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La géographie, émergence d’un champ scientifique France, Prusse et Grande-Bretagne 1780-1860 La géographie, émergence d'un champ scientifique. France, Prusse et Grande-Bretagne (1780-1860) Laura Péaud DOI : 10.4000/books.enseditions.7157 Éditeur : ENS Éditions Lieu d'édition : Lyon Année d'édition : 2016 Date de mise en ligne : 9 novembre 2016 Collection : Sociétés, Espaces, Temps ISBN électronique : 9782847888218 http://books.openedition.org Édition imprimée Date de publication : 8 novembre 2016 ISBN : 9782847888195 Nombre de pages : 280 Référence électronique PÉAUD, Laura. La géographie, émergence d’un champ scientifique : France, Prusse et Grande-Bretagne 1780-1860. Nouvelle édition [en ligne]. Lyon : ENS Éditions, 2016 (généré le 05 mai 2019). Disponible sur Internet : <http://books.openedition.org/enseditions/7157>. ISBN : 9782847888218. DOI : 10.4000/books.enseditions.7157. © ENS Éditions, 2016 Conditions d’utilisation : http://www.openedition.org/6540 COLLECTION SOCIÉTÉS, ESPACES, TEMPS Dirigée par Christine Detrez, Guillaume Garner et Yves-François Le Lay SOCIÉTÉS, ESPACES, TEMPS La géographie, émergence d’un champ scientiique France, Prusse et Grande-Bretagne 1780-1860 Laura Péaud ENS ÉDITIONS 2016 Éléments de catalogage avant publication L’émergence de la géographie scientiique. France, Prusse et Grande-Bretagne (1780-1860) / Laura Péaud – Lyon, ENS Éditions, impr. 2016 – 1 vol. ( 276 p.) : couv. ill. ; 23 cm. (Sociétés, espaces, temps) Bibliogr. : p. 259-270. Index : p. 271-272. isbn 978-2-84788-819-5 (br.) : 26 euros Cet ouvrage est difusé sur la plateforme OpenEdition books en HTML, ePub et PDF : http://books.openedition.org/enseditions/ Tous droits de reproduction, de traduction et d’adaptation réservés pour tous pays. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit, sans le consentement de l’éditeur, est illicite et constitue une contrefaçon. Les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective sont interdites. Illustration de couverture : Portulan, [15..], carte des océans Indien et Pacifique ; zodiaque du Cancer : écrevisse, f. 23 v-24. © Cliché bibliothèque municipale de Lyon, Ms 176 Cet ouvrage a été publié avec le concours de l’Université Lumière Lyon 2 et du laboratoire IRG-EVS (UMR5600), ainsi que du CNRS/UMR5600 Laboratoire Environnement, Ville et Société. © ENS ÉDITIONS, 2016 École normale supérieure de Lyon 15 parvis René Descartes BP 7000 69342 Lyon cedex 07 isbn 978-2-84788-819-5 À la mémoire d’Isabelle Thomas-Pottier Note aux lecteurs Cet ouvrage est issu d’un travail universitaire de thèse, soutenue le 17 novembre 2014 à l’Université Lumière Lyon 2 sous la direction d’Isabelle Lefort, sous le titre original suivant : Du projet scientiique des Lumières aux géographies nationales. France, Prusse et Grande-Bretagne (1780-1860). Le présent ouvrage a été partiellement remanié par rapport au travail initial : la dimension méthodologique est allégée, au proit d’une plus grande luidité de lecture ; plusieurs chapitres analysant l’objet d’étude à l’échelle individuelle ont également disparu. L’ensemble des allègements efectués ne remettent pas en cause les résultats obtenus lors de la recherche doctorale et qui sont présentés ici. Introduction À l’origine de cet ouvrage, se situe une rencontre avec un objet d’étude inattendu. À l’occasion de précédentes recherches, notre attention de géographe et d’historienne de la géographie a été retenue par la igure d’Alexander von Humboldt. Plus précisément, me penchant sur la manière dont ce naturaliste a jeté les bases du raisonnement géographique au début du xixe siècle (Péaud, 2009), un épisode de son parcours m’a particulièrement saisie. Il s’agit de son passage en Asie, en 1829, alors qu’il efectue le pendant de son voyage américain de 1799 à 1804 (Ette, 2007). À cette occasion, Humboldt réalise son périple sous le contrôle total du tsar Nicolas Ier, de son ministre Cancrin, qui le inancent généreusement, et surtout des cosaques qui encadrent perpétuellement ses déplacements (Humboldt, 2009a). Cet encadrement n’est pas seulement économique et logistique, il est également intellectuel et possède des retombées scientiiques et épistémologiques considérables sur les travaux de Humboldt (Péaud, 2012, 2014). En efet, le naturaliste prussien doit limiter ses recherches à des aspects géologiques et accepte de taire les questions sociales qui pourtant l’alertent. Le déroulement du voyage russe révèle une tension qu’Ottmar Ette qualiie de « schizophrénie humboldtienne » (Ette, 2007 : 23). Le désir d’indépendance de Humboldt, qui tend vers l’horizon de la vérité scientiique, se heurte aux obligations imposées par le pouvoir russe. Cet épisode pourrait sembler anecdotique si l’on considère la longévité scientiique humboldtienne. Mais il a agi pour moi comme un révélateur : on peut considérer la production scientiique hors-sol, c’est-à-dire hors de son contexte sociétal et politique. À partir de ce constat, nous avons résolu de 10 La géographie : émergence d’un champ scientiique questionner l’inluence et la place du et de la politique dans les modalités de la production des savoirs géographiques en Europe au début du xixe siècle. C’est de ce choc intellectuel qu’est né notre objet de recherche. Fort de cette envie initiale, le sujet de cet ouvrage articule une rélexion épistémologique : quelles relations entretiennent les sphères politique et géographique ?, et une rélexion historique : quel est le contexte de production des savoirs géographiques en France, en Prusse et en Grande-Bretagne entre la in du xviiie et le début du xixe siècle ? Il a vu le jour dans un contexte académique européen particulier. Appartenant autant au champ de l’histoire des sciences qu’à celui de la géographie, il se situe dans une position d’entre-deux académique, puisque certains considèrent encore qu’établir l’histoire de sa discipline de recherche ferait dans une certaine mesure sortir du champ qu’elle occupe. Toutefois, la pratique rélexive s’impose peu à peu à la géographie, à l’instar des habitudes cultivées dans les autres sciences humaines, même si elle demeure un habitus à airmer. Les sphères anglophone et germanophone, bien plus habituées à réléchir sur les modalités du faire géographie, cultivent quant à elles une vraie tradition de la rélexivité et de l’historicisation des pratiques géographiques. Il faut rappeler ici les travaux de Hugh Clout (2009), Gerhard Engelmann (1983), ou encore ceux de David N. Livingstone, seul (2003) ou avec Charles W. J. Withers (2005), Iris Schröder (2011) et Karl Schlögel (2007). La sphère de la géographie française rattrape son retard sur le monde anglophone. Après quelques travaux portant sur la dimension historique de la discipline, mais souvent de manière érudite (Broc, 1972), quelques pionniers s’emparent de cette approche ; c’est notamment le cas de Philippe et Geneviève Pinchemel (1988) ou Vincent Berdoulay (1995). De manière plus récente, cet intérêt se renforce, tout en prenant appui sur quelques moments forts de la discipline : l’après 1870 pour Isabelle Lefort (1992) et surtout le moment vidalien, qui constitue une période essentielle d’interrogations pour les géographes, comme on peut le constater à travers les travaux de Marie-Claire Robic (2001, 2006a) ou d’Olivier Orain (2003). Progressivement, la géographie se positionne comme une science ayant une véritable légitimité à réléchir elle-même à la manière dont elle produit ses savoirs. Les rélexions historiques et épistémologiques se structurent peu à peu par leur institutionnalisation progressive, au sein par exemple de l’équipe d’accueil EHGO (Épistémologie et histoire de la géographie, UMR Géographie-cités). Un développement contemporain de ce type de recherches est également bien visible parmi les géographes français, en particulier au sein de la jeune génération, constituant pour certains une vogue historiographique (Robic, 2006b). Cet ouvrage s’inscrit entièrement dans le mouvement de montée en rélexivité constaté depuis plusieurs années en géographie, mais aussi dans l’ensemble de la sphère des sciences humaines et sociales. L’ère de la post-modernité reva- Introduction 11 lorise le lien objet / sujet, et ce faisant, plutôt que de s’attacher à en démontrer la distance, elle vise au contraire à mettre au jour les relations complexes qui nouent le chercheur à son objet (de Certeau, 1990 ; Latour, 1989 ; Latour, Woolgar, 1996). Comprendre en efet comment l’on passe d’un sujet (compris au sens individuel comme collectif ) à une production scientiique, ce qui se joue dans le passage de l’intentionnalité à l’efectivité paraît en efet très riche de sens. L’exigence de rélexivité peut aussi s’entendre sur le temps long de la discipline : convoquer le passé pour (ré)envisager le présent rend possible un jeu de miroir aux multiples relets. C’est cette perspective qui a animé cette recherche, dans laquelle les manières de faire géographiques en France, en Prusse et en Grande-Bretagne au début du xixe siècle sont interrogées dans une perspective croisée. D’autres inspirations provenant du courant de géographie culturelle ont nourri nos recherches, ce courant s’inscrivant lui-même dans le tournant plus vaste des cultural studies (Hunt, 2013). En posant le caractère situé des savoirs géographiques, le tournant culturel pousse depuis une vingtaine d’années à interroger les liens entre notre discipline et son contexte sociétal (Claval, Stazsak, 2008). Cette approche, qui met en avant l’importance essentielle de l’environnement, social, économique, politique et culturel, dans le processus de production des faits sociaux, rejoint de ce fait les travaux de Bruno Latour qui conçoit la production scientiique comme un fait social semblable à tous les autres (Latour, 1989, 2007). Ensuite, en termes d’objets, le tournant culturel invite à penser politique et géographie comme des univers particuliers, dotés d’éléments matériels et surtout idéels qui les déinissent. Ces univers se déclinent à l’échelle collective et individuelle. Cette dernière, celle du géographe pour moi, est particulièrement mise en valeur dans la géographie culturelle et encourage la mobilisation de matériaux originaux relevant du domaine de l’intime (correspondances, journal de voyage, croquis). En termes de matériaux, le texte, igure scientiique majeure de l’ère moderne (Berthelot, 2003), laisse aussi la place à des supports matérialisant le caractère évolutif et toujours inalement transitoire, ou intermédiaire, de la production scientiique (Hébert, 2009). Enin, aux représentations devenues objets à part entière et que le tournant culturel permet de révéler à travers une mobilisation de nouveaux matériaux, s’articule une approche culturelle qui vise à leur associer un / des mode(s) de conception de l’espace. La géographie culturelle, en valorisant bien évidemment la dimension spatiale, permet en efet de mettre à jour des schèmes spatiaux associés à des groupes ou à des individus (Besse, 2004). Dans la mesure où cet ouvrage interroge les relations entre le champ des savoirs géographiques et le champ du pouvoir au début du xixe siècle, cette approche culturelle de l’espace s’intègre pleinement à mes rélexions. Le tournant culturel invite en efet à se questionner sur l’efet miroir qu’engendre la mobilisation de nouvelles approches, c’est-à-dire sur la capacité qu’a la mobilisation de 12 La géographie : émergence d’un champ scientiique savoirs et savoir-faire venus d’autres disciplines à révéler les habitudes, mais aussi les failles méthodologiques ou théoriques de la géographie. De plus, le regard porté vers les sphères germanophone et anglophone permet de continuer à ouvrir l’horizon géographique français à d’autres habitudes et façons de faire disciplinaires et de participer au courant de l’histoire transnationale (Heilbron, 2009). Sphère politique et sphère scientiique : regards croisés À l’origine de cette recherche se situe une question simple : comment les champs politique et des savoirs géographiques interagissent-ils dans un temps donné (1780-1860) et dans des sphères données (France, Prusse et Grande-Bretagne) ? La délimitation de ce sujet, aussi bien en termes temporels et spatiaux qu’en termes d’objets, appelle quelques éléments de justiication et d’explicitation. Articuler savoirs géographiques et politique Le premier pôle de l’analyse se situe du côté des savoirs géographiques. Entre 1780 et 1860, cette discipline moderne telle que nous la connaissons et pratiquons aujourd’hui est en voie de constitution. À l’instar d’autres sciences à cette époque, telles que l’histoire, elle connaît un processus d’individuation et d’institutionnalisation (Claval, 2001, 2004). Le paysage scientiique européen se transforme : d’un projet encyclopédiste et universaliste émergent progressivement plusieurs disciplines individualisées (Besse, Blais, Surun, 2010 ; Schröder, 2011). On passe progressivement de savoirs géographiques, marqués par une essentielle pluralité de leurs modalités de production, à une science géographique, la fondation des premières sociétés de géographie entre 1820 et 1830 en témoigne (Lejeune, 1993). C’est dans l’atmosphère intellectuelle des Lumières que celle-ci trouve des conditions favorables à sa construction. Les philosophies du contrat social, telle celle de Rousseau, qui croient en une société perfectible, donnent un nouvel élan à la géographie politique. Parallèlement, l’usage des statistiques se développe (Bourguet, 1989 ; Palsky, 1996). La géographie se préoccupe alors du devenir de la société et constitue, dans une mesure qu’il s’agira d’évaluer et de qualiier, un véritable outil au service du politique. Cet objectif politique et social assigné à la géographie n’est pas tout à fait neuf, dans la mesure où les applications cartographiques de la géographie, que leur contenu soit de nature militaire ou statistique, servent déjà depuis des siècles les gouvernements européens (Desbois, 2012). Cependant, au tournant des xviiie et xixe siècles, puis tout au long du xixe siècle, la place sociale et le contenu de la production géographique évoluent : l’épisode révolutionnaire de même que le développement des Introduction 13 entreprises coloniales redéinissent périodiquement son rôle et renforcent ses liens avec le et la politique. En regard des savoirs géographiques, un autre objet complexe est convoqué dans cette étude : le champ politique. Tout d’abord, la nature, la taille ou encore la stabilité du maillage politique considéré sont diférentes dans les trois sphères culturelles abordées (France, Prusse et Grande-Bretagne). Un des enjeux de la recherche réside précisément dans la prise en compte diférenciée de ces trois sphères et dans la mise en perspective de ces trois contextes avec les modalités de production des savoirs géographiques qui y président. Ensuite, le champ du politique comprend deux niveaux distincts mais néanmoins liés : il est fait de l’imposition d’un pouvoir sur / dans un territoire, cette imposition étant mise en œuvre par des institutions, des normes, des organes et acteurs. Même si les facteurs du politique prévalent, il est évident que des éléments (diplomatiques, économiques…) de la politique menée par ces diférents États ne sauraient être évacués. Si l’accent est mis sur le premier terme, le binôme conceptuel politics / policy (le politique / la politique) constitue le deuxième pôle de l’analyse. Lorsque nous employons le politique dans le cours de cet ouvrage, cette expression recouvre les acteurs, voire les actants de la décision politique, qui seront précisés à mesure de leur convocation dans les analyses. Ce qui intéresse in ine cette recherche se situe dans l’interface entre la construction, efective et envisagée, d’un projet étatique et la fabrication de la science géographique. Le champ politique interrogé dans son rapport à l’histoire des sciences est un enjeu ancien et de plus en plus important de la rélexion épistémologique (Foucault, 1969, 1975 ; Girard, 1972 ; Gauchet, 1985, 2003 ; Weber, 2002). L’élucidation des relations entre champ scientiique et champ politique émerge peu à peu en épistémologie de la géographie, mais demeure un questionnement encore mineur, alors même que les autres sciences humaines en ont fait un objet à part des interrogations historiographiques. Les travaux fondateurs de Michel Foucault ne sont bien sûr pas étrangers à cet intérêt (Foucault, 1969, 1975). Les champs de la géographie et du politique sont pourtant indissociables l’un de l’autre. Géographie et politique sont tout d’abord articulés dans leurs usages. Ceux-ci relèvent de la cartographie, d’une part, et du domaine de l’expertise et de l’intervention, d’autre part (Palsky, 1996). Historiquement, la géographie est un domaine de l’expertise au service de l’État (Desbois, 2012). Ensuite, les champs de la géographie et du politique sont liés dans le registre des modalités : les connaissances géographiques sont en efet traditionnellement mobilisées dans les entreprises de maillage politique des espaces. Vidal de La Blache aidant au tracé de la frontière entre le Brésil et la Guyane française (Mercier, 2009) ou l’actualité plus récente du découpage régional en constituent deux exemples parmi d’autres. Enin, ils sont articulés du point de vue des périmètres d’objet reconnus par les géographes. Le « politique » fonctionne comme un objet de 14 La géographie : émergence d’un champ scientiique la géographie, dont les modalités analytiques ont largement évolué (Lacoste, 1976 ; Rafestin, 1980). Aujourd’hui, les travaux épistémologiques en viennent à considérer le politique comme un opérateur de la fabrique géographique (Besse, Blais, Surun, 2010 ; Schröder, 2011). Bien que les champs de la géographie et du politique aient déjà été l’objet de regards croisés, peu de travaux ont encore été réalisés de manière systématique sur la place du politique dans le développement et la construction de la discipline. Dans le cas de la géographie, ces recherches sont seulement esquissées par plusieurs chercheurs. Et paradoxalement, ces chercheurs ne sont eux-mêmes pas géographes de formation. Cette question intéresse des philosophes, comme Jean-Marc Besse (Besse, Blais, Surun, 2010), ou bien des historiens, tels qu’Hélène Blais (2005), Isabelle Laboulais-Lesage (1999, 2008) ou, en Allemagne, Iris Schröder (2011). Cette dernière a d’ailleurs consacré en 2011 un ouvrage comparant les situations de la France, de la Prusse et de la Grande-Bretagne sur une période assez proche de celle choisie ici même (1790-1870), preuve que les modalités de production des savoirs géographiques envisagées