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Le palimpseste de Ṣanʿā’ : Deux Corans superposés
Asma Hilali, Londres
La découverte des manuscrits de Ṣanʿā’ en 1972 met en lumière l’existence de milliers de
manuscrits coraniques ainsi que d’autres manuscrits retrouvés dans le faux plafond de la
grande mosquée de Sanaa. La mise à jour de ces manuscrits a constitué et constitue toujours
un parcours long et complexe dans lequel intervient institutions étatiques et privées, locales
et étrangère, arabes et européennes. Des individus y participent également, savants et
marchands d’antiquités, habités plus ou moins par un souci scientifique et une curiosité
profonde quant à la valeur historique des manuscrits. Au rythme de la tendance des études
coraniques, l’histoire des manuscrits de Sanaa présente sous de multiples facettes la relation
complexe entre héritage islamique et savoir occidental.
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Je me limiterais ici a l’apport scientifique de la découverte des manuscrits de Sanaa en
présentant un manuscrit précis, celui qui porte la référence 01.27.1 à Dār al-Maḫţūţāt Ṣanʿā’
au Yemen, souvent appelé le palimpseste de Ṣanʿā. Le savant allemand Gerd Puin est le
premier à avoir souligné, en 1972, l’importance de ce manuscrit en raison des différences
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entre les fragments coraniques qu’il contient et le Coran standard. Jusqu'à nos jours, le
palimpseste de Ṣanʿā n’a pas fait l’objet d’une édition complète. Le palimpseste de Ṣanʿā’ se
présente comme des fragments d’un texte coranique à deux niveaux que nous appelons
« inférieur » et « supérieur » : Des fragments du Coran partiellement effacés sur lesquels on
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a écrit un deuxième Coran également fragmenté. Daté par les experts du VII siècle (I
er
siècle islamique), ce manuscrit est associé dans l’imaginaire des musulmans et des non3
musulmans à une période souvent appelée « originelle ». En effet, qu’elles soient
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Voir le résumé du parcours du manuscrit dans l’article récent de Scott Macmillan, Sanaa City Book.
http://www.historytoday.com/scott-macmillan/sanaa-city-book.
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G. R. Puin, Observations on early Qur’an manuscripts in Ṣanʿā’, dans Stephan Wild (ed.), The Qur’an as text,
Leyde, New York, Cologne, 1996, p. 107-111.
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Des tentatives de datation ont été entreprises par des chercheurs se basant surtout sur la méthode d’analyse
Radio Carbone 14. Voir à ce propos, H. G. Von Bothmer, K. H. Ohlig et G. R. Puin « Neue Wege der
Koranforshung » dans Magazin Forschung (Univsersitat des Saarlandes), I, 1999, p. 33-46 ; B. Sadeghi et U.
Bergmann, «The Codex of a Compagnion of the Prophet and the Qur’ān of the Prophet», dans Arabica 57, 2010,
p. 343-436.
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apologétiques ou scientifiques, les études coraniques ont souvent en commun une
interrogation profonde, mais inféconde sur « les origines du Coran ». Faute de trace
matérielle d’un Coran complet remontant au premier siècle de l’Islam, aucune connaissance
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dans ce domaine ne peut être certifiée. Notre travail de déchiffrement des deux textes,
supérieur et inferieur, du manuscrit s’est limité à deux objectifs préliminaires : la
reconstitution des deux textes et l’analyse des types de variantes coraniques qui s’y trouvent.
Le texte inférieur du manuscrit ainsi que le texte supérieur sont des fragments du texte
coranique, mais aucun signe matériel ne permet d’avancer qu’il existe, à l’origine de cet
ensemble de feuillets disparates, un Coran complet. Dans l’état actuel des recherches, tout
travail d’édition de ce manuscrit ne peut aboutir à des conclusions qui concerneraient
l’ensemble du texte coranique car les feuillets dont nous disposons appartiennent
probablement à des manuscrits différents. La présence de plusieurs mains de scribes et de
correcteurs, surtout dans le texte inférieur, va dans le sens de cette hypothèse. L’édition de
ce texte exige donc d’accorder une considération particulière à chaque fragment, et ceci
d’une manière indépendante car leur unité matérielle actuelle n’est probablement que le
fruit du hasard. On peut avancer l’hypothèse que les deux textes, inférieur et supérieur,
n’étaient peut-être pas destinés au même type d’usage. Livre voué à un usage liturgique?
