part comme l’élection populaire est partout […] Cette chaine de délégations par laquelle le peuple utopien exprime son pouvoir ne trouve pas à s’inscrire dans l’espace référé par le discours, alors qu’elle se déploie et s’explique dans le discours constitutionnel de l’Utopie, c’est-à-dire dans le discours constitutif de l’Utopie même […]. Présent dans le discours, absent de la carte ou de l’espace référé par le discours, le politique, par cette absence même, désigne le procès économique qui, indiqué dans la carte, dans l’espace référé, supporte le sens de l’organisation politique, tout en se développant indépendamment d’elle dans le discours utopique » (Marin 1973, 169-171). 9 Bien qu’il ne se réfère qu’allusivement à la conceptualité freudienne, on trouve chez Walter Benjamin des indications allant en ce sens d’un lien, chez Baudelaire, entre identification/ville, en particulier dans ses analyses sur la « foule », comme mouvement de désindividualisation où la ville moderne entraîne ses « habitants », d’ailleurs mal nommés tels puisqu’ils sont plutôt de perpétuels étrangers (Benjamin 2000, 345-359). 313 META: Research in Hermeneutics, Phenomenology, and Practical Philosophy – II (2) / 2010 10 Voir le chapitre « Mythiques : ce qui "fait marcher" » dans L’Invention du quotidien (Certeau 1990, t. 1, 155). 11 À cet égard, la notion de « participation » introduite au cours des années 1960 dans les débats critiques sur les processus de conception et de décision dans l’aménagement du territoire, et que de Certeau reprendra dans le second volume de L’Invention du quotidien, risque peut-être de recouvrir pudiquement la difficulté plutôt que de préciser les termes du problème même, celui que pose plus généralement le contrôle démocratique des conditions d’habitation de l’espace urbain. REFERENCES Besse, Jean-Marc. 2004. “Vues de ville et géographie.” In Figures de la ville et construction des savoirs. Architecture, urbanisme, géographie, sous la direction de F. Pousin. Paris : CNRS Editions. Barthes, Roland. 1985. “Sémiologie et urbanisme.” Dans L’Aventure sémiologique, de Roland Barthes, 261-271. Paris : Seuil. Benjamin, Walter. 2000. “Sur quelques thèmes baudelairiens.” Dans Œuvres de Walter Benjamin, tome III, traduit en français par M. de Gandillac. Paris: Gallimard. Certeau, Michel de. 1990. L’Invention du quotidian. Tome 1 (Arts de faire) et Tome 2 (Habiter, cuisiner). Paris : Gallimard. Choay, Françoise. 1965. L’Urbanisme. Utopies et réalités. Paris: Seuil. Choay, Françoise. 1996. La Règle et le modèle. Sur la théorie de l’architecture et l’urbanisme. Paris : Seuil. Colloque sur la sémiotique de l’espace. 1979. Sémiotique de l’espace. Architecture, urbanisme, sortir de l’impasse. Paris : Denoël. Debord, Guy. 2006. “Les gratte-ciel par la racine.” Dans Œuvres de Guy Debord, édition établie et annotée par Jean-Louis Rançon, en collaboration avec Alice Debord, préface et introductions de Vincent Kaufmann. Paris : Gallimard. 314 Guillaume Sibertin-Blanc/ Pratiques de la ville et inconscient urbain Sibertin-Blanc, Guillaume. 2010. “Cartographie et territoires : la spatialité géographique comme analyseur des formes de subjectivité selon Gilles Deleuze.” L’Espace géographique 3: 225-238. Lyotard, Jean-Francois. Klincksiek. 2002. Discours, figure. Paris : Marin, L. 1973. Utopiques jeux d’espace. Paris : Minuit. Guillaume SIBERTIN-BLANC est maître de conférence de philosophie à l'Université Toulouse-Le Mirail, secrétaire de l'Association EuroPhilosophie, et coordinateur du Groupe de Recherches Matérialistes (ERRAPHIS-UTM Toulouse/CIEPFC-ENS Paris). Ses travaux portent sur la philosophie française du XXe siècle, et sur les tranferts conceptuels entre philosophie et sciences humaines et sociales dans la pensée politique contemporaine. Dernières publications : Deleuze et l’Anti-Oedipe. La production du désir, Paris, PUF, 2010 ; trad. esp. Deleuze y el Antiedipo. La producción del deseo, Buenos Aires, Nueva Visión, 2010 ; Violences : anthropologie, politique, philosophie, Toulouse, EuroPhilosophie Editions, 2010. Adresse: Guillaume Sibertin-Blanc, PhD Université de Toulouse II - Le Mirail Département de Philosophie 5 allées Antonio Machado 31058 Toulouse, Cedex 9, France E-mail: sibergui@wanadoo.fr 315