de manière croisée font de plus en plus l’objet d’interrogations historiques, qui ne portent plus uniquement sur le moment de fondation des écoles nationales, mais remontent en amont. Cette recherche s’inscrit dans cette veine et fait le pari que les géographes eux-mêmes peuvent s’emparer de manière opératoire de cette question. En efet, Iris Schröder met aussi l’accent sur le tournant spatial et l’approche située de la science, qui est également un des ils conducteurs de ce travail. La présente recherche difère cependant de plusieurs manières du travail d’Iris Schröder, que ce soit en matière d’approches ou d’objets. Tout d’abord son ouvrage, Das Wissen von den ganzen Welt, est le fruit d’une recherche en histoire globale, alors que le nôtre est centré sur une approche transnationale. Ensuite, son travail envisage diféremment les liens entre la sphère du politique et la sphère des savoirs géographiques : si cette relation est bien questionnée, elle l’est davantage d’un point de vue sociologique, institutionnel, voire économique, mais pas du tout d’un point de vue épistémologique comme notre recherche s’y eforce. Les objets difèrent également, puisqu’Iris Schröder accorde une grande importance aux savoirs géographiques populaires, ou grand public, objets peu analysés ici. Ce sont en efet les savoirs géographiques savants qui représentent les objets d’étude privilégiés. Enin, une des grandes diférences entre ces deux recherches tient aussi à la posture de départ : alors qu’Iris Schröder aborde l’histoire des savoirs géographiques en historienne, celle-ci s’inscrit pleinement dans le champ de la géographie. C’est en géographe, en utilisant les outils et productions de la géographie, que ce travail a été mené. Ce qui explique notamment l’attention toute particulière accordée à la production graphique et cartographique, qui est complètement absente du livre d’Iris Schröder. Introduction 15 Comparer et croiser trois sphères culturelles : France, Prusse et Grande-Bretagne Le périmètre géographique de cette recherche propose d’emblée une perspective comparatiste et croisée, dans la mesure où il embrasse trois sphères culturelles à la fois proches et distantes de par leur histoire et leurs caractéristiques politiques et culturelles. Il concerne la France, État constitué et centralisé, la Prusse, royaume à l’origine de l’uniication allemande, et enin la Grande-Bretagne, État fait d’une mosaïque de diférentes nations. Au cours de ce moment de transition et d’évolution aussi bien politique que scientiique que constitue la période 1780-1860, ces trois ensembles ont des fonctionnements à la fois semblables et spéciiques, aussi bien sur les plans scientiique que politique. Ce sont d’abord trois espaces de l’institutionnalisation précoce de la géographie. Les premières sociétés de géographie y voient le jour (Lejeune, 1993). Selon des calendriers diférents, ces trois espaces s’engagent aussi dans le processus de construction nationale (Thiesse, 1999), voire dans le processus colonisateur (France et Grande-Bretagne). Mais de grandes divergences les marquent aussi. Sur le plan intérieur, ils ne connaissent pas tous des régimes politiques de même nature. La France est marquée par une certaine instabilité, entre Révolution et Restauration. La Prusse initie dès le début du xixe siècle le projet d’un nationalisme prussien, puis allemand, et plus tard dans le siècle soutient l’idée d’une unité nationale allemande. La Grande-Bretagne a sans doute le régime politique le plus stable des trois, car sa révolution date de la in du xviie siècle, mais elle est aux prises avec les multiples nationalités constitutives du pays : anglaise, galloise, écossaise, irlandaise, cette dernière étant particulièrement problématique (Kenny, 2004). Les bouleversements politiques nombreux au cours de ce temps long (1780-1860) seront développés au il de l’argumentaire de cet ouvrage. Sur le plan extérieur, l’horizon de la colonisation se dessine : ces trois pôles y sont engagés d’une façon qui bouleverse le rapport à l’espace-monde et la gestion de l’espace (Grataloup, 2007), mais de manière inégale. La France et la Grande-Bretagne relancent ce processus fortement, alors que la Prusse se concentre sur son espace national. Ces trois sphères constituent le support de l’analyse relationnelle entre politique et géographie qui forme le cœur de notre recherche. En les considérant ainsi que leurs extensions territoriales variables au il de la période (évolution des frontières nationales, processus de colonisation), nous inscrivons de fait notre analyse dans la problématique des savoirs situés ( Jacob, 2007). Cette approche pose que le contexte, social, culturel et politique, dans lequel sont produits des savoirs possède un efet structurant sur ceux-ci, et pas seulement encadrant. 16 La géographie : émergence d’un champ scientiique Cette approche, développée en géographie depuis une vingtaine d’années, est bien sûr à replacer dans une tradition de pensée historique et sociologique prenant à son compte un tournant spatial. On peut citer Emmanuel Todd, un des premiers historiens à mettre en avant le caractère éminemment situé de tout phénomène : Ces cartes mettent très vite en évidence des coïncidences frappantes entre événements, entre structures, entre événements et structures. Elles révèlent l’existence de formes géographiques stables, traversant les siècles et dans lesquelles viennent s’inscrire, avec une belle régularité, avec une magniique discipline, événements, structures, phénomènes de tous ordres – économiques, religieux, idéologiques. L’espace lui-même paraît devenir un acteur de l’histoire, un déterminant de l’histoire des hommes. Ces formes géographiques immuables sont l’efet visible de l’action souterraine mais permanente de formes stables, fortement associées au cadre géographique, incrustées dans des lieux, et relativement indiférentes au temps. (Todd, 1996 : 20) Emmanuel Todd met particulièrement l’accent sur les structures démographiques et familiales, mais sa démarche s’inscrit parfaitement dans le tournant spatial opéré par les historiens et une grande partie des sciences sociales depuis une trentaine d’années. Interroger le processus de construction disciplinaire, c’est-à-dire le passage des savoirs géographiques à une science géographique, dans un périmètre géographique comprenant trois sphères culturelles et politiques, invite de facto à mettre l’accent sur la manière dont chaque environnement politique informe, ou non, ce processus : en quoi le processus de renforcement national à l’œuvre dans ces trois États donne-t-il lieu à des façons de faire nationales ? Si le titre annonce une répartition égale des analyses, une hiérarchie s’opère en fait entre ces trois sphères géographiques, pour des raisons de temps mais aussi d’ainité. La France et la Prusse fonctionnent comme les pôles principaux de cette recherche. Elles forment un diptyque fort, tandis que la sphère britannique fera l’objet d’éclairages plus ponctuels. Ces espaces n’ont donc pas le même statut au sein de ce travail, mais ils concourent tous à proposer une rélexion comparée et croisée. Embrasser un temps long : de 1780 à 1860 Outre un périmètre géographique étendu, ce travail fait également le choix d’embrasser un temps long de l’histoire de la discipline. La période allant de 1780 à 1860 présente une unité temporelle sur les plans politique et géographique, de même qu’une périodisation assez marquée. Le croisement de ces diférents champs et échelles permet de faire de deux dates précises, 1785 et 1859, les bornes temporelles de notre sujet, encadrant ce qu’il convient d’appeler un long premier xixe siècle. Ces deux dates correspondent à des symboles forts. Introduction 17 1785 voit en efet le départ de La Pérouse pour son voyage autour du monde, tandis que 1859 correspond à l’année de décès de deux géographes prussiens majeurs, Humboldt et Ritter, ainsi qu’à la parution de L’origine des espèces de Darwin, qui va modiier le contexte scientiique européen, voire mondial. Audelà cependant de ces symboles encadrant, cette période constitue une matrice temporelle eiciente pour aborder la question des liens entre le champ politique et la sphère géographique en cours de construction. Cette périodisation ne s’impose pas d’elle-même, mais tient compte de diférents facteurs. Tout d’abord, c’est bien le contexte européen, dans une dimension d’histoire politique et culturelle, qui est pris en compte : il englobe et déborde la situation respective des trois entités géographiques choisies, ainsi que les champs politique, scientiique et géographique. Ensuite, chacune de ces entités, France, Prusse puis sphère germanique et Grande-Bretagne, possède une chronologie qui lui est propre, que le travail prend également en charge. Là encore, il s’agit de saisir conjointement les enjeux liés aux champs politique et géographique. À plus grande échelle et au sein de la sphère géographique, la chronologie des institutions et des individus est aussi d’importance et sera prise en compte dans le corps de la recherche. Le choix de ce qu’on peut appeler le « moment 1800 » comme moment de focalisation relève tout d’abord d’un certain renouveau historiographique pour le premier xixe siècle (Aprile, 2010). Ce changement de vision historiographique intervient aussi chez les historiens de la géographie. Hélène Blais et Isabelle Laboulais-Lesage (2006) remarquent notamment que la in du xviiie siècle et le début du xixe siècle constituent un impensé collectif chez les géographes. Pris en tenaille entre l’âge d’or des explorations (xviie et xviiie siècles) (Broc, 1972) et la création de l’École française de géographie (Berdoulay, 1995 ; Robic, 2006a), cette époque a longtemps été perçue comme digne d’une moindre attention. Cela s’avère également une réalité de la bibliographie anglophone (Withers, 2007). Le monde germanophone a plus tôt fait une place à cette période, en considérant notamment de façon hagiographique les deux héros de la discipline, Humboldt et Ritter (Engelmann, 1983). Cette tendance générale à « impenser » cette période s’inverse cependant depuis une dizaine d’années. Des historiens ont engagé ce mouvement : Marie-Noëlle Bourguet, Hélène Blais, Isabelle Laboulais-Lesage ou encore Isabelle Surun soulignent, entre autres, la richesse et la multiplicité des géographies et géographicités du moment 1800. Des philosophes des sciences poursuivent également ce mouvement. Les travaux de JeanMarc Besse s’inscrivent par exemple dans cette tendance : après avoir porté sur les xvie et xviie siècles (Besse, 2003a, 2004), ils se décalent temporellement vers le xviiie siècle (Bell, Butlin, Hefernan, 1995 ; Besse, Blais, Surun, 2010). Au tour des géographes de poursuivre l’examen de cette période passée sous silence, sous prétexte d’un manque d’intérêt et d’un écrasement par les moments encadrants. 18 La géographie : émergence d’un champ scientiique Sur le plan politique, il faut constater durant cette période une permanence de l’horizon révolutionnaire, où retentissent quelques épisodes marquants (1789-1815, 1848). Ces marqueurs temporels se retrouvent dans les trois sphères, bien que les modalités soient distinctes de l’une à l’autre, ce que nous serons amenés à repréciser. En outre, cette période est aussi celle des airmations nationales, voire nationalistes : l’esprit des Lumières laisse place à la montée progressive des nationalismes, qui résultent pour une bonne part de la Révolution française (Aprile, 2010). Ainsi, chaque sphère engage un processus de consolidation nationale interne dont, là encore, les modalités devront être examinées (Caron, Vernus, 2004). Sur le plan scientiique, et du point de vue des savoirs géographiques plus particulièrement, cette période correspond à une volonté de disciplinarisation1. Celle-ci touche bien d’autres sphères que la géographie (Dhombres et Dhombres, 1989 ; Schulze, 2007). D’une manière concomitante dans les trois sphères de cette étude, ceux qui commencent alors à se déinir comme géographes prennent conscience de la nécessité de faire science et s’en donnent peu à peu les moyens institutionnels, intellectuels ou méthodologiques. Ce processus en cours tout au long de la période interpelle, dans la mesure où sa chronologie coïncide avec les bouleversements politiques à l’œuvre. Un élément symbolique l’illustre : la décennie 1820 voit la création de trois sociétés de géographie dans chacune des capitales (Paris, Berlin, puis Londres), alors même que ce moment est aussi celui d’une prise de conscience politique et culturelle de plus en plus marquée en faveur du fait national. Au regard de ces quelques éléments de chronologie, un découpage en trois sous-périodes structure le propos : 1. Entre 1780 et 1815, à un moment de bouleversement politique répond une restructuration complète du système scientiique européen. Cette période est celle d’une valorisation politique et étatique des savoirs géographiques et de leur reconnaissance sociétale. 2. Ensuite, la période 1815-1840 est celle de la recherche d’un nouvel ordre politique à l’échelle européenne, qui passe par une montée des nationalismes. La nation devient alors l’échelon majeur à travers lequel les territoires européens sont pensés et administrés par le politique : cette délimitation devient alors une catégorie de pensée de l’espace pour soi. La disciplinarisation des savoirs géographiques s’amorce, grâce à l’impulsion du champ scientiique lui-même, mais en suivant les cadres nationaux qui s’imposent. 1 Ce concept est ici convoqué en référence aux travaux foucaldiens. Pour Foucault, la disciplinarisation comprend deux volets conjoints : un premier qui tient à la fabrication disciplinaire, au sens de transmission des savoirs, et un deuxième volet, intrinsèquement lié au premier, qui s’attache à la normalisation des modalités de l’organisation et de la production scientiique (Foucault, 1969, 1975). Introduction 19 3. Enin, de 1840 à 1860, du côté politique, ce dernier temps connaît une exacerbation des aspirations nationales, notamment à travers le développement de la colonisation pour la France et la Grande-Bretagne et d’une progressive nationalisation des territoires germanophones autour de la Prusse. Parallèlement, les géographes poursuivent leurs eforts de disciplinarisation : après l’étape de l’institutionnalisation, ce sont les cadres épistémologiques qui font l’objet d’une attention particulière, entre exigence universaliste et tentation nationale. Problématique générale et hypothèses Une problématique construite sur la dialectique de l’universel et du national constitue le il conducteur de cette recherche : en quoi le processus de montée en discipline des savoirs géographiques engagé simultanément en France, en Prusse et en Grande-Bretagne dans la période 1785-1860 se trouve-t-il fondamentalement en tension entre, d’une part, une exigence universaliste portée à l’échelle européenne par le champ scientiique et, d’autre part, la nationalisation progressive des savoirs géographiques ? Pour le dire autrement, comment la disciplinarisation progressive des savoirs géographiques qui commence dans ce long premier xixe siècle est-elle constamment empreinte d’une double inluence : à la volonté, dans un esprit humaniste et hérité des Lumières, de construire un champ scientiique autonome et au service du progrès de l’humanité, semble répondre une présence toujours plus forte du politique et, en particulier, de l’échelon national ? L’enjeu de cet ouvrage réside donc très précisément dans l’identiication des modalités d’articulation de ces deux polarités et de leurs efets sur la construction du champ géographique. Cette interrogation générale doit s’entendre à diférentes échelles et diférents plans. À diférentes échelles tout d’abord, car selon l’approche du spatial turn et la problématique des savoirs situés qui guident les analyses suivantes, le lieu dont on parle importe. Nous faisons l’hypothèse que les variations d’échelle révéleront des manifestations diférenciées de la dialectique qui est au cœur de cette recherche. Il s’agit donc d’envisager ce questionnement à l’échelle européenne dans un premier temps : comment se manifeste la tension universel / national si l’on envisage à petite échelle le processus de mise en discipline des savoirs géographiques ? Ensuite, l’échelon de la nation doit bien sûr faire l’objet de toutes les attentions : en quoi cette tension possèdet-elle des particularités nationales ? Ou, pour le formuler diféremment, en quoi existe-t-il des manières française, prussienne ou britannique d’articuler ces deux polarités ? Enin, en s’inspirant des apports de la géographie culturelle, et des cultural studies d’une manière générale, il s’agira également d’interroger l’échelle individuelle. 20 La géographie : émergence d’un champ scientiique La problématique générale se décline de plus sur diférents plans, en gardant toujours à l’esprit qu’ils s’entendent aussi aux échelles présentées ci-dessus : 1. Sur un plan épistémologique : il s’agit avant tout de questionner l’objet, ou les périmètres d’objet, la inalité, les méthodes et les pratiques qui président à la disciplinarisation des savoirs géographiques. Ce questionnement précède et s’articule à la manière dont le champ politique peut inluencer l’épistémologie de la discipline géographique. 2. Sur un plan historiographique, ensuite, cette recherche vise à interroger les modes de restitution et d’écriture des savoirs géographiques. Quelle écriture du monde se met alors en place dans la période 1785-1860 ? Peut-on identiier des marqueurs politiques jusqu’au cœur de cette écriture ? 