Manuel d’enseignement et d’apprentissage du Coran? Support pédagogique? Codex? La
découverte du manuscrit dans le faux plafond de la mosquée de Ṣanʿā’ peut être expliquée
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par la tradition ancienne de stockage de textes religieux ou ayant un contenu religieux. Elle
n’explique pas néanmoins à quoi a servi le manuscrit.
Description et contenu du manuscrit
Le manuscrit compte 38 feuillets disjoints de 30 lignes chacun. Les bords des feuillets sont
non seulement irréguliers, mais parfois endommagés. Le processus de dégradation a entamé
plusieurs feuillets et 28 d’entre eux seulement ont pu être déchiffrés, dont 9 presque
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Y. Ragheb, « Les premiers documents arabes de l’ère musulmane » dans Aspects du septième siècle, Etudes et
travaux, à paraitre, Paris 2012. Je remercie Youssef Ragheb qui m’a permit de consulter cet article ; F. Imbert,
« Le Coran dans les graffiti des deux premiers siècles de l’Hégire » dans Arabica, 47, 2000, p. 381-390.
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J. Sadan “Genizah and Genizah-like Practices in Islamic and Jewish Traditions” dans Bibliotheca Orientalis,
1/2 (1986), pp. 37-58; p. 42, note, 24.
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entièrement effacés. Le processus d’effacement n’est pas toujours dû à la superposition des
deux textes mais au mauvais état du manuscrit.
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Le texte inférieur du manuscrit se distingue parfois entre les lignes du texte supérieur. Ceci a
des implications majeures quant au déchiffrement des deux textes et surtout du texte
inférieur. Les seules traces qu’on a de ce dernier se trouvent entre les lignes du texte
supérieur. Les mots sont coupés en fin de ligne lorsque la dernière lettre n’est pas liée à celle
qui la précède. Cependant, l’espace vide qui se trouve entre les mots n’est pas uniforme, ce
qui rend totalement inadéquate l’édition du texte de ce mansucrit utilisant les caractères
arabes modernes disponibles dans les programmes d’informatique ou encore sur Internet
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d’autant plus que le texte n’est pas diacrité. Nous relevons également dans le texte
inférieur la présence d’espaces blancs qui ne s’expliquent ni par l’effacement du texte ni par
la présence d’une variante.
L’aspect fragmentaire des passages coraniques et le mystère qui entoure l’usage du
manuscrit exigent la plus grande prudence quant à l’interprétation de l’écriture. Dans sa
restitution, j’ai choisi de porter mon attention sur les particularités textuelles et
contextuelles du manuscrit. La découverte de variantes coraniques n’a jamais constitué pour
moi le but de ce travail d’édition, mais elles ont été le point de départ d’une interrogation
plus profonde, liée à l’usage du manuscrit par les scribes, récitants et auditeurs qui sont les
différents acteurs de sa transmission. Les variantes coraniques n’ont pas toujours, en effet, la
même importance et leur interprétation dépend du contexte de la transmission du texte.
Elles peuvent être liées notamment à des erreurs de scribes, et impliquent alors l’omission
ou l’addition de lettres ou de mots.
Le problème des variantes
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Des photos de certains folios du manuscrit sont diponible sur ce site : http://www.islamic-
awareness.org/Quran/Text/Mss/soth.html
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Th. Milo, Computing and the Qur'ān, some caveats: Schlaglichter: Die beiden ersten islamischen
Jahrhunderte, Berlin 2005, Markus Groß / Karl-Heinz Ohlig (Edd.), pp.494-515; Thomas Milo, T owards
arabic historical script grammar, through contrastive analysis of Qurʾān manuscripts : Writings and Writing,
from another world an another era - investigations in Islamic Text and Script in Honour of Dr Januarius Justus
Witkam (Archetype-Brill, forthcoming in 2012), pp.249-292.