3. Sur un plan sociologique et institutionnel, enin, cette recherche questionne les lieux, personnalités, réseaux, en un mot l’organisation générale de la production des savoirs géographiques. Il s’agit sur ce plan, plus particulièrement, d’interroger et de confronter les organisations d’ensemble, qui représenteraient des manières collectives de faire, et les pratiques individuelles. Méthodologie et approches Airmer une géographicité C’est bien le périmètre de la discipline géographique qui constitue le cœur des rélexions et analyses de cet ouvrage. Ainsi, notre recherche déploie les méthodes et les concepts géographiques. Les notions de réseau, de centralité, de nodosité, de pouvoir tiennent une place capitale dans l’analyse relationnelle à mener. De même, la construction systémique des objets d’étude relève des méthodes géographiques. L’analyse du politique et de la géographie doit passer par une phase de spatialisation des acteurs, des lieux, des relations qui structurent leur fonctionnement. Mais ce travail mobilise aussi des démarches de nature historique, sociologique et issue de science politique. Ces postures, que l’on peut, à cette étape du travail, identiier comme des décentrages d’approche, nous ont conduite, en miroir, à analyser le processus même d’individuation disciplinaire. Elles permettent donc d’interroger des efets limites et des efets frontières entre disciplines. L’entrée par l’approche externaliste Située dans la continuité des travaux récents d’épistémologie et d’histoire de la géographie, notre approche est résolument externaliste, seule légitime dans la perspective qui est la nôtre et qui pose la igure et la production scientiiques Introduction 21 comme intrinsèquement situées. Elle envisage ainsi la prééminence des facteurs externes dans la détermination de l’évolution et de l’élaboration de la science et vise à mesurer l’inluence de ces facteurs. Elle répond à l’approche internaliste, qui ne considère que les logiques internes qui président à la fabrication scientiique (enchaînement des faits scientiiques, logiques de déduction, etc.). Dans notre démarche, la construction de la géographie fait système : il s’agit d’un tout, à comprendre et à saisir comme tel, en pleine évolution au tournant du xixe siècle. Un système est une entité déinissable et délimitée, mais qui est articulée à son environnement immédiat (société, contexte, régime politique, etc.) par de multiples relations (Walliser, 1977). Un système interagit en permanence avec ce qui l’entoure. Questionner les savoirs géographiques, dans leur construction moderne, au regard des liens qu’ils tissent avec le champ politique, enjoint alors à interroger des relations de nature systémique. De fait, l’approche externaliste trouve ici une place de premier choix dans la conduite des analyses, car elle envisage les savoirs non pas uniquement dans leur dimension épistémologique, mais comme des éléments constitutifs d’un système, participant d’un environnement culturel, social et politique complexe. Le but n’est pas d’évacuer radicalement l’approche internaliste, c’est-à-dire la science écrite, actée, qui recèle aussi bon nombre d’informations utiles pour cette recherche, mais de parvenir à l’articuler avec l’approche externaliste qui est ici privilégiée. Ce couplage semble nécessaire dans une démarche rélexive et / ou de déconstruction de certains objets historiques. Il rejoint d’ailleurs un autre couplage que nous faisons nôtre dans le cadre de cet ouvrage : celui de l’individu et du collectif. L’entrée par l’histoire croisée En plus d’une approche externaliste et systémique, cette recherche déploie une double approche méthodologique historique pour faire tenir ensemble les trois espaces étudiés. Cette méthodologie s’inspire de l’histoire comparée et de l’histoire croisée. L’histoire comparée, formalisée depuis Marc Bloch (1928), constitue un courant épistémologique central de l’historiographie contemporaine. Elle propose une approche comparative d’un même objet d’étude, envisagé variablement dans le temps ou dans l’espace (Veyne, 1996). Dans le cas de notre sujet, l’angle d’approche comparatif est pertinent, dans la mesure où cela permet de mettre sur le même plan les diférents espaces et igures considérés et d’en proposer une lecture cohérente. Cette première méthode sera doublée d’une seconde, l’approche issue de l’histoire croisée. Elle a été théorisée par Michael Werner et Bénédicte Zimmermann (Espagne, Werner, 1988 ; Werner, Zimmermann, 2004) et forme un nouveau courant fort de l’historiographie contemporaine. Elle s’empare à la fois de l’histoire comparée et de l’histoire 22 La géographie : émergence d’un champ scientiique globale (notamment de la question des transferts culturels), postule l’importance des transferts transnationaux et apparaît, dans une démarche d’analyse relationnelle, comme une entrée méthodologique pertinente. L’histoire croisée propose en outre une histoire de l’Europe à géométrie variable, dans la variation des échelles d’analyse et des objets d’étude par exemple, interrogeant en profondeur la catégorie d’État-nation. Cette approche ofre un décloisonnement géographique des igures et des institutions étudiées. En recherchant les points d’intersection entre les pays, les objets et les conceptions géographiques, ce travail pourrait mettre au jour une coniguration inédite des liens entre géographie et politique. Il tendrait également à proposer une nouvelle vision de l’espace européen au tournant du xixe siècle. Le texte comme terrain Enin, l’analyse textuelle conduit ce travail. Elle fonctionne selon deux niveaux de grille d’analyse. D’une part la situation du texte ne saurait en aucun cas être évacuée, d’autre part la dimension personnelle de la igure géographique fait aussi pleinement sens. Cette analyse est donc l’occasion de confronter deux matrices explicatives : celle de l’individu (micro) et celle située à plus petite échelle (macro). Le texte possède ici le statut de terrain, si cher aux géographes. Ce terrain fonctionne, d’après Jean-Michel Berthelot, dans l’articulation de trois caractéristiques. Pour lui, le texte scientiique exprime une intention de connaissances, il est reconnu par une communauté savante et il s’inscrit dans un espace de publication (Berthelot, 2003). Le statut de « texte scientiique » sera bien sûr à discuter et à ajuster selon le type de sources envisagé, car les textes scientiiques ne constituent pas l’ensemble de notre corpus. Les correspondances, mais aussi les productions informelles, telles que les carnets, comptent pour une part des textes mobilisés ; ils sont considérés comme des matériaux à part entière dans les analyses (Beaurepaire, 2002 ; Haroche-Bouzinac, 2002 ; Hébert, 2009). Ce terrain textuel est facilement accessible, en raison de la numérisation d’un grand nombre de matériaux que nous avons utilisés, mais également parce qu’il se situe dans des aires linguistiques et culturelles proches de la nôtre. Le corpus est ainsi constitué de sources de natures plurielles, qui embrassent les trois aires culturelles et prennent en charge un certain nombre de igures géographiques majeures. Si l’on choisit une entrée par la nature des matériaux travaillés, ces sources se répartissent entre les éditions scientiiques, les revues, les correspondances, les textes réglementaires, les textes d’enseignement et, enin, les archives des sociétés de géographie. En matière de igures géographiques sélectionnées, nous faisons délibérément le choix de nous concentrer sur des individus impliqués dans le processus de construction disciplinaire tout au long de la période. Des igures principales Introduction 23 forment le cœur et l’essentiel de nos analyses : du côté prussien et allemand, les géographes Georg Forster, Alexander von Humboldt, Carl Ritter sont les représentants majeurs de la géographie de cette période, et leurs correspondances constituent une source exceptionnelle à exploiter ; du côté français, les géographes Edme Mentelle, Conrad Malte-Brun, Edme-François Jomard et Bory de Saint-Vincent sont les igures centrales du corpus. Enin, les grands noms de la géographie britannique, tels que Joseph Banks, Julian Jackson ou Roderick Impey Murchison font l’objet d’éclairages complémentaires, au même titre que Louis Vivien de Saint-Martin et August Petermann qui se situent à l’extrémité temporelle de notre période. Tous les géographes ne font pas l’objet du même degré d’investigation mais, dans la mesure du possible, leur contribution à la géographie est considérée du point de vue de leurs publications oicielles (articles, ouvrages) et de leur production informelle (correspondances, carnets). Les igures principales font l’objet d’un résumé biographique en annexe, à la in de l’ouvrage. Du point de vue institutionnel, les analyses s’appuient sur les bulletins et revues des sociétés de géographie de Paris, Londres et Berlin, ainsi que sur quelques revues : Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire (1807-1814), Nouvelles annales des voyages, de la géographie et de l’histoire (1819-1872). Ces sources sont référencées dans le corps du texte sous la forme de sigles suivis de l’année de parution, du numéro de série (si besoin) et du numéro de tome dans cette série (tableau 1). Par exemple, la notation suivante : « BSGP, 1827, S1, T7 » se lit « Bulletin de la Société de géographie de Paris, année 1827, tome 7 de la première série ». Lorsque les bulletins ou revues ne font l’objet que d’une série, seuls les numéros de tomes sont indiqués. Enin, la géographie scolaire fait également l’objet de quelques éclairages ponctuels, dans la mesure où cette sphère interagit aussi avec la sphère de la géographie institutionnelle et la sphère du pouvoir. Elle ne constitue pas pour autant le cœur du corpus, car le choix a été fait de nous concentrer sur les liens entre géographie institutionnelle et académique et champ du pouvoir. Lecture et circulation au sein de l’ouvrage En vertu du temps long embrassé par cette recherche, nous avons opté pour un plan chronologique. Cela ne s’oppose en aucun cas à la vision systématique que nous adoptons parallèlement, mais participe d’une mise en scène simple et claire des relations complexes mises au jour. À l’image des géographes que nous avons lus qui écrivaient leur conception du monde sur un mode littéraire, nous tentons à notre tour à travers le mode du récit de rendre compte de leur monde. Par récit, nous entendons ici, au sens de Paul Ricœur, tout acte 24 Source La géographie : émergence d’un champ scientiique Série Référen- Série 1 cement Bulletin de la Société de géographie de Paris Série 2 Série 3 Série 4 Série 5 Série 6 18511860 BSGP 1821-1833 1834-1843 1844-1850 Bulletin de la Gesellschaft für BGFE Erdkunde zu Berlin Jahrliche Berichte 1833-1839 Monatsberichte 1840-1853 Zeitschritft 1853-1866 (nouvelle formule) Bulletin de la Royal Geographical Society BRGS 1830-1860 Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire AV 1807-1814 Nouvelles annales des voyages, NA de la géographie et de l’histoire 1819-1826 1827-1833 1834-1839 Petermann Geographische Mittheilungen 1855-1878 PGM 18401844 18451854 18551860 Tableau 1. Référencement des sources institutionnelles dans le texte. de prise de parole ou d’écriture qui produit et révèle une « identité narrative ». Celle-ci se construit à la croisée entre iction et non-iction, imaginaire et histoire, dimensions personnelle et collective (Ricœur, 1985). Le choix du récit, qui s’accompagne ici d’une progression temporelle, vise à articuler ces diférents niveaux. Le découpage temporel en trois sous-périodes présenté plus haut sert de cadre général. Une première partie vise donc à élucider les liens entre savoirs géographiques et politique dans la période 1785-1815, la deuxième entre 1815 et 1840 et la troisième entre 1840 et 1860. Cette tripartition n’est évidemment pas aussi stricte que cela dans le corps du texte, puisque certains éléments de la relation constituent des invariants, qui seront identiiés et signalés comme tels. I 1780-1815 : situation des savoirs géographiques La période comprise entre 1785 et 1815 constitue le seuil de l’interrogation de notre travail et fonctionne aussi comme un moment liminaire pour la construction de la géographie moderne en tant que champ disciplinaire identiié, doté d’une sociologie et d’une épistémè propres. Si ce processus s’efectue à l’échelle européenne, puisque des tribunes continentales apparaissent, il s’envisage surtout et d’abord à l’échelle nationale, voire locale. On passe en efet, entre 1785 et 1815, d’une production de savoirs géographiques nationalement indiférenciés, à portée universaliste airmée dans la plupart des cas, à la mise en place progressive d’écoles disciplinaires nationales, de plus en plus inluencées par leur autorité politique tutélaire. À la veille de la Révolution française, les savoirs géographiques sont produits sans réel encadrement disciplinaire, puisque la géographie n’est pas reconnue en tant que champ bien identiié et délimité : plusieurs historiens de la discipline préfèrent d’ailleurs parler de « géographies » au pluriel, ou même de « savoirs géographiques » (Besse, Blais, Surun, 2010). Bien qu’elle soit largement engagée et puise dans cette période une partie de ses fondements, la structuration des savoirs géographiques autour d’objectifs nationaux s’amorce seulement entre 1785 et 1815. Ce moment est encore celui du maintien de tentations universalistes, par-delà un désir d’institutionnalisation et de consolidation nationale. L’ambition de cette première partie réside donc dans l’élucidation et la compréhension des diférents mouvements à l’œuvre : émergence des nationalismes et des espaces politiques nationaux ; augmentation de la demande politique de savoirs sur l’espace ; création de champs des savoirs géographiques sur des horizons nationaux, soutenus et consolidés par des attendus politiques ; maintien de la tentation universaliste dans la production de savoirs géographiques. CHAPITRE 1 Pluralité et variété des savoirs géographiques Les savoirs géographiques du xviiie siècle s’inscrivent résolument dans le giron de l’esprit encyclopédiste qui règne alors en Europe. Ils résonnent avec l’ambition universaliste que philosophes et savants assignent alors aux sciences : celle d’amener l’humanité plus avant moralement (Kant, 2006). La production de ces savoirs se fait à la fois à l’échelle individuelle, celle du géographe, et de réseaux transnationaux, européens, organisés non par des institutions ou des tribunes disciplinaires, mais plutôt par quelques igures polarisantes. Ces dernières symbolisent l’esprit de collaboration qui préside à l’élaboration des savoirs géographiques communs, en dépit de l’absence de structures collectives. S’ils ont comme trait commun leur adhésion à l’esprit universaliste, les savoirs géographiques de la in du xviiie et du début du xixe siècle relètent une très grande pluralité, qu’on les envisage en termes d’objets, de pratiques, de méthodes ou même de inalités (Besse, Blais, Surun, 2010). Les modalités de leur production ne relèvent pas d’un processus ixe et récurrent, mais s’expriment selon des choix essentiellement individuels. C’est à ce titre que nous utiliserons plus volontiers l’expression plurielle « savoirs géographiques » que « géographie » pour qualiier les productions et les pratiques analysées. Avant de questionner la manière dont le et la politique interviennent sur la production géographique dans le contexte révolutionnaire, le premier temps consiste à saisir les modalités mêmes de cette production en interrogeant ce paradigme de la pluralité. 30 La géographie : émergence d’un champ scientiique L’emprise de l’esprit universaliste et humaniste dans la science européenne L’esprit encyclopédiste en Europe Par-delà une multiplicité certaine, les savoirs produits à la in du xviiie siècle se caractérisent avant tout par l’héritage de l’esprit des Lumières, qui les informe largement. Comme la plupart des sciences européennes, la géographie puise ses motivations et ses aspirations dans l’esprit à la fois universaliste et humaniste développé tout au long du siècle des Lumières. L’ouvrage emblématique de la science du xviiie siècle est bien évidemment l’Encyclopédie, projet monumental coordonné par Diderot et d’Alembert. Publiée de 1751 à 1772, cette entreprise éditoriale et intellectuelle d’ampleur européenne synthétise les aspirations scientiiques du siècle des Lumières. L’explication du frontispice du premier tome en éclaire les buts : Sous un Temple d’Architecture Ionique, Sanctuaire de la Vérité, on voit la Vérité enveloppée d’un voile rayonnante d’une lumière qui écarte les nuages et les disperse. À droite de la Vérité, la Philosophie & la Raison s’occupent l’une à lever, l’autre à arracher le voile de la Vérité. À ses piés, la Théologie agenouillée reçoit la lumière d’en-haut. En suivant la chaîne des igures, on trouve du même côté la Mémoire, l’Histoire Ancienne & Moderne ; l’Histoire écrit les fastes et le Tems lui sert d’appui. Au-dessous, sont grouppées la Géométrie, l’Astronomie & la Physique. Les igures au-dessous de ce grouppe, montrent l’Optique, la Botanique, la Chymie et l’Agriculture. En bas sont plusieurs arts et professions qui émanent des Sciences. À gauche de la Vérité, on voit l’Imagination, qui se dispose à embellir et couronner la Vérité. Au-dessous de l’Imagination, le Dessinateur a placé les diférens genres de Poésie, Épique, Dramatique, Satyrique, Pastorale. Ensuite viennent les autres arts d’imitation, la Musique, la Peinture, la Sculpture & l’Architecture. (D’Alembert, Diderot, 1751 : n.p.)1 Cette description donne à voir l’ambition de l’œuvre, à savoir embrasser toute l’étendue des champs scientiiques et artistiques de l’époque, dans le but de faire régner la « Vérité », facteur nécessaire du progrès humain. En ce sens, l’entreprise encyclopédique est à la fois universaliste, puisqu’elle propose une ambition holiste, et humaniste, puisque son ambition est au service du genre humain. Elle engage ainsi la plupart des sciences du siècle des Lumières à participer au progrès de l’humanité. Cette théorie dominante connaît quelques oppositions, dont Zeev Sternhell analyse les mécanismes dans son ouvrage Les anti-Lumières. Une tradition 1 Sauf mention contraire, les citations des textes sources sont données dans leur version originale et n’ont pas été modernisées. Pluralité et variété des savoirs géographiques 31 du XVIIIe siècle à la guerre froide (2006)2. Bien que des détracteurs des Lumières se manifestent, surtout dans la dernière partie du siècle, l’esprit universaliste et humaniste colore pourtant la plupart des productions scientiiques de l’époque. Cet esprit domine d’autant plus qu’il trouve un de ses plus importants théoriciens en Emmanuel Kant, qui s’eforce de le promulguer. Dans sa réponse à l’interrogation Qu’est-ce que les Lumières ?, datant de 1784, Kant déclame leur objectif essentiel : Les Lumières, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable. L’état de tutelle est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. On est soi-même responsable de cet état de tutelle quand la cause tient non pas à une insuisance de l’entendement mais à une insuisance de la résolution et du courage de s’en servir sans la conduite d’un autre. Sapere aude ! Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières3. (Kant, 1784 : 481) [Auf klärung ist der Ausgang des Menschen aus seiner selbstverschuldeten Unmündigkeit. Unmündigkeit ist das Unvermögen, sich seines Verstandes ohne Leitung eines anderen zu bedienen. Selbstverschuldet ist diese Unmündigkeit, wenn die Ursache derselben nicht am Mangel des Verstandes, sondern der Entschließung und des Mutes liegt, sich seiner ohne Leitung eines andern zu bedienen. Sapere aude ! Habe Mut, dich deines eigenen Verstandes zu bedienen! ist also der Wahlspruch der Auf klärung.] Pour Kant comme pour l’ensemble des partisans des Lumières, l’utilisation et la libération de l’entendement de chaque individu ne peut passer que par la multiplication et la libération des savoirs de tous les champs. Cet idéal anime donc l’ensemble du champ de la production de connaissances. Cette ambition rejoint un questionnement plus global quant aux modalités de production des savoirs scientiiques, qui occupe également une place centrale dans les débats du xviiie siècle. Le courant universaliste dominant rejoint une fois de plus les arguments qu’Emmanuel Kant développe dans la Critique de la raison pure (1997). De nombreux points communs se retrouvent entre les deux, qui inluencent pour plusieurs décennies la pratique et la vision des sciences propres au xviiie siècle. On trouve ainsi dans le discours préliminaire de l’Encyclopédie : Le premier pas que nous ayons à faire dans cette recherche, est d’examiner, qu’on nous permette ce terme, la généalogie & la iliation de nos connoissances, les causes qui ont dû les faire naître, & les caractères qui les distinguent ; en un mot, de remonter jusqu’à 2 3 Zeev Sternhell postule dans cet ouvrage que la généralisation de l’esprit des Lumières aux savants, écrivains et philosophes du xviiie siècle, et jusqu’à nos jours, est abusive. Derrière le courant européen des Lumières se cache aussi de violents détracteurs, tels que Herder pour la in du xviiie siècle, qui mettent à mal les arguments progressistes de leurs opposants et construisent à leur tour un système philosophique, historique et culturel complet. Pour tous les textes en allemand et en anglais qui suivront, la traduction en français ainsi que la référence exacte seront d’abord données, puis la citation dans sa version originale. Nous faisons ce choix pour rester au plus près de la langue d’origine. Sauf mention contraire, les traductions sont les nôtres. 32 La géographie : émergence d’un champ scientiique l’origine & à la génération de nos idées. Indépendamment des secours que nous tirerons de cet examen, pour l’énumération encyclopédique des Sciences & des Arts, il ne sauroit être déplacé à la tête d’un ouvrage tel que celui-ci. / On peut diviser toutes nos connoissances en directes & en réléchies. Les directes sont celles que nous recevons immédiatement sans aucune opération de notre volonté, qui trouvant ouvertes, si on peut parler ainsi, toutes les portes de notre ame, y entrent sans résistance & sans efort. Les connoissances réléchies sont celles que l’esprit acquiert en opérant sur les directes, en les unissant & en les combinant. (D’Alembert, Diderot, 1751 : i-ii) Ces quelques paragraphes ne sont pas sans rappeler la théorie kantienne de la production de connaissances, développée dans la Critique de la raison pure : Il y a deux souches de la connaissance humaine, qui viennent peut-être d’une racine commune, mais inconnue de nous, à savoir la sensibilité et l’entendement ; par la première, les objets nous sont donnés, par la seconde, ils sont pensés. (cité dans Ricœur, 2004 : 68) Le rôle de la raison et de l’entendement est donc central dans les modalités de création des connaissances. Comprendre les modalités d’élaboration des connaissances scientiiques est d’importance, puisque cet ouvrage vise à saisir celles qui président à la production des savoirs géographiques et aux évolutions possibles tout au long de la période envisagée, en déterminant dans quelle mesure le politique inluence la production raisonnée de connaissances sur l’espace et comment il s’articule aux diférentes manières de construire un savoir géographique. L’importance de la géographie universelle Les savoirs géographiques n’échappent pas à l’ambition universaliste et humaniste à la in du xviiie siècle. Concernant les géographes mobilisés pour cette recherche, la plupart satisfont à cette vision des savoirs géographiques comme devant concourir, d’une part, à saisir le monde dans son ensemble, et, d’autre part, comme étant facteurs du progrès humain. La igure 1, issue de la Géographie ancienne d’Edme Mentelle (1787), plaide pour l’insertion des savoirs géographiques dans un système scientiique holiste. L’arborescence de ce système des savoirs géographiques renvoie directement à l’ambition universaliste de la science des Lumières et fait écho au fonctionnement complémentaire de tous les champs scientiiques les uns par rapport aux autres, en vue de couvrir le monde. Mais Mentelle cherche, contrairement au système encyclopédique qui relègue la géographie en bout de la branche philosophique avec l’uranographie et l’hydrographie, à airmer la place de savoirs jusque-là quelque peu négligés. Edme Mentelle fait référence tout au long de son œuvre à l’universalité des savoirs géographiques, il cherche à leur conférer une réelle consistance et à améliorer leur situation au sein du système général des sciences. Il collabore avec Conrad Malte-Brun pour une Géographie universelle ancienne et moderne, Pluralité et variété des savoirs géographiques 33 mathématique, physique, statistique, politique et historique des cinq parties du monde (1816). Conrad Malte-Brun lui-même, et seul cette fois, entame également en 1810 la publication d’un Précis de la géographie universelle, dont six volumes seront rédigés4. Le sous-titre du tome d’ouverture de cette dernière est éclairant sur la persistance et l’importance de l’esprit des Lumières chez les géographes : Description de toutes les parties du monde sur un plan nouveau, d’après les grandes divisions naturelles du globe ; Précédée de l’Histoire de la Géographie chez les Peuples anciens et modernes, et d’une théorie générale de la Géographie Mathématique, Physique et Politique ; Et accompagnée de Cartes, Tableaux analytiques, synoptiques et élémentaires, et d’une Table alphabétique des noms de Lieux. (Malte-Brun, 1810) La longueur du titre seule laisse sous-entendre l’étendue du champ couvert par cet ouvrage, ou du moins l’ambition que Malte-Brun lui assigne. La présence des adjectifs « tout », « général » et bien sûr « universel », qui apparaissent dans ce titre et régulièrement sous la plume des géographes de l’époque, les place pleinement dans la continuité de l’héritage des Lumières. En cette période, on compte en efet plusieurs entreprises de géographies universelles, qui ne portent pas nécessairement ce titre, mais dont les ambitions trouvent de nombreuses similitudes. Iris Schröder note en particulier les cas de Malte-Brun, évoqué ci-dessus, et de John Pinkerton qui publie en Angleterre une Modern Geography en 1802 (Schröder, 2011). Le titre entier laisse entendre l’étendue du dessein de son auteur : A Description of the Empires, Kingdoms, States and Colonies ; with the Oceans, Seas and Isles ; in All Parts of the World : Including the Most Recent Discoveries, and Political Alterations. Mais il n’y consacre cependant que deux volumes alors que Malte-Brun, Mentelle ou encore Ritter sont beaucoup plus proliiques. Carl Ritter lance aussi l’entreprise monumentale de son Allgemeine Erdkunde, sa géographie générale, dans les années 1810, dont le premier tome paraît en 1817 et qui en comprendra une vingtaine au total (Ritter, 18171859). Tous ces projets, bien que diférents du point de vue de l’organisation générale, partagent le même objectif, la continuation de l’esprit des Lumières. Malte-Brun et Mentelle suggèrent la pérennité de cet esprit dans leur préface commune : Une géographie universelle, telle que nous la concevons, doit présenter un tableau complet, précis et raisonné de l’état du globe terrestre et du genre humain, pris à une époque quelconque. Cette déinition générale admet des modiications, selon le but particulier qu’un auteur peut se proposer. Ainsi la géographie des tems les plus modernes forme l’objet principal de notre ouvrage ; cependant nous embrasserons aussi dans notre plan les changemens qui ont le plus inlué sur l’état du monde, et nous traiterons spécialement de la géographie ancienne classique. (Malte-Brun, 1810 : X) 4 Malte-Brun ne pourra inir avant sa mort, mais son associé Jean-Nicolas Huot prendra alors le relais. Il contribuera également au succès de l’entreprise, en soutenant plusieurs rééditions augmentées. 34 La géographie : émergence d’un champ scientiique En sus de l’esprit universaliste, la dimension progressiste des ouvrages (au sens kantien) n’est pas non plus en reste. Ainsi Edme Mentelle commence-t-il souvent ses ouvrages en rappelant les desseins humanistes qui l’animent. À l’ouverture de sa Géographie comparée (1785), il écrit par exemple : « Je n’ai pas besoin sans doute de faire remarquer qu’autre mérite de l’exactitude, j’ai joint dans l’occasion celui du désintéressement » (Mentelle, 1785 : iv-v). Exactitude et exigence de vérité, désintéressement personnel au proit du bien public apparaissent presque ici comme les devises de la cause géographique, et scientiique plus généralement. Cet état d’esprit se manifeste également du côté allemand et britannique. Prenons l’exemple de Georg Forster : l’état d’esprit universaliste explique en grande partie le déroulement de sa carrière et son engagement révolutionnaire. À partir de sa nomination comme bibliothécaire de l’université de Mayence en 1788, Forster prend très à cœur son rôle de passeur d’information et met tout son zèle à remplir les rayons de la bibliothèque de la façon la plus vaste et exhaustive possible. Sa correspondance renferme de nombreuses demandes destinées à Johannes Müller, son interlocuteur auprès de son altesse électorale de Mayence. Il plaide la cause de la bibliothèque, dans un esprit d’universalité d’accès au savoir. Le 18 mars 1792, il lui écrit par exemple en ces termes : Monsieur, J’ai à Vous demander une grace, et je Vous conjure par le service qui nous réunit, par la cause des lettres et de ceux qui les cultivent, enin s’il est permis de le dire, par l’amitié que Vous avés eu pour moi à Cassel et dont j’ai depuis reçu tant de témoignages précieux, – daignés me l’accorder, daignés parcourir tous les papiers que je prends la liberté de Vous envoyer, et en les mettant devant les yeux de Son Altesse Électorale, daignés lui dire quelques mots à mon sujet. […] Faut-il donc compter pour rien cette utilité générale, moyennant laquelle on fait parler de l’Université de Mayence comme d’un foyer de lumières ? Est-il à croire que des hommes, qui ne lisent pas, et qui ne publient presque pas, – et qui ne sont pas lus, lorsqu’ils publient, est-il à croire, dis-je, que ces hommes puissent donner des renseignements au Bibliothécaire sur ce qu’il doit acheter ? (Forster, 1989 : 76, 79) L’ambition universaliste, porteuse de l’enjeu du progrès et in ine de l’accomplissement de l’humanité, imprègne donc largement les travaux des géographes dans la période pré-révolutionnaire. Elle détermine l’étendue du périmètre d’objets des géographes, qui englobe le monde entier, sinon l’univers, tout en ixant leurs objectifs dans la participation à l’élévation morale de l’homme. Qui produit des savoirs géographiques, où et comment ? Cerner les modalités d’élaboration des savoirs géographiques de la in du siècle des Lumières ne passe pas seulement par la mise en évidence de l’esprit et de l’ambition qui les animent, mais aussi par l’identiication de leurs producteurs Pluralité et variété des savoirs géographiques 35 et de leurs pratiques. Au tournant du xviiie et du xixe siècles, il n’existe pas une manière de faire de la géographie, mais plutôt des postures diverses de géographes donnant lieu à des façons plurielles de produire des savoirs géographiques. Diférentes igures de géographes Il faut d’abord distinguer entre deux catégories principales de géographes qui coexistent dans la période 1785-1815 : les géographes dits professionnels et les géographes dits savants. Paul Claval rappelle, dans son Histoire de la géographie (2004), le divorce de plus en plus important entre cartographes et géographes au cours du xviiie siècle. Cela tient à la professionnalisation du métier d’ingénieur géographe, créé par la révolution cartographique (Desbois, 2012). Le siècle des Lumières est en efet celui de la cartographie, en particulier en France à travers l’opération menée par la dynastie des Cassini à l’échelle du pays tout entier. Cette entreprise entraîne la formation d’un véritable corps professionnel, parfaitement identiié, qui pratique le terrain, consulte les archives et produit des cartes. Les ingénieurs géographes et cartographes se distinguent ainsi de plus en plus des géographes, qui s’appuient sur le travail des premiers, qu’ils commentent et analysent. L’arpentage de terrain tend ainsi à être réservé à cette première catégorie, qui développe une vraie appétence pour l’observation et la pratique du monde, à l’instar des naturalistes ( Jacob, 1976). En efet, bien que les résultats du maillage Cassini aient d’abord été destinés à l’État (Pelletier, 2002), la inesse et la précision de ce travail qui couvre une grande partie de la France (180 feuilles au 1:86 400e) a permis l’appréhension du territoire par les géographes depuis leur cabinet, grâce à la médiation cartographique. Ce projet contribue au divorce entre terrain et cabinet, en distinguant les rôles et surtout en mettant en avant une corporation professionnelle déinie par des méthodes et des objets délimités. Si ces géographes professionnels sont clairement identiiables, par leur corporation et leurs pratiques, et contribuent de fait à une progressive stabilisation disciplinaire, les géographes « savants », eux, sont confrontés à un enjeu identitaire grandissant au cours du siècle. Une des raisons de ce questionnement identitaire, facteur de pluralité, se situe sur le plan du rapport entretenu avec l’espace. Une partition s’efectue entre les géographes de cabinet et ceux pratiquant le terrain5. La majorité des géographes regardent et étudient l’espace depuis leur cabinet, c’est-à-dire sans 5 L’emploi du terme terrain est encore anachronique à la in du xviiie siècle, mais c’est, au regard des pratiques actuelles, celui qui qualiie le mieux la situation de l’époque et permet de mettre en perspective la géographie de cabinet. Pour de plus amples détails sur la pratique de terrain, voir la thèse de Y. Calbérac (2010). 36 La géographie : émergence d’un champ scientiique jamais se rendre physiquement sur le terrain. L’archétype de cette pratique se trouve chez Kant qui donne des cours et s’occupe de géographie physique à Königsberg sans jamais, ou presque, avoir quitté sa ville. Bien que les objets des géographes de cabinet soient parfois très vastes et lointains, puisqu’ils commentent souvent des relations et matériaux de voyage, ou des cartes, leurs productions se construisent dans la distance et la distorsion avec eux. Cette modalité de rapport à l’objet géographique perdure au-delà du xviiie siècle ; il faut attendre véritablement la deuxième partie du xixe siècle pour que le terrain s’institutionnalise en tant que pratique proprement géographique et revendiquée comme telle (Claval, 2004). Cependant, la pluralité des pratiques marque déjà le xviiie siècle, qui voit se renforcer les pratiques de terrain. Sous l’inluence des ingénieurs cartographes, mais également de grandes igures se faisant les avocats de l’arpentage, le terrain tend progressivement à trouver sa place chez les géographes. Alexander von Humboldt compte notamment parmi les premiers naturalistes à, d’une part, airmer le rôle de la géographie, et d’autre part, systématiser la pratique du terrain. Dès ses plus jeunes années, il fonde son désir de comprendre le monde sur la nécessité de le voir et de le vivre. Dans une lettre à son ami V. J. Sojmonov, datée du 11 juillet 1793, Humboldt exprime cet élan : Je n’ai que fort peu de besoins, je n’ai qu’un but, que l’ambition de travailler aux progrès de l’Histoire naturelle. C’est pour cela que je fuis les villes pour vivre dans le fond des montagnes ; c’est pour cela que j’embrasse toute occasion de voir le monde. (Humboldt, 1973 : 255) Humboldt n’est pas l’unique géographe à mettre en avant un contact immédiat avec le monde. Le parcours de Georg Forster manifeste également une pratique airmée et répétée du terrain, qu’il envisage lui aussi comme une nécessité. Forster commence par faire ses humanités et des études classiques, mais puise dans l’expérience paternelle le goût de voir le monde (Gilli, 2005). Par hasard, il s’embarque avec James Cook dans son deuxième tour du monde, de 1772 à 1775, ce qui lui donne l’envie de parcourir le monde. Sa correspondance exprime très souvent son envie, qui relève à la fois d’un désir d’accomplissement personnel et d’une exigence scientiique. L’occasion manquée de voyager en Russie donne par exemple lieu à de grandes efusions de sa part en 1787 et 1788. On trouve notamment dans une lettre à son père, Johann Reinhold Forster, le 6 août 1787 : Le voyage doit durer quatre années, et nous voulons parcourir les côtes russes situées au sud de Ochotsk ; de même que la partie des côtes américaines que Cook a laissée inexplorée. […] Je me réjouis de cette occasion qui me permet de quitter ce pays malheureux et cette triste condition, dans laquelle chaque savant doit se trouver ici, s’il veut être utile dans son domaine. (Forster, 1981 : 24-25) Pluralité et variété des savoirs géographiques 37 [Die Reise soll vier Jahre währen, und sie wollen vorzüglich die russische Küste südlich von Ochotsk ; sowie auch den Teil der amerikanischen Küste untersuchen, den Cook unerforscht gelassen hat. […] Ich bin froh über diese Gelegenheit, die sich anbietet, um mich aus diesem unglückliche Lande zu ziehen, und aus der unangehmen Lage, in der jeder Gelehrte sich hier beinden muss, wenn er in seinem Fache tätig sein will.] La perspective d’explorer un nouveau terrain et donc un nouveau champ des possibles scientiiques le transporte d’enthousiasme. Celui-ci se communique d’ailleurs à ses collègues, puisque c’est Forster lui-même qui convainc Humboldt des vertus de l’arpentage de l’espace, à l’occasion d’un voyage qu’ils réalisent en 1790 de Mayence à Londres et Paris, en descendant la vallée du Rhin. Tous deux, en parcourant le monde, développent et valorisent fortement cette appétence particulière pour le terrain ; ils la cultivent et la promeuvent comme une pratique constitutive de la production géographique. La pratique régulière du terrain chez Humboldt ou Forster offre un contraste saisissant avec les cas d’Edme Mentelle et Conrad Malte-Brun, qui se distinguent par l’inexistence de leurs pratiques de terrain et s’inscrivent ainsi pleinement dans la géographie de cabinet. On remarque ici une diférence de pratique entre les sphères française et germanophone. Du moins au sein du corpus retenu, les géographes allemands se distinguent par une pratique précoce et assidue du terrain, tandis que les géographes français se montrent plus frileux et correspondent bien plus au modèle du savant de cabinet. Habitude culturelle ou simple coïncidence statistique, cette distinction géographique peut s’expliquer en partie par l’inluence des écoles pestalozziennes au-delà de la rive droite du Rhin6. Ce contraste des rapports entretenus avec l’espace étudié plaide en tout cas pour une pluralité des cultures géographiques. Des géographes en réseau Si elles ne sont pas physiques et directement métriques, la mobilité et la circulation constituent des pratiques essentielles des géographes du xviiie siècle. Elles passent en grande partie par des relations épistolaires et donc topologiques, dont l’existence se joue de la métrique et qui dessinent un réseau de connaissances interpersonnelles, aux nœuds géographiquement localisés et marqué par des polarités. Le recours aux relations épistolaires vient ainsi compenser le caractère somme toute très individuel et solitaire de la production des savoirs 6 Le courant pestalozzien, que Ritter a fréquenté quelques années, repose sur l’idée d’une éducation des enfants dans la proximité immédiate avec le monde. Le déploiement des sens y joue un rôle particulier, puisque ce sont eux qui amènent à une première formulation des connaissances sur leur environnement par les enfants eux-mêmes. L’intervention du professeur doit y être minimale. Les écoles pestalozziennes, très répandues en Allemagne, contribuent ainsi à la valorisation de la pratique du terrain, dans la mesure où elles tendent à rompre avec une appréhension médiate et distanciée du monde. 