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Texte supérieur
Le texte supérieur du palimpseste présente des variantes par rapport au Coran standard
(l’édition du Caire imprimée en 1924). Elles peuvent être attribuées à des erreurs
involontaires de la part des copistes : omission de lettres ou mots ou encore ajouts de ces
mêmes lettres et mots. Il y a aussi des variantes intentionnelles faites dans le but de corriger le
texte. Elles peuvent indiquer une provenance différente du texte, dans notre cas, un codex
coranique différent du Coran standard. Ce texte supérieur présente des variantes régulières,
on retrouve par exemple des variantes orthographiques comme la suppression de certaines
voyelles longues, comme le remplacement de la voyelle a fatḥa longue par un wāw : ḥayawāt
au lieu de ḥayāt (vie).
حيوة
au lieu de
حياة
On notera également l’absence du signe hamza marquant l’attaque vocalique. Il est parfois
remplacée par la lettre yā’.
وايتا ذي القربىau lieu de وايتاء ذي القربى
Les variantes de vocabulaire concernent des mots entiers inversés :
خلف وناديناه من
au lieu de
وناديناه من جانب
Quant aux variantes de pronoms personnels, elles concernent le changement de
pronoms personnels , ainsi le verbe s’accorde avec le pronom vous au lieu de ils :
فتمتعوا فسوف تعلمونau lieu de فيتمتعوا فسوف يعلمون
Les variantes relevées dans le texte supérieur sont de même type que celles des plus anciens
corans de type hijazite. Elles ont été repérées par le savant Arthur Jeffery qui a composé un
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outil de travail essentiel sous forme de répertoire de toutes les variantes coraniques
disponibles dans la littérature des lectures coraniques canoniques.
Quel est le lien entre le texte supérieur et le texte inférieur du manuscrit ? Aucun si ce n’est le
fait qu’ils se trouvent tous deux sur le même parchemin, contraints au même espace
d’écriture. Le Coran supérieur ne reproduit pas à l’identique le Coran effacé au niveau
inférieur du palimpseste. Force est de croire que le texte inférieur a été effacé dans le but de
le faire disparaître pour réutiliser le parchemin.
Texte inférieur
Dans le texte inférieur, chaque folio comporte approximativement 29 lignes et il y a des
espaces blancs : on ne sait pas s’il s’agit d’espaces laissés vides ou de mots qui ont été effacés
sans laisser aucune trace. Ce texte inférieur indique la présence de deux scribes au moins. Il
comporte les sourates suivantes : 2 (La Vache), 8 (Le Butin), 9 (Le Repentir), 15 (al-Ḥijr), 19
(Marie), 24 (La Lumière), 33 (Les Coalisés), 34 (Saba’). Lorsqu’elle est visible, la séparation
entre les sourates du Coran est signalée avec une ligne droite. Le texte inférieur contient des
omissions et des ajouts par rapport au texte coranique standard. Ces mêmes ajouts
correspondent cependant, souvent, au lexique coranique.
Un passage particulier du manuscrit a attiré mon attention : il s’agit de la fin de la sourate 8
« Le Butin » (al-Anfāl ) . Entre la fin de la sourate 8 et la fin de la ligne 7, le scribe a tracé
une ligne. Il s’agit de l’un des deux endroits où l’on observe la fin d’une sourate et le début
d’une autre. Ce passage est d’autant plus intéressant qu’il s’agit de la sourate 9, « al-Tawba »
(Le Repentir), la seule, dans la tradition islamique, à ne pas commencer par la basmala. Or
dans ce folio, le texte de la sourate 9 commence par la basmala (voir le début de la ligne 8).