38 La géographie : émergence d’un champ scientiique Figure 1. Géographie des correspondants de Forster, établie à partir des publications publiées. géographiques. En efet, l’absence de champ scientiique géographique identiié et reconnu comme tel entraîne également l’absence d’institutions ou de tribunes collectives dédiées à ces savoirs. Néanmoins, les réseaux tissés par la correspondance autorisent une production de savoirs géographiques, sinon collective, du moins collaborative. Le réseau de correspondants entretenu par Georg Forster permet de saisir ce mode de fonctionnement marqué par une mobilité épistolaire (igure 1). Celle-ci redouble une mobilité physique très importante, mais, la plupart du temps, la circulation épistolaire des savoirs lui supplée. Le réseau épistolaire forsterien fait apparaître un maillage européen assez complet, avec une polarisation allemande forte (51 individus, soit 68 % des correspondants). À cette pluralité géographique s’ajoute une pluralité des champs couverts par les correspondants : Forster est en contact non seulement avec des scientiiques (naturalistes, physiciens et botanistes pour l’essentiel), mais également avec des philosophes, historiens, écrivains, hommes politiques. L’exemple de Forster résonne notamment avec le cas humboldtien, dont la vastitude du réseau épistolaire couvre à la fois le monde entier et l’ensemble du champ des savoirs (Päßler, 2008 ; Péaud, 2009). La mise en place de réseaux de savoirs, transnationaux et transdisciplinaires, constitue plus généralement une caractéristique commune à l’ensemble des géographes du corpus. Cette capacité réticulaire traduit, à travers une grande propension relationnelle, le caractère encore indéini et non exclusif des savoirs géographiques. Bien que d’origine individuelle, les savoirs géographiques sont aussi produits à l’échelle européenne au sein d’un vaste réseau scientiique et littéraire. Pluralité et variété des savoirs géographiques 39 La nature plurielle du réseau de Georg Forster relète à ce titre la portée universelle de la science du xviiie siècle. Le mode épistolaire permet une circulation rapide et eicace des matériaux nouveaux (ouvrages, récits de voyage, échantillons, cartes, etc.) et assure un lien continu entre les membres du réseau. En ce qui concerne les savoirs géographiques, le réseau est de plus fermement structuré par quelques igures polarisantes. On entend ici par igure tout individu capable d’atteindre le réseau dans toute l’ampleur de ses membres et de son étendue géographique, capable de le connecter avec d’autres réseaux (représentant d’autres champs thématiques ou géographiques), capable enin de l’animer en y faisant circuler des personnes, des idées, des matériaux. Suivant cette déinition, Georg Forster, Edme Mentelle, Conrad Malte-Brun, ainsi qu’Alexander von Humboldt, ou encore Joseph Banks ou Alexander Darlymple en Grande-Bretagne apparaissent comme des igures polarisantes majeures dans la structuration de la production et de la difusion des savoirs géographiques européens à la in du xviiie et au début du xixe siècle. Ces igures permettent de mettre en évidence également une tripolarisation géographique, entre France, Grande-Bretagne et Allemagne, ou plutôt Paris, Londres et Berlin. Ce sont en efet les capitales qui forment déjà le support majeur des activités géographiques (Schalenberg, Vom Bruch, 2004). Cette structuration liminaire est d’importance, puisque nous verrons qu’elle soutient par la suite la formation des premières écoles nationales de géographie. Les lieux de la géographie européenne À pratiques et acteurs pluriels répondent des lieux pluriels de production des savoirs géographiques. Malgré l’existence de réseaux structurés, l’absence de lieu de réunion des hommes et de rassemblement des savoirs géographiques est la règle. Cela tient encore une fois à la dilution disciplinaire de la géographie. Sans reconnaissance oicielle, pas d’autonomie scientiique ni de visibilité à travers des institutions ou des tribunes. L’absence au sein des institutions scientiiques est d’ailleurs bien ce qui qualiie la géographie de la in du xviiie siècle. Une visibilité plus grande existe pour les cartographes, dans la mesure où leur travail est centralisé par l’État dès le début du siècle. Le Dépôt des cartes et plans de la Marine créé en 1720 en France ou bien, plus généralement, les ministères de la Guerre et de la Marine centralisent et commandent leur travail. Au contraire, les savoirs géographiques ne relevant pas directement d’une entreprise cartographique ne connaissent pas ou peu d’encadrement institutionnel. Bien que l’on fasse de la géographie dans les sociétés savantes et dans les académies royales, elle se fait discrète car, en général, elle dépend des autres champs disciplinaires. Une exception tout de même, lorsque Louis XV crée pour Philippe Buache une chaire de géographie à l’Académie des sciences, que son 40 La géographie : émergence d’un champ scientiique neveu Buache de La Neuville occupe par la suite. Elle compte cependant peu par rapport aux autres chaires. En France, il faut véritablement attendre 1795 et la création éphémère de l’Institut, qui remplace justement l’Académie royale de Paris, pour que la géographie soit reconnue comme classe à part entière (Dhombres, Dhombres, 1989). Avant cela, les savoirs géographiques s’éparpillent entre l’histoire, l’astronomie, les mathématiques et plus généralement l’histoire naturelle. La diiculté de la classer traduit d’ailleurs la pluralité de ses objets et donc sa variété scientiique. Numa Broc souligne qu’outre une absence remarquable du terme, au début de la Révolution française, on fait assez peu de géographie, contrairement à des sciences comme la chimie qui se développe alors fortement (Broc, 1972). La situation est assez semblable à Berlin et à Londres : les savoirs géographiques existent, mais de manière éparpillée et dépendante des autres sciences. Ces savoirs sont récupérés tour à tour par les autres disciplines représentées dans les Académies royales des sciences. L’African Association créée à Londres en 1788 par Joseph Banks constitue cependant une exception notable, puisqu’elle vise à fédérer toutes personnes intéressées dans les progrès des connaissances sur le continent africain. Elle ne se construit pas sur la promotion exclusive des savoirs géographiques, car elle rassemble des savants de toutes disciplines, mais contribue néanmoins à leur développement et à leur valorisation en centrant les recherches sur un objet spatialisé et spéciique. En dépit de ce contre-exemple, la production des savoirs géographiques se distingue encore à la in du xixe siècle par une absence de lieu qui lui soit dédié, ce qui encourage sa dispersion et son caractère pluriel. Il faut attendre les années 1820 pour une centralisation institutionnelle et spatiale de la production géographique. Quelles formes prennent les savoirs géographiques ? Rassembler le monde : de la collection aux livres Malgré un manque de visibilité institutionnelle, sociale et épistémique, les savoirs géographiques s’identiient toutefois par des formes de production spéciiques. Tout d’abord, les géographes pratiquent la collection : au même titre que les naturalistes ou les botanistes, ils collectent des matériaux, des ouvrages, des récits de voyage, qui donnent parfois lieu à de véritables cabinets de curiosité. Cette pratique n’appartient pas en propre aux géographes ; on la retrouve dans de nombreux champs des sciences de la nature, comme autant de manifestations de l’esprit universaliste. Elle vise la reconstitution du monde dans le microcosme d’un intérieur. La question est celle du classement et de la manière de penser ce qui est classé, comme l’écrit Georges Perec : « Que me Pluralité et variété des savoirs géographiques 41 demande-t-on, au juste ? Si je pense avant de classer ? Si je classe avant de penser ? Comment je classe ce que je pense ? Comment je pense quand je veux classer ? » (Perec, 2003 : 151). La pratique de la collection symbolise la volonté de mettre en ordre le monde, de le penser en le classant et réciproquement. La collection géographique concerne des objets de diverses natures : échantillons minéraux, végétaux ou animaux, cartes de toutes échelles, ouvrages scientiiques, récits de voyage constituent l’essentiel des pièces recensées. Soit ils proviennent des terrains des géographes eux-mêmes, soit ils résultent le plus souvent de l’intense circulation qui anime les réseaux scientiiques. Ils sont ainsi à la fois les preuves matérielles des productions des géographes et les bases préalables à un nouveau travail : dans la nature et l’origine de la collection amassée se retrouve donc aussi la partition entre géographes de terrain et géographes de cabinet. Quelles que soient les habitudes des géographes, la collection reste une forme majeure d’accumulation et de mise à disposition des savoirs au xviiie siècle et même encore jusqu’au début du xixe siècle. Et de fait, la pratique individuelle de la collection tend à structurer des collectifs, naturalistes et géographiques, autour d’objets communs. Entre 1799 et 1804, alors qu’il parcourt l’Amérique, Alexander von Humboldt accumule ainsi plusieurs dizaines de caisses de matériaux à ramener en Europe et leur accorde une attention toute particulière. En 1802, de Quito, il écrit par exemple à José Clavijo y Fajardo, un ministre mexicain : Le nombre de nos Manuscrits, plans, dessins, collections a tellement augmenté que la crainte de les exposer par le Voyage aux Philippines et au Cap comme la Considération que nos intrumens commencent à se déranger, nous a fait prendre la résolution de ne pas retourner par l’Asie, mais de revenir par Lima, Acapulco, le Méxique et la Havane. (Humboldt, 1993a : 181) La préservation de sa collection grandissante au il de son itinéraire constitue donc un enjeu de taille de son voyage américain, puisqu’elle doit à terme rejoindre l’Europe et alimenter à la fois son propre cabinet, mais encore les musées d’Histoire naturelle de Paris ou de Berlin, des jardins botaniques royaux européens, etc. Ces matériaux revêtent parfois des enjeux politiques, puisqu’ils symbolisent la puissance et le rayonnement scientiique. Frédéric-Guillaume III le rappelle d’ailleurs à Humboldt au retour de son périple américain : Le cadeau que vous voulez faire de vos collections à mon cabinet minéralogique mérite mes cordiaux remerciements, non seulement à cause de sa valeur exceptionnelle, mais encore parce qu’il prouve votre indiscutable amour pour votre patrie. Je les attends avec impatience, ainsi que le rare morceau de platine dont vous voulez enrichir mon cabinet ; et je ne suis pas moins reconnaissant que vous ayez pensé à enrichir mon jardin botanique de semences rares. (Humboldt, 1905 : 236) 42 La géographie : émergence d’un champ scientiique En aval des collections se trouvent ensuite d’autres productions géographiques relevant la plupart du temps de leur exploitation. Bien que Numa Broc souligne la faiblesse de la géographie sous la Révolution française7 et ce jusqu’à l’expédition d’Égypte (Broc, 1972), de nombreux ouvrages de nature géographique paraissent pourtant à la in du xviiie siècle. Edme Mentelle, Georg Forster ou encore le comte de Volney constituent des auteurs assez prolixes de cette période. Les parutions recouvrent une pluralité de thématiques, mais plusieurs genres dominent. Les relations ou compilations de voyages forment souvent un stade intermédiaire entre le terrain et la collection d’un côté, et l’élaboration d’autres ouvrages de l’autre. Par exemple, Volney publie en 1787 son Voyage en Syrie et en Égypte, pendant les années 1783, 1784 & 1785 ; Forster transforme son voyage de 1790 avec Humboldt en Ansichten von Niederrhein, von Brabant, Flandern, Holland, England und Frankreich im April, Mai und Junius 1790 (Forster, 1958) ; Humboldt lui-même publie avec Bonpland la Relation historique de leur voyage américain à partir de 1814. Ces recensions, qui demandent parfois plusieurs années de travail (Humboldt, 1814-1825), résonnent avec l’horizon d’attente du public européen friand de ces récits du bout du monde. Ces relations de voyage font d’ailleurs souvent l’objet de traductions et d’une difusion au-delà de leur pays de parution d’origine. Les autres ouvrages géographiques s’organisent selon une partition thématique récurrente : géographie mathématique, géographie physique, géographie historique (ou politique) et cosmographie. Cela relète l’indétermination ou plutôt la pluralité épistémologique qui prévaut alors dans les savoirs géographiques. Leurs iliations sont multiples. La géographie mathématique est ailiée à l’astronomie et aux mathématiques, et vise à la détermination de la position des lieux. La géographie physique se penche sur l’organisation topographique de la terre et s’appuie sur les sciences de la nature (physique, géologie, etc.). L’histoire forme la discipline tutélaire de la géographie historique ou politique, qui s’attache à décrire les sociétés présentes et passées. Enin, les formes cosmographiques regroupent les trois précédents genres et satisfont ainsi aux exigences universalistes. On voit clairement ces partitions dans un ouvrage d’Edme Mentelle, Cosmographie élémentaire (1781) : La Géographie est la description de la surface du globe terrestre. On peut appeler Géographie mathématique, celle qui donne les dimensions de la Terre et de ses principales divisions ; Géographie physique, celle qui traite seulement des Terres, des Eaux et des productions de la Terre en général, ou de quelque pays en particulier ; et Géographie civile ou politique, celle qui décrit les Empires, les Royaumes et les Républiques. (Mentelle, 1781 : 247) 7 Cela s’explique en partie par le nombre moindre d’expéditions au long cours engagées durant ces années, du fait de la guerre, et donc de matériaux rapportés sur le continent européen pour grossir les collections géographiques. Pluralité et variété des savoirs géographiques 43 Ainsi s’organisent la plupart des ouvrages, qui apparaissent comme des recensions très descriptives des savoirs géographiques. Deux traditions s’opposent cependant : une tradition moderne s’installe du côté allemand, notamment avec les œuvres de Büsching (1797-1805) ou Gaspari (1797-1805), qui inspire ensuite les tenants de la reine Geographie, la géographie pure proposée par Ritter au début du xixe siècle, tandis que la France développe une géographie ancienne ou historique, telle que la pratiquent encore Barbié du Bocage ou Jomard8 par exemple (Broc, 1975 ; Schröder, 2011). Un des enjeux identitaires de la formation de la géographie moderne réside en partie dans le choix de la dimension contemporaine ou historique (synchronie / diachronie). La géographie historique constitue, à la in du xviiie siècle, un courant majoritaire des études géographiques et structure fortement leur épistémè. Les travaux de Gosselin ou Barbié du Bocage font autorité et inspirent par exemple fortement Jomard dans ses ouvrages égyptiens. Une des tensions épistémologiques de cette période réside justement dans le passage d’une géographie dite historique à une géographie qualiiée de moderne par ses partisans, se détachant de la tutelle disciplinaire séculaire de l’histoire et s’airmant de façon autonome. Cette tension ne tourne pas à une querelle entre Anciens et Modernes, mais constitue néanmoins un des leviers de la construction disciplinaire du début du xixe siècle. Cartographier le monde La cartographie constitue également une forme essentielle de production de savoirs géographiques. Elle peut être utilisée en tant que mode de restitution des savoirs ou en tant qu’outil, en vue d’une exploration ou d’un commentaire. Grâce au constant perfectionnement des instruments (baromètres, chronomètres pour déterminer la longitude), qui constitue un objet récurrent de discussion entre géographes9, les cartes gagnent en exactitude. La reprise des expéditions au long cours à la in du xviiie siècle (celles de James Cook, Nicolas Baudin, Jean-François de La Pérouse par exemple) permet peu à peu de « combler les blancs de la carte » (Laboulais-Lesage, 2004) et de tendre toujours plus vers l’ambition holiste que se sont assignés les hommes des Lumières. Les cartes à l’échelle du globe, qui dominent la production cartographique, symbolisent alors le degré d’avancée des géographes vers la connaissance totale de 8 9 L’œuvre de Jomard se situe dans l’ordre d’une géographie historique, dans les premiers temps de ses travaux, mais il bifurque ensuite plus clairement vers une géographie moderne (Laissus, 2004). Voir notamment les correspondances de Forster, Humboldt, ou encore les premiers bulletins de la Société de géographie de Paris, dans les années 1820. Ces diférentes sources montrent en quoi les progrès techniques supportent largement les progrès disciplinaires. 44 La géographie : émergence d’un champ scientiique l’espace terrestre. On retrouve en particulier de telles cartes dans les entreprises de géographie universelle. En proportion, on trouve assez peu de cartes régionales, ou à une autre échelle que celle du globe dans son entier : là encore, on retrouve dans le choix de cette échelle privilégiée la trace de l’ambition universaliste qui anime les géographes. Quelques cartes réalisées à une plus grande échelle apparaissent tout de même au il du corpus. Alors qu’il donne des cours aux enfants de la famille Bethmann-Hollweg à Francfort, Carl Ritter produit plusieurs cartes du continent européen10. Ces cartes servent avant tout une visée pédagogique, mais constituent aussi les prémisses de sa conception régionaliste de la géographie. Une de ses cartes, qui porte sur le relief du continent européen, est tout à fait remarquable, car Ritter choisit de représenter en clair les reliefs et en foncé les plaines, contrairement à l’usage déjà courant à cette époque. Son intérêt cartographique se porte donc aussi dans la sémiologie graphique qu’il teste et fait évoluer. Dans les mêmes années, Humboldt va plus loin sur la curiosité régionale, notamment lorsqu’il réalise les atlas qui accompagnent ses œuvres américaines. Dans l’Atlas du Mexique, support graphique de son Essai sur le royaume de la Nouvelle-Espagne (Humboldt, 1969), il propose quelques planches à une échelle régionale, voire locale, qui donnent à voir la richesse des possibilités cartographiques11. Les réalisations à grande échelle restent rares, mais celles proposées par Humboldt et Ritter annoncent d’ores et déjà une préoccupation multiscalaire et régionaliste de la géographie, que l’on retrouve particulièrement du côté prussien. La question de l’échelle est centrale dans ce moment de construction disciplinaire et rejoint celle des objets pris en charge par la discipline. Quelle que soit son échelle, le medium cartographique revêt de toute façon un enjeu stratégique considérable, dans la mesure où il renferme des informations de nature à intéresser les politiques. Nombre de cartes sont d’ailleurs issues de commandes ou font l’objet d’une récupération politique, ce qui engage à interroger les liens existants entre savoirs géographiques et politiques au seuil de notre période (Desbois, 2012). C’est le cas de cartes humboldtiennes avec le gouvernement mexicain (Humboldt, 1969). L’exemple de la cartographie révèle que la production des savoirs géographiques de la in du xviiie siècle et du début du xixe siècle se caractérise donc par la coexistence de plusieurs « cultures », pour reprendre le mot de Jean-Marc Besse (Besse, Blais, Surun, 2010 : 9), qui atteste de la validité d’une conception plurielle pour cette période. 10 Ces cartes sont conservées au fonds cartographique de la Staatsbibliothek à Berlin, qui ne m’a pas autorisée à les reproduire dans le cadre de cet ouvrage. 11 Humboldt ajoute notamment des éléments de toponymie locale indigène, pratique alors inusitée. Pluralité et variété des savoirs géographiques 45 L’apparition de revues : l’aventure des Annales des voyages En dépit d’un constat de pluralité de pratiques, et ce n’est d’ailleurs pas contradictoire, quelques velléités de structuration disciplinaire commencent à apparaître du côté de ceux qui se revendiquent comme géographes. Nous verrons au chapitre suivant que la sphère politique inluence nettement la construction d’un futur champ géographique ; pour autant, cette tendance est également portée par les géographes eux-mêmes, notamment à travers l’apparition de plusieurs tribunes qui prennent la forme de revues. La principale d’entre elles naît en 1807 sous le titre des Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire, coordonnée et largement alimentée par Conrad Malte-Brun. Dans le « Discours préliminaire » qui ouvre le premier numéro, Malte-Brun souligne l’ambition que se donne cette revue, qui est bien de fonder une nouvelle discipline dont la nécessité est pressentie depuis longtemps. À la manière d’autres sciences, il est temps que les « sciences géographiques » fassent corps et discipline : Enin, il est temps qu’à l’exemple de l’Histoire naturelle, de la Chimie et de la Médecine, les Sciences Géographiques possèdent un dépôt où les hommes voués à ce genre d’études, puissent consigner en commun des travaux qui tendent au même but, discuter les diicultés qui les arrêtent, faire un échange continuel de lumières et de Découvertes, et surtout répandre de plus en plus le goût de ces Connaissances, en ofrant aux gens du monde une variété agréable de ces petits morceaux où l’instruction se cache sous l’attrait d’un tableau neuf et piquant. (Malte-Brun, 1807 : 7) Les savoirs géographiques doivent être édiiés contre ou en dehors des autres sciences, histoire naturelle, chimie, etc., en déterminant des « travaux qui tendent au même but », c’est-à-dire en délimitant un périmètre épistémologique propre. Le pluriel employé dans cette terminologie, de même que le titre de la revue, laissent entendre que le périmètre épistémologique de ce collectif s’entend encore de manière vaste et plurielle, n’étant peut-être pas encore tout à fait délimité de manière précise. De plus, le manifeste de Malte-Brun accole encore la géographie à l’histoire, comme si l’indépendance absolue ne pouvait pas encore être complètement envisageable, ou plutôt que la complémentarité avec cette discipline n’était pas complètement contradictoire avec l’autonomie de la géographie. Mais il ne faudrait pas oublier le caractère transitoire du moment : Malte-Brun s’empare là d’une question délicate, et la nature même de sa proposition rappelle la diiculté de faire science et la progressive stabilisation du champ géographique. À travers cet extrait, Malte-Brun se fait en tout cas le porte-parole d’un collectif d’hommes réunis par l’envie de faire progresser les sciences géographiques. Il fait d’ailleurs une liste quasi exhaustive des individus intéressés par ce projet : 46 La géographie : émergence d’un champ scientiique Nous avons l’espérance certaine que les Arrowsmith, les Barbié du Bocage, les Bougainville, les Bourgoing, les Brédow, les Brunss, les Buache, les Choiseul, les Corréa, les Darlymple, les Deguigne, les Dusheil, les Ebert, les Fabri, les Fleurieu, les Forestier, les Gaspari, les Gosselin, les Heeren, les Humboldt, les Jacotin, les Langlès, les Lapie, les Larcher, les Lévêque, les Lichstenstern, les Lowenorn, les Mannert, les Mentelle, les Meusel, les Millin, les Münster, les Olivier, les Péron, les Rosily, les Sainte-Croix, les Sacy, les Sanson, les Sonnini, les Volney, les Walckenaer, les Weyland, les Zach, les Zimmermann, et en un mot, tous ceux qui cultivent l’histoire et la géographie, contribueront, les uns par leurs conseils et leurs sufrages, les autres par leurs talens et leurs travaux, au succès du seul Recueil consacré à cette branche des études, dans la langue de l’Europe la plus répandue. (idid : 8-9) La construction du champ géographique répond à des curiosités ; elle entend aussi satisfaire un public. De fait, les Annales des voyages ne possèdent pas d’équivalent en Prusse ou en Grande-Bretagne dans la période 1790-1815. Elle trouve un modèle dans une éphémère revue, les Annalen der Geographie und der Statistik, créés en 1790 par August Zimmermann dans le Braunschweig. Cette revue ne paraît que jusqu’en 1792, à raison d’un volume par an. Sa pérennité est donc limitée, mais elle inspire malgré tout Conrad Malte-Brun pour son projet (Broc, 1975). Chaque volume recense toutes les actualités géographiques les plus récentes. Des contributions allemandes, mais aussi françaises, de JeanNicolas Buache de La Neuville par exemple, anglaises ou italiennes, donnent un caractère européen à la revue. Le premier volume dresse par exemple la liste des nouveaux départements français, récemment découpés et nommés (Zimmermann, 1790). Bien qu’elle n’existe que trois années, cette initiative traduit l’ébullition géographique alors en jeu en Europe, prenant naissance en grande partie dans les bouleversements politiques à l’œuvre. L’intitulé de la revue allemande indique l’importance de la tradition statistique de l’autre côté du Rhin, alors que Malte-Brun construit la sienne d’abord en relation avec l’histoire. Ce discours préliminaire ne prend pas uniquement date, il contribue également à construire un cadre épistémologique aux savoirs géographiques. Le titre complet de la revue décline un véritable programme épistémologique, au sens d’Imre Lakatos (1994) : Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire ou Collection des voyages nouveaux les plus estimés, traduits de toutes les langues européennes ; des relations originales, inédites, communiquées par des voyageurs français et étrangers ; et des mémoires historiques sur l’origine, la langue, les mœurs et les arts des peuples, ainsi que sur le climat, les productions et le commerce des pays jusqu’ici peu ou mal connus12. Ce programme entend fonder une science et une discipline académique à part entière, sur des bases universalistes. L’objectif essentiel de MalteBrun, énoncé dans le premier numéro des Annales des voyages, est de suivre les « mouvemens » de la géographie : 12 Ce titre est par la suite abrégé en Annales des voyages. Pluralité et variété des savoirs géographiques 47 En général, les nouvelles mesures de l’élévation des Montagnes, les révolutions physiques qu’une contrée quelconque pourrait subir, l’analyse des Cartes nouvelles avec indications des principales positions que les Observateurs auront déterminées, les Découvertes des Régions nouvelles, les entreprises des Voyageurs, les changemens que les États subissent dans leurs limites, population et forces ; un mot, les mouvemens de la Géographie seront soigneusement recueillis dans le Bulletin qui termine chaque cahier. (Malte-Brun, 1807 : 13) Cela signiie, d’après les précisions données par Malte-Brun, collecter les nouveautés géographiques disponibles et les faire circuler, donner à voir que, d’un point de vue physique, mathématique ou politique, la géographie du monde évolue. L’objet de la revue réside par conséquent dans l’actualisation régulière des informations géographiques, injonction autour de laquelle les géographes se sont historiquement structurés (Lefort, 2014), et à laquelle la forme de la revue doit répondre au mieux. Un coup d’œil aux tables des matières permet de constater cette dimension actualisante : les savoirs géographiques s’inscrivent pleinement dans le présent. Conrad Malte-Brun inscrit son projet dans une continuité épistémologique avec son époque, celle que l’on retrouve également dans les multiples géographies universelles qui leurissent alors : Aucune langue, aucune nation, aucune partie du monde ne resteront étrangères à nos recherches ; nous décrirons l’Isle de la Trinité d’après le Voyageur anglais Maccallum, et l’Isle du Prince de Galles d’après sir Home Popham. Nous retracerons l’état actuel des Açores d’après Hebbe, Suédois ; et celui des Isles Feroë et des Isles de Nicobar, d’après plusieurs Relations Danoises. Ces exemples suisent pour démontrer combien de renseignements précieux restent perdus faute d’un Recueil où l’on puisse les réunir. (ibid. : 12) Conrad Malte-Brun désire embrasser la terre entière, à petite échelle comme la tradition géographique le faisait alors, mais il s’intéresse également à des échelles plus grandes, ce qui constitue une innovation certaine pour la géographie française. Car si les géographes allemands, encouragés en cela par l’importance des statistiques, pratiquent déjà des descriptions régionales, ce n’est pas encore le cas en France où la tradition cosmographique l’emporte (Godlewska, 1991). Nous le voyons en regardant simplement les tables des matières des numéros des Annales des voyages. L’option méthodologique est également claire : l’approche doit être résolument descriptive et recouvrir tous les espaces. Cette aspiration universaliste essentielle explique l’importance absolue qu’il accorde aux récits de voyageurs, qui constituent la matière première de ses textes. L’objectif premier de la géographie se présente donc clairement sous la plume de Malte-Brun et applique à la lettre l’étymologie du mot : décrire le monde, ce qui implique de localiser les lieux encore inconnus ou mal connus, identiier les nouveautés physiques ou politiques de la planète et en rendre compte. À ce titre, l’objectif de MalteBrun rejoint celui de bien d’autres géographes, tel Humboldt désirant dès son voyage américain (1799-1804) embrasser le monde, au sens cosmologique, dans 48 La géographie : émergence d’un champ scientiique son entier. Il s’inscrit de fait dans la tradition des géographies universelles, qui séduit à l’époque bon nombre de géographes (Péaud, 2015). Tous ces projets, auxquels on peut associer les nombreux ouvrages de nomenclature, difèrent du point de vue de l’organisation générale mais partagent le même objectif, la continuation de l’esprit des Lumières : embrasser l’entièreté du monde. Quelques nuances doivent être apportées à ce dessein universaliste. En analysant les articles des volumes des Annales des voyages, la prédominance des territoires européens s’airme nettement. L’Europe représente en efet presque 50 % des articles consacrés à des aires régionales. Dans le cas du Précis de la géographie universelle, la partie « Europe » est également plus volumineuse que pour les autres continents (Malte-Brun, 1810). Cela tient sans doute pour une grande part à la plus grande facilité d’obtenir des données consacrées à cet espace, car en dépit de l’amélioration des moyens de transport, rares sont les voyageurs qui s’aventurent encore à l’intérieur des continents africain, asiatique et américain. Cette domination de l’espace européen dénote aussi pour une autre part le prisme avec lequel les géographes voient le monde, en particulier alors que les guerres napoléoniennes font rage et que cette partie du monde se transforme : l’actualité géographique se situe majoritairement à l’intérieur de ce continent. Avant la reprise des conquêtes coloniales et la passion africaine de l’Europe, le Vieux Continent reste donc la principale afaire des géographes. La géographie défendue par Malte-Brun repose donc sur une ambition exploratrice, visant, dans la tentation conjuguée du singulier et du général, à l’appréhension complète et totale du monde. Elle pose également la question de savoir si le socle géographique repose uniquement sur un efort de localisation des phénomènes, essentiel à l’époque dans la mesure où les cartes demandaient précisions et compléments. L’entreprise des Annales des voyages peut également être lue comme un premier efort historique, sans doute incomplet et imparfait, de réalisation d’un champ géographique, alors même que la pluralité des méthodes, des objets et des pratiques domine nettement la période 1780-1815. D’un point de vue sociologique d’abord, cette pluralité s’exprime par une production essentiellement individuelle. Bien que des réseaux collectifs existent à l’échelle européenne, la production des savoirs géographiques se fait en grande majorité au niveau des individus. En efet, cette échelle s’airme en miroir de l’absence d’institutions encadrantes. Les seules structures supra-individuelles existent par le fait de igures polarisantes animant des réseaux, notamment épistolaires, à l’échelle européenne. D’un point de vue épistémologique, l’absence de structures collectives institutionnalisées entraîne une liberté en termes d’objets, de méthodes et d’ambitions. Liberté qui fait largement écho à l’esprit universaliste de la science des Lumières. Chaque géographe développe ainsi sa propre façon d’envisager et de produire des savoirs géographiques, appuyant l’idée d’une coexistence de Pluralité et variété des savoirs géographiques 49 cultures géographiques (Besse, Blais, Surun, 2010) par-delà des frontières disciplinaires ou nationales, même si certaines méthodologies (notamment l’opposition entre terrain et cabinet) semblent coïncider avec des découpages étatiques. CHAPITRE 2 Airmations nationales et premières institutionnalisations géographiques L’année révolutionnaire 1789 ouvre une période de profonds remaniements de l’espace européen. De 1790 à 1815, les bouleversements politiques qui touchent l’Europe entière ont d’abord des répercussions en termes d’organisations territoriales, spatiales et politiques : les diférentes entités politiques amorcent alors un processus d’airmation nationale, qui prend toute son ampleur au xixe siècle, mais dont les jalons sont posés dès ce moment ( Jeismann, 1992). Ces évolutions ne sont pas sans lien avec celles qui touchent la production des savoirs géographiques. Le recentrement politique à l’échelle du royaume, ou de l’État-nation, appelle de nouveaux savoirs sur ces espaces. Pour maîtriser le nouveau territoire conquis et / ou consciemment délimité, la nécessité de le connaître se fait sentir (Bourguet, 1989 ; Nordman, 2012). Au niveau européen, on constate que le politique, se faisant commanditaire de nouveaux savoirs sur l’espace, informe alors la production des savoirs de nature géographique. Cette information opère d’abord au niveau institutionnel, au niveau des cadres de production : le politique redéinit le rôle scientiique des géographes, en leur conférant une place inédite dans le champ sociétal. Ensuite, en identiiant et en nommant les géographes, les acteurs politiques amorcent un processus de reconnaissance disciplinaire et institutionnelle. L’enjeu est de comprendre les ressorts de ce processus ainsi que d’examiner les éventuels modèles nationaux mis en place. 