Le reste de l’écriture de la ligne 8 n’est pas lisible mais on peut distinguer au début de la ligne
9 la formule suivante :
« Ne dis pas : -Au nom de Dieu ». Nous avons reconstitué cette phrase
injonctive au début de la ligne 9 du folio et dans l’édition du même passage. Suite à cette
reconstitution, il nous est permis de croire qu’il y a dans ce folio du manuscrit une forme de
correction de l’écriture du scribe. S’agit-il du même scribe qui écrit la basmala et qui
l’annule une ligne plus loin ? L’état de l’écriture ne permet pas de l’affirmer. Cependant, la
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présence d’une basmala comme une sorte d’automatisme de l’écriture au début d’une
sourate du Coran et son annulation à la ligne suivante met en scène une sorte de dialogue
entre deux instances, celle qui écrit et celle qui corrige. L’injonction « Ne dis pas : -Au nom
de Dieu » dénoterait l’intervention d’une main correctrice dans le manuscrit. Il s’agit d’une
remarque didactique qui corrige le texte en fonction des règles de l’écriture du Coran et de
sa récitation et précise que la basmala ne se prononce pas au début du chapitre 9. Elle
signifie deux choses : un texte du Coran était déjà connu au moment où le copiste a corrigé
ce qu’il considère comme une erreur ; les règles de la récitation du Coran devaient être
connues de ceux qui ont copié et corrigé ces textes.
Les remarques précédentes nous laissent croire que le texte inférieur n’appartient pas à un
codex du Coran mais à un support voué à un usage autre que liturgique. Il pourrait s’agir
d’un texte ayant un statut intermédiaire, situé entre l’aspect fixe du codex et l’aspect
inachevé de l’exercice scolaire. Je serais tentée de dire que le (ou les) scribes du texte
inférieur ne reproduisent pas le codex du Coran mais qu’ils mettent par écrit certaines règles
d’apprentissage de fragments coraniques.
Par ailleurs, les variantes du texte inférieur sont problématiques dans le sens où il n’est pas
possible de vérifier leur régularité dans l’ensemble du manuscrit. Un autre aspect essentiel
concerne l’originalité de ces variantes qui ne figurent pas dans la littérature des variantes
canoniques ni dans les variantes coraniques recensées par les auteurs Shiʿites. Il s’agit donc
de variantes inédites ce qui pousse certains chercheurs à proposer l’hypothèse d’un Coran
pré-Uhtmanien c’est-à-dire plus ancien que le canon adopté par la communauté des
musulmans à l’initiative du troisième calife Uhtmân Ibn ʿAffān (m.656 C.A.)
Un processus de transformation
La variante coranique concernant la basmala permet de supposer qu’une tradition exégétique
a accompagné les séances d’apprentissage du Coran. Par leur ancienneté, les fragments du
texte inférieur du palimpseste, témoignent de l’existence d’un texte coranique plus ou moins
fixé probablement dès le premier siècle de l’Islam. On doit supposer que des normes
concernant l’écriture du Coran, sa récitation et son interprétation circulaient déjà parmi la
communauté des croyants au moment où le copiste du texte inférieur a corrigé les erreurs du
texte et a apporté ses notes exégétiques. Le scribe ne reproduit pas seulement certains
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fragments du Coran mais met également par écrit les lois de la récitation. Malgré son
ancienneté, le palimpseste de Ṣanʿā’ n’est donc probablement pas la plus ancienne trace du
texte coranique, qui a probablement circulé du vivant du Prophète Muḥammad, c’est-à-dire
avant 632 de l’ère chrétienne. A en croire les traditions relatant la transmission du texte sacré
aux deux premiers siècles de l’islam, la version la plus ancienne aurait été une version orale,
préservée dans la mémoire des hommes. Ce qui pourrait apparaître comme un travail ingrat
de reconstitution d’un texte connu à partir de fragments disparates, nous a permis de prendre
contact avec un manuscrit d’une importance capitale qui montre que la transmission est aussi
un processus de transformation et d’écriture créative.