52 La géographie : émergence d’un champ scientiique 1790-1815 : le moment des airmations nationales La Révolution française engendre des bouleversements politiques et territoriaux de grande ampleur sur le continent européen et préside à un recentrement national en France, dans le monde germanique à partir de la Prusse, et, dans une moindre mesure, en Grande-Bretagne. La nation française entre Révolution et Napoléon Alors que la Révolution française prend une ampleur européenne à partir de l’année 1792, lorsque la guerre éclate entre la France et les principales puissances monarchiques opposées à la révolution en cours, l’état de guerre ne cesse en Europe pendant plus de vingt ans. Sauf à quelques moments d’accalmie près cependant, la période qui mène jusqu’en 1815 à la défaite déinitive de Napoléon Bonaparte est un moment de bouleversement de l’ordre européen. Alors que les puissances monarchiques s’élèvent contre la France pour défendre le maintien d’un ordre politique séculaire, celui-ci se issure et laisse la place à une nationalisation du système politique européen, remodelant ainsi l’espace du Vieux Continent. À partir de la déclaration de guerre de 1792, puis avec la mise à mort de Louis XVI, la France s’isole du reste de l’espace européen et amorce un processus de recentrement national. L’isolement politique engage en retour une revendication des particularités nationales françaises. Celles-ci s’expriment avant tout de manière spatiale : il s’agit de délimiter et d’exposer la nation française. À ce titre, la création des départements français en 1789 constitue une des premières pierres de la consolidation de la nation française née sous les auspices révolutionnaires (Nordman, Ozouf-Marignier, 1989). Les instances administratives mises en place structurent désormais l’ensemble du territoire par échelles et assurent sa gestion à partir de nouvelles mailles territoriales emboîtées (communes et départements). La souveraineté populaire s’exprime désormais spatialement, en uniformisant le territoire national (ibid.). Cette nouvelle souveraineté, fondée sur les principes des Lumières, redéinit d’ailleurs complètement la notion de territoire, en le délimitant de façon claire et en lui imposant un nouveau cadre administratif et législatif. Jean-Marc Besse, qui étudie les représentations géographiques de l’espace français à cette période, montre aussi à travers l’exemple des noms de rues parisiennes en quoi le territoire de la France se trouve ainsi repensé. Le nouveau projet de toponymie des rues et lieux de la capitale apparu dans les années 1793-1794 vise à représenter, et à fédérer par la même occasion, l’espace national (Besse, 2010). Pour rompre avec l’ordre ancien et refonder un nouveau consensus national, les axes de la capitale sont Airmations nationales et premières institutionnalisations 53 nommés non plus d’après d’illustres saints ou hommes politiques, mais d’après l’espace national défendu et partagé. L’idéologie politique passe par son implantation spatiale sur le nouvel espace national délimité par la Révolution et Paris devient une France en miniature, symbolisant à elle seule le nouvel ordre territorial. Jean-Marc Besse souligne ainsi « combien la référence à la géographie était puissante dans le dessin de cet espace imaginaire » (ibid. : 281) et éminemment idéologique. L’espace devient aussi le lieu d’expression de l’imaginaire national (Debarbieux, 2015). La France est ainsi le premier pays européen à associer aussi fortement idéologie politique, nation et géographicité. Portée par l’ambitieuse igure napoléonienne, la nation française se porte aussi sur des théâtres extérieurs et lointains, poussant jusqu’en Russie les velléités de conquête territoriale. On sait l’issue de ces campagnes pour la France : l’appétit napoléonien est inalement vaincu en 1815 et la France échoue donc à dilater son territoire à l’échelle de toute l’Europe. Cette période est aussi remarquable car elle poursuit l’efort de construction nationale de la France de l’intérieur : en instaurant notamment le Code civil et en poursuivant la centralisation administrative et territoriale entamée par la Révolution, l’ère napoléonienne contribue à airmer la nation française. L’imaginaire spatial est donc central dans le processus révolutionnaire : il permet à une nouvelle idéologie politique de s’implanter, de se matérialiser dans les contours refondés de la nation française. Le sursaut national prussien Les conséquences des invasions napoléoniennes ne se manifestent pas seulement en France. Elles ont en efet des retentissements sur la construction nationale d’autres nations européennes, en particulier la Prusse. En 1806, l’armée française défait l’armée prussienne à la bataille de Iéna et Berlin se retrouve envahie par les troupes napoléoniennes. Le royaume ressent très durement le choc de l’invasion, la capitale et la cour devant être relocalisées à Königsberg pendant quelque temps. La défaite de 1806 apparaît comme une crise non seulement militaire, mais encore politique et nationale : La défaite de la Prusse contre la France napoléonienne à Iéna et Auerstedt devait d’abord être comprise comme une crise de la monarchie prussienne. Seulement d’après la perspective et la propagande développées par Arndt, Jahn, Fichte et les autres, cette crise a aussi pu être ressentie surtout comme une crise nationale – et prendre alors une tout autre dimension. Il en va de même pour les Français et la défaite de 1871. ( Jeismann, 1992 : 13) [Die Niederlage Preußens gegen des napoleonische Frankreich bei Jena und Auerstedt mußte zunächst als Krise der preussischen Monarchie verstanden werden. Erst aus der Perspektive und durch die Propaganda von Arndt, Jahn, Fichte, u. a. konnte diese Krise überhaupt als nationale Krise empfunden werden – und damit eine ganz andere Dimension annehmen. Änhliches gilt für die französische Niederlage von 1871.] 54 La géographie : émergence d’un champ scientiique Alexander von Humboldt, rentré depuis peu de son périple américain dans sa patrie, se trouve dans sa ville natale et assiste à l’arrivée des Français. Témoin direct, il exprime dans une lettre du 12 février 1807 à son ami François Gérard ce qu’une grande partie du peuple prussien ressent alors : Les événemens qui viennent d’écraser notre indépendance politique, comme ceux qui ont préparé cette chute désastreuse et qui la faisaient prévoir, tout m’a fait regretter mes bois de l’Orénoque et la solitude d’une nature aussi majestueuse que bienfaisante. Après avoir joui d’un bonheur constant de dix à douze ans, après avoir erré dans des régions lointaines, je suis rentré pour partager les malheurs de ma patrie ! (Humboldt, 1905 : 217) L’expression de l’attachement à la patrie sous la plume de Humboldt est assez rare pour être signalée, car le naturaliste prussien se décrit plus souvent comme un citoyen du monde qu’un défenseur de sa propre nation. Ses mots relètent la puissante réaction de rejet des Prussiens face à la présence française sur leur sol. Ce sentiment va déclencher un mouvement de défense. Jusqu’alors, l’ensemble des États allemands constitue un ensemble morcelé, territorialement, politiquement et culturellement ; seuls la langue et le passé commun au sein de l’Empire romain germanique fondent quelques piliers communs. L’intrusion française déclenche dans ce royaume une réaction nationale et la volonté de s’ériger en patrie. Cette volonté trouve d’abord son expression la plus forte chez les écrivains. Le processus national prussien engage plus largement un réveil national allemand et s’exprime d’abord dans les cercles culturels de l’Allemagne, à l’origine de ce qu’on appelle un nationalisme culturel. Parmi les plus engagés dans ce processus, on compte Herder ou encore Fichte ou Arndt, ce dernier étant alors exilé en Russie, qui exaltent le sentiment patriotique et appellent au renouveau de Deutschland ( Jeismann, 1992). Le Vaterlandslied de Arndt, le chant de la patrie, donne une idée du mouvement alors en cours : Laissez gronder, ce qui peut maintenant gronder, / Dans les lammes claires et lumineuses / Vous Allemands, tous, homme par homme, / Tous ensemble pour la patrie ! / Et élevez les cœurs vers le ciel / Et vers le ciel vos mains ! / Et criez tous, homme par homme : / La servitude a une in ! (Arndt, 1892 : 100) [Laßt brausen, was nur brausen kann, / In hellen, lichten Flammen ! / Ihr Deutschen alle, Mann für Mann, / Fürs Vaterland zusammen ! / Und hebt die Herzen himmelan ! / Und himmelan die Hände ! / Und rufet alle, Mann für Mann : / Die Knechtschaft hat ein Ende !] Les ouvrages de Fichte, dont Les discours à la nation allemande paru en 1807, comptent également parmi les contributions les plus importantes à ce soulèvement patriotique. Celui-ci est d’une intensité inédite en Prusse. Les réformes engagées résultent de la mobilisation combinée de la sphère culturelle et de la sphère politique. Le gouvernement Hardenberg prend le relais de cette agitation d’abord culturelle : Airmations nationales et premières institutionnalisations 55 Figure 2. La Humboldt Universität en 2011, derrière la statue d’Alexander von Humboldt, sur Unter den Linden, Berlin. © Laura Péaud. À cette époque, l’engagement national se trouvait essentiellement dans le domaine étatique prussien et se trouvait dans un rapport immédiat avec le processus de réforme de l’État prussien. ( Jeismann, 1992 : 31) [Das nationale Engagement in dieser Zeit fand sich schwerpunktmäßig im preußischen Staatsgebiet und stand in unmittelbarem Zusammenhang mit den Bemühungen um die Reform des preußischen Staates.] Corroborant ces analyses, Barbara Vogel qualiie les réformes de « Revolution von oben » (Vogel, 1983 : 9), c’est-à-dire de « révolution par le haut », contrairement à ce qui se passe en France. Mais comme de l’autre côté du Rhin, cela passe par un remaniement profond du système politique. Celui-ci commence en réalité juste avant le choc napoléonien, sous la houlette du chancelier Hardenberg qui airme la nécessité de reprendre la main sur le territoire prussien, en prévision d’une probable guerre. Ainsi dès 1805, Hardenberg crée le premier Bureau de statistiques prussien, dont l’objectif consiste à mieux connaître le royaume pour rationaliser son mode d’administration. C’est une des premières décisions du chancelier : connaître l’espace prussien pour mieux le gérer. La Prusse fait alors le choix d’une approche statistique, que l’on retrouve aussi du côté français (Bourguet, 1989). Ce choix, qui vise à connaître le territoire national en l’appréhendant de manière quantitative, tient sans doute à la tradition statistique allemande, développée notamment à Göttingen tout au long du 56 La géographie : émergence d’un champ scientiique xviiie siècle (Garner, 2008). Après Iéna, Hardenberg poursuit les réformes par une réorganisation administrative, militaire et scolaire du royaume, dans le but de fédérer la nation prussienne. En 1812, il promulgue une réforme administrative majeure, qui rationalise la gestion du royaume (Schoeps, 2001). Les conséquences de ces réformes se lisent dans l’espace urbain : la capitale Berlin se métamorphose sous les décisions du roi et du chancelier, qui instaurent une centralisation politico-administrive. L’avenue Unter den Linden devient le relet du renouveau et des ambitions du royaume. Les nouveaux bâtiments qui la bordent témoignent de la naissance d’une nouvelle nation. Face à l’Opéra construit par Frédéric le Grand au milieu du xviiie siècle, s’élève à partir de 1809 l’université de Berlin, aujourd’hui Humboldt Universität, fondée par Wilhelm von Humboldt à la demande de Frédéric-Guillaume III et Hardenberg (igure 3). La construction de la nation ne passe donc pas seulement par une réorganisation politique et administrative, mais s’appuie largement aussi sur les champs du savoir qui doivent être portés au plus haut. Berlin entend ainsi rivaliser avec Londres ou Paris pour compter à son tour parmi les grandes métropoles culturelles européennes (Schalenberg, Vom Bruch, 2006). Sur le plan militaire enin, la Kriegsschule, l’Académie militaire, doit permettre de donner à la Prusse une envergure militaire européenne et surtout ne plus subir de telles défaites. Le géographe Carl Ritter fait d’ailleurs partie des premiers enseignants de ces deux prestigieuses institutions. Entre 1806, année de l’invasion de la ville, et 1815, Berlin se pare donc de hauts lieux politiques, administratifs, militaires ou scientiiques, devant porter haut les ambitions et les valeurs de la nation prussienne. Le renforcement colonial : la voie britannique et française La Grande-Bretagne participe plus lointainement et avec une moins forte intensité au processus de renforcement national. Elle connaît tout de même une vague de nationalisme culturel, qui prend place dans un mouvement de réaction à la Révolution française. Le principal tenant de ce courant est Edmund Burke, philosophe anglais particulièrement virulent contre la France et qui appelle l’Angleterre à revendiquer ses diférences1. La Grande-Bretagne ne connaît cependant pas de bouleversements territoriaux ou administratifs à l’image de la France ou de la Prusse, peut-être pour la simple raison que sa propre révolution s’est efectuée dès 1688 et que son insularité lui permet d’afirmer depuis longtemps ses particularités nationales. La Grande-Bretagne partage cependant un processus commun avec la France et la Prusse : exporter et étendre le plus possible ses valeurs nationales 1 Pour une analyse des travaux d’Edmund Burke, voir Z. Sternhell (2010). Airmations nationales et premières institutionnalisations 57 en étendant son empire. La Grande-Bretagne partage cette volonté avec la France, puisque les deux pays activent une relance de la colonisation (Bayly, 1989 ; Singaravélou, 2008). Bien que la conquête de nouveaux territoires ne reprenne pour la France que dans les années 1830, avec l’Algérie, le pays aiche nettement ses velléités coloniales à partir des années 1798-1810 (Bourguet et al., 1998). Avec l’expédition d’Égypte engagée par Bonaparte entre 1798 et 1801, la France ne concentre plus uniquement ses eforts à l’intérieur du territoire national, mais vise aussi à l’élargissement de son périmètre idéologique. Malgré un succès politique relatif, puisqu’elle attise l’adversité à la fois de l’Empire ottoman et de la Grande-Bretagne, cette campagne permet à la France, sinon de réaliser, du moins d’exprimer ses ambitions coloniales. Le succès colonial est plus visible pour la Grande-Bretagne. Que ce soit du côté du Canada, du Paciique ou de l’Inde, la Grande-Bretagne construit peu à peu sa domination maritime mondiale. Du côté de l’archipel métropolitain, elle s’assure aussi une continuité nationale renforcée en promulguant en 1800 l’Acte d’union avec l’Irlande (Kenny, 2004). De plus, la Grande-Bretagne s’élève de plus en plus comme un arbitre de la colonisation européenne, en interdisant la traite des esclaves dès 1807. La Grande-Bretagne airme donc sa puissance non pas tant, comme la France et la Prusse, sur un plan intérieur, mais en extériorisant les principes qui dirigent la nation. Le partage d’une ambition de développement du périmètre national par ces trois États, bien que selon des modalités diférentes, est d’importance, puisqu’il entraîne un renouvellement de la fabrique des savoirs, désormais orientée par la nation et ses nouvelles infrastructures. Le savoir au service de la nation Les processus de construction nationale s’accompagnent en efet d’une restructuration sans précédent de la fabrique scientiique en Europe. Ou plutôt des fabriques scientiiques, l’usage du pluriel rendant compte des diférentes stratégies mises en œuvre au sein des chronologies et des contextes nationaux distincts. La France et la Prusse fournissent deux exemples riches du processus en cours. En France, l’association entre savoir et pouvoir En France, les évolutions de la fabrique scientiique apparaissent dès le début de la période révolutionnaire. Jean et Nicole Dhombres exposent en détail comment l’idéologie de la Révolution française s’appuie largement sur la science pour construire son système politique (Dhombres, Dhombres, 1989). Ils présentent 1793 comme une année décisive, à partir de laquelle politique et science 58 La géographie : émergence d’un champ scientiique se répondent et fonctionnent conjointement. Le discours révolutionnaire est simple : il faut transformer la science destinée à une élite en une science au service de la souveraineté populaire. C’est ainsi qu’en 1793, l’Académie royale des sciences disparaît, mais que le « savant citoyen » devient une igure essentielle de la Révolution. Car la France en guerre a besoin des connaissances de ses savants et de leur participation à l’efort national. La mobilisation des savants dans la guerre est inédite et signale, même si la plupart d’entre eux ne siègent pas au Comité de salut public, que la proximité entre pouvoir et savoir grandit. Un des exemples les plus parlants est la nomination du mathématicien Gaspard Monge au ministère de la Marine2. Jean et Nicole Dhombres évoquent une « méthode révolutionnaire » (ibid. : 87), que Jomard décrit dans ses souvenirs : Je prends Monge en 1792 seulement ; il avait alors quarante-six ans ; l’Europe était coalisée contre nous ; le gouvernement d’alors comprit que la lutte serait inégale s’il n’appelait pas la science à son secours ; avec la science il pouvait rétablir l’équilibre ; c’est ce qui est arrivé. ( Jomard, 1853 : 3) En dépit d’un processus de rapprochement entre les institutions révolutionnaires et les lieux de fabrique du savoir, le politique est demandeur et pourvoyeur d’universel. C’est ce qui fait en partie l’originalité française, car le politique se trouve alors à l’unisson des aspirations scientiiques, qui visent elles aussi à penser le monde selon la nature, et non plus selon les organisations humaines. L’éternel et l’universel doivent l’emporter sur le temporaire et le spéciique. C’est le cas en chimie avec les travaux de Lavoisier, mais c’est surtout par la recherche de mesures universelles que cela s’exprime. Dès 1791, une commission des poids et mesures est chargée de déterminer les unités de base à partir desquelles fonctionnera tout le système, les futurs mètre et kilogramme. La France n’entend pas que ces mesures servent seulement la nation, mais toutes les nations, comme l’expriment en 1791 Borda, Lagrange, Laplace, Monge et Condorcet : L’idée de rapporter toutes les mesures à une unité de longueur prise dans la nature s’est présentée aux mathématiciens dès l’instant où ils ont connu l’existence d’une telle unité et la possibilité de la déterminer. Ils ont vu que c’était le seul moyen d’exclure tout arbitraire du système des mesures, et d’être sûr de conserver toujours le même, sans qu’aucun autre événement, qu’aucune révolution dans l’ordre du monde pût y jeter de l’incertitude ; ils ont senti qu’un tel système n’appartenant exclusivement à aucune nation, on pouvait se latter de le voir adopter par toutes. (cité dans Guedj, 1997 : 354) 2 À l’instar de quelques autres savants, tels que Berthollet, Monge construit sa carrière scientiique en lien étroit avec les plus hautes autorités politiques. Ministre de la Marine en 1792, il devient membre de l’Institut dès 1785, enseigne à l’École normale la même année, part avec Bonaparte en Italie puis en Égypte, devient sénateur et président du Sénat dans les années 1806-1807. Il contribue également à fonder l’École polytechnique avec Berthollet. Voir le texte d’E.-F. Jomard (1853). Airmations nationales et premières institutionnalisations 59 Cette entreprise de recherche d’universalité marque un moment, certes court mais inédit, où s’airme la collaboration entre le scientiique et le politique, ces deux champs visant alors le même horizon. Les retentissements en termes d’organisation scientiique sont d’importance. Cette habitude d’interaction entre science et politique touche d’abord le champ de l’éducation et voit notamment la mise en place de l’École des armes, créée en 1794 : les citoyens appelés à la guerre y sont formés autant aux nouvelles connaissances et techniques qu’aux idéaux révolutionnaires. Un nouveau mode d’instruction se développe donc, associant science et idéologie. De plus, une communauté scientiique se reconstruit peu à peu à partir de 1794, sous la houlette et avec les encouragements du pouvoir. Depuis la suppression de l’Académie royale des sciences, les scientiiques ne disposaient plus d’un lieu de rencontres et de discussions, mais ils trouvent de nouveau une tribune avec l’École polytechnique créée en mars 1794. Plus important encore, sous l’impulsion de Fourcroy ou encore de Boissy d’Anglas, l’Institut ouvre ses portes le 25 octobre 1795. Bien qu’il n’existe pas encore à proprement parler de politique scientiique clairement éditée, l’Institut apparaît bientôt comme le « lieu d’expertise au service de la nation » (Dhombres, Dhombres, 1989 : 78). Cette année-là voit également la création de l’École normale. Destinée à former les professeurs des Écoles centrales de chaque département, elle prend place dans le renouveau du système éducatif français. D’autres institutions renaissent ou se créent encore au même moment : Muséum d’histoire naturelle, Observatoire, etc. Et chacune associe recherche et enseignement. Les cartes scientiiques sont rebattues puisque : « Chaque titulaire de chaire savante savait désormais à quel domaine consacrer ses recherches et y était tenu par l’organisation d’un cours » (ibid. : 87). La période révolutionnaire accentue donc le phénomène de spécialisation scientiique, tout en orientant les inalités disciplinaires vers les besoins de la jeune nation. Les années suivantes se situent globalement dans la continuité de ce moment liminaire, même si l’École normale connaît un éphémère destin (elle n’est ouverte que quelques mois). L’Institut subit quelques remaniements, notamment la suppression de la classe des sciences morales et politiques, dont la géographie faisait partie, mais se maintient dans sa forme et ses modalités de fonctionnement sous l’ère napoléonienne. D’une manière générale, et malgré quelques adaptations, du Consulat à l’Empire, Napoléon Bonaparte contribue très largement à la structuration scientiique de la France et à son association de plus en plus forte avec le pouvoir. L’expédition d’Égypte (1798-1801) forme sans doute l’exemple le plus marquant de l’interaction entre science et pouvoir qui s’oicialise alors. La période napoléonienne poursuit les évolutions engagées dès 1795. Une spécialisation et une autonomisation disciplinaires airmées se mettent peu à peu en place, en parallèle de la reconstruction d’une 60 La géographie : émergence d’un champ scientiique communauté scientiique visible. Cette visibilité découle en grande partie des liens noués avec les autorités politiques. La science développe une dimension utilitaire très marquée, que ce soit dans ses liens avec le pouvoir, et notamment l’art de la guerre, ou dans le domaine de l’instruction. Les actions des régimes révolutionnaire, consulaire puis impérial, contribuent à dessiner un système scientiique français unique et original dans le paysage européen, où idéologie politique et désir d’universalité savante se conjuguent. Le savoir au service du renouveau national prussien Du côté prussien, les transformations de la fabrique scientiique relèvent de mécanismes diférents mais produisant des résultats semblables. Les réformes administratives menées par Hardenberg redéinissent aussi les objectifs et les modalités des productions scientiiques (Vogel, 1983), la création de l’université de Berlin le 16 août 1809 constituant sans aucun doute le temps fort des transformations engagées par la Prusse (Engelmann, 1983). L’université trouve place dans un palais abandonné sur Unter den Linden et constitue un des plus forts symboles du relèvement prussien. La vision de son fondateur, Wilhelm von Humboldt, inspirée de l’exemple français, associe la recherche et l’enseignement : il vise surtout à l’exercice libre et autonome de toute pratique scientiique. Il y parvient dans une certaine mesure, puisque les disciplines enseignées trouvent une reconnaissance oicielle par le fait même qu’elles sont enseignées en plus haut lieu. Mais l’inluence toujours présente de Hardenberg limite ce processus d’autonomisation : l’université de Berlin est avant tout au service d’une politique d’État (ibid.). Elle n’en transforme pas moins le paysage scientiique de la capitale, puisqu’elle s’appuie sur l’Académie royale des sciences qui trouve un élan supplémentaire dans ce contexte d’encouragement scientiique. Quatre facultés existent à l’origine dans la nouvelle université : celles de droit, de médecine, de théologie et de philosophie, cette dernière englobant alors les sciences de la nature. À l’université de Berlin, on doit associer également la Kriegsschule, l’Académie militaire, chargée notamment de pallier les déicits d’éducation géographique des oiciers de l’armée. Carl Ritter y enseigne, de même qu’à l’université, de 1820 à 1853. En Prusse aussi, les cartes du jeu scientiique sont donc redistribuées. L’œuvre de Wilhelm von Humboldt contribue à la refondation globale du système éducatif prussien. Le 28 février 1809, il prend la direction du département du Culte et de l’Éducation au ministère de l’Intérieur (Hohendorf, 1993). Alors qu’il est à Königsberg avec la cour, il visite nombre d’écoles primaires et projette d’appliquer en Prusse le système pestalozzien auquel il s’intéresse depuis plusieurs années. Il envisage de déconnecter éducation et gouvernement. Mais la radicalité de son idée et son retour rapide au ministère des Airmations nationales et premières institutionnalisations 61 Afaires étrangères l’empêchent de poursuivre son projet, et, de fait, le système éducatif prussien se construit au contraire sur des liens étroits avec le pouvoir, de manière similaire à ce qui se passe en France. La politique scientiique prussienne passe aussi par l’encouragement individuel des savants, sous forme de rétribution inancière et / ou de soutien matériel. De plus, dans le but de faire de Berlin une nouvelle capitale scientiique européenne, le roi Frédéric-Guillaume III n’hésite pas à renforcer les institutions existantes, voire à en créer de nouvelles. La correspondance d’Alexander von Humboldt mentionne par exemple le projet de construction d’un observatoire, défendu par lui de longue date et qui aboutit dans les années 1820. Dans une lettre à son ami Friedrich Bessel, il écrit en 1828 : Mon zèle appliqué va à la création d’un observatoire dans la capitale, et si je jouis de la bienveillance personnelle du monarque (qui a dans son entourage proche une ininité de gens tout à fait aimables), cela est bien (vous me croyez sans peine) non par vanité, mais dans l’espoir d’être en position de pouvoir parfois être utile aux sciences. (Bessel, Humboldt, 1994 : 39) [Mein eifrigstes Bestreben ist die Gründung einer Sternwarte in der Hauptstadt, und wenn ich mich persönlichen Gewogenheit des Monarchen (der in seinem nahen Umgange unendlich viel Liebenswürdige hat) erfreue, so ist es (Sie glauben es mir wohl) nicht aus Ehrgeiz, sondern in der Hofnung, in dieser Stellung bisweilen den Wissenchaften nützen zu können.] Les aspirations personnelles de Humboldt rencontrent la volonté royale d’élever la Prusse au rang des grandes nations scientiiques européennes. Humboldt participe également à la tenue du premier congrès des naturalistes allemands en 1828, dans la capitale, que le souverain conçoit comme une démonstration de force politique de la Prusse, à travers les travaux et la renommée de ses savants (Gauss, Humboldt, 1977). Ce congrès peut vraiment être considéré comme le résultat et le symbole des transformations engagées dès les années 1800. La fabrique scientiique change en Europe : le savoir soutient le pouvoir, selon des objectifs et des modalités propres à chaque nation, mais à chaque fois dans l’idée de défendre l’existence nationale. Les bouleversements politiques de la période révolutionnaire ne modiient pas seulement l’organisation institutionnelle de la fabrique scientiique, ils génèrent aussi de nouvelles demandes de savoirs sur l’espace, celui de la nation en premier lieu, et contribuent donc à valoriser les savoirs géographiques. 62 La géographie : émergence d’un champ scientiique Valorisation des savoirs sur l’espace (national) En France, des statistiques nationales aux ambitions coloniales La nouvelle idéologie politique révolutionnaire vise entre autres à uniformiser la gestion du territoire et à faire en sorte que la souveraineté populaire s’exerce partout de manière égale. Les autorités françaises ont besoin d’une connaissance ine, homogène et cohérente de l’ensemble du territoire national. Elles mettent alors en place plusieurs outils en vue de collecter des données ordonnées et classées sur le territoire à administrer. La période révolutionnaire et napoléonienne se fait d’abord statisticienne. Une des plus grandes et emblématiques entreprises lancées au cours de cette période consiste à dresser des statistiques départementales. Marie-Noëlle Bourguet rappelle que cette volonté d’accumulation de données n’est pas neuve (Bourguet, 1989), la tradition statistique existe dès le règne de Louis XIV ; mises en place par Colbert, les enquêtes ont alors une dimension essentiellement iscaliste. Dès le xviie siècle, les statistiques sont en étroit rapport avec l’État. La campagne statistique des années 1789-1815 s’appuie sur cette antériorité, mais également sur la tradition allemande née après la guerre de Trente Ans. En efet, la situation politique confuse des années 1650 entraîne la mise en place d’une école de statistiques à Göttingen, qui s’impose peu à peu comme un modèle en Europe. Elle s’appuie notamment sur l’usage du tableau, qui devient une « méthode d’exposition organisée conformément à la raison d’État et aux besoins de l’administration » (ibid. : 47) et un instrument de connaissance pour les autres puissances européennes. Le calendrier français se divise en deux périodes d’intenses campagnes de collecte de données. Marie-Noëlle Bourguet parle d’une première ièvre statistique, qui se développe à partir de 1793 sous le fait des contraintes militaires, politiques et économiques qui pèsent alors sur la France. Il est urgent de connaître l’état des ressources alors que la guerre fait rage. Une diminution du nombre des collectes a lieu sous le Directoire et le Consulat, plus serein et moins dans l’urgence d’obtenir des données sur le pays. Puis, à partir de 1811, on observe une nouvelle poussée statistique. Les diférentes phases contribuent à roder une nouvelle machine administrative, qui se renforce lors de chaque campagne. Les enquêtes statistiques s’appuient sur l’échelon départemental créé en 1789 et sur les fonctionnaires nouvellement placés à leur tête, les préfets. Ce sont eux qui doivent dresser un portrait iable et complet de chaque département français, en alliant campagnes de terrain et comptes rendus réguliers. À la manière allemande, l’habitude de dresser des tableaux chifrés plutôt que de rédiger des comptes rendus d’enquête se généralise. La passion taxinomique propre au xviiie siècle s’eface progressivement devant une méthodologie quantitative, Airmations nationales et premières institutionnalisations 63 pensée dans une dimension utilitariste. Le rôle du ministre François de Neufchâteau est à souligner dans la mise en place d’une méthodologie d’enquête basée sur le tableau (ibid.). Les préfets doivent d’abord décrire ce qui est, et non les dynamiques en cours : l’État a en efet besoin d’un état des lieux de la France, et non de prospections à plus ou moins long terme. Une circulaire du 19 germinal an IX (9 avril 1801) indique plusieurs catégories essentielles : les dimensions physiques, démographiques, sociales et économiques constituent donc les jalons des rapports censés couvrir l’espace français. L’Empire relance les enquêtes à partir de 1811 en reprenant les approches développées précédemment. Une fois encore, le contexte de guerre justiie de nouvelles collectes statistiques et préside à leur amélioration méthodologique. L’augmentation de la demande de savoirs sur l’espace ne concerne pas uniquement le cadre du territoire national. Dans le cadre du renouveau des ambitions coloniales de la France, l’État s’étend sur des terrains plus lointains et en particulier en Égypte. Jean et Nicole Dhombres parlent à ce titre du « laboratoire d’Égypte » pour qualiier ce qui s’y déroule entre 1798 et 1801 en matière de collecte de données scientiiques en contexte guerrier (Dhombres, Dhombres, 1989). Marie-Noëlle Bourguet explique que cette première expédition militaire française au xixe siècle contribue à forger une « catégori[sation] du discours savant » par le politique, que l’on retrouve par la suite dans toutes les entreprises coloniales (Bourguet, 1998 : 8). Le décret du 12 avril 1798 lance l’expédition en entendant faire de l’Égypte une conquête militaire. À sa suite, une commission des arts et des sciences est créée pour accompagner le général Bonaparte. Les savants Monge et Berthollet en sont les principaux animateurs. D’emblée, la campagne égyptienne est ainsi placée sous le double patronage de l’armée et de la science. L’opportunité apportée par le politique rencontre un fort engouement scientiique, puisque la moitié de l’Institut part, apportant avec elle force livres et instruments. La forte présence d’ingénieurs doit être remarquée, puisqu’elle témoigne de la professionnalisation progressive des corps scientiiques. La dimension scientiique prend donc une part très importante dans la campagne égyptienne, en raison d’une part du contingent de savants embarqués, et d’autre part de la création de l’Institut du Caire dès l’arrivée en Égypte, pensé comme une annexe de celui de Paris. La reproduction, tout en la délocalisant, d’une structure de production de savoirs française, traduit la double modalité de la conquête. À la fois par la force des armes et par celle du savoir, Bonaparte entend faire du territoire égyptien un appendice français. Durant trois ans, l’Institut du Caire mène d’importantes recherches, en fonction cependant du contexte militaire. Car, comme le rappelle Bernard Lepetit, « le déroulement des opérations guerrières dessine les conditions de possibilité de l’observation scientiique » (Lepetit, 1998 : 104). Cette campagne mobilise pendant trois ans de nombreux savants, dont les résultats sont publiés, 64 La géographie : émergence d’un champ scientiique sous la direction d’Edme-François Jomard essentiellement, à partir de 1809 et jusqu’en 1821 sous le titre Description de l’Égypte ou Recueil des observations et des recherches qui ont été faites en Égypte pendant l’expédition de l’armée française ( Jomard, 1809-1821). Par la demande de savoirs sur l’espace qu’il génère, que ce soit sur le territoire national ou non, l’État français se fait acteur scientiique en délimitant des objets et des méthodologies précises. L’information d’une méthode statistique par le politique soulève la question de savoir dans quelle mesure les savants, et notamment les géographes, désireux de participer à l’efort national, disposent d’une marge de manœuvre épistémologique face aux demandes formulées. En Prusse, la ièvre statistique Du côté prussien, le processus est à la fois semblable et diférent : semblable, car un important usage des statistiques accompagne les réformes administratives ; diférent, puisque la Prusse ne mène pas encore de campagnes extranationales. Entre 1805 et 1815, les demandes de savoirs sur l’espace se limitent donc à l’échelle nationale. Le recours aux statistiques relève en Prusse d’une tradition plus ancienne et plus structurée qu’en France. Statistiques et géographie ont d’ailleurs tendance à se confondre, puisque leur objectif repose sur une étude descriptive de l’État. Il s’agit d’une géographie mathématique, centrée sur les études quantitatives et se caractérisant par une « perception politisée de l’espace » (Garner, 2008 : n.p.). L’école de Göttingen, située hors Prusse mais qui possède une grande inluence dans la sphère germanophone, est à cet égard très active au cours du xviiie siècle et fournit l’essentiel des modèles utilisés en Allemagne. Mais au contraire de la France, la statistique allemande connaît un moment de crise sous la Révolution et au début de l’Empire. Cela résulte des bouleversements et des refontes quasi permanents des frontières politiques pendant cette période (ibid.). La statistique universitaire, telle celle qui était pratiquée à Göttingen, se retrouve profondément afaiblie par la disparition ou la transformation constante de ses objets de prédilection. En revanche, le sursaut prussien, à partir de 1805, oriente la statistique vers une science et une pratique utilitariste au service de l’État, d’inspiration essentiellement libérale. C’est l’état d’esprit dominant du premier Bureau de statistiques prussien fondé en 1805 par le chancelier Hardenberg et dirigé par Leopold Krug3. Guillaume Garner qualiie cette fondation d’« exemple le plus net de mettre la statistique tabellaire au service d’un programme de politique économique d’inspiration “libérale” » (ibid. : n.p.). D’une part pour uniier le royaume, d’autre part pour connaître ses ressources 3 Le Bureau de statistiques disparaît en 1806 mais est refondé dès 1808. Airmations nationales et premières institutionnalisations 65 et faire la guerre à la France, la collecte de ces données relève d’une importance stratégique. La production de ces savoirs met donc en jeu des motifs très semblables à ceux qui poussent la France à mailler statistiquement son territoire, seules les modalités pratiques difèrent, la Prusse ne s’appuyant pas sur un échelon spéciique puisqu’il n’y a pas d’équivalent à la structure française. De plus, ces rapports cherchent surtout à évaluer la situation économique du royaume, alors que les statistiques françaises ne portent pas uniquement sur cet aspect. Une autre diférence tient dans le rapport à l’espace. En efet, les enquêtes font référence à un espace homogénéisé, « délesté de ses disparités administratives » (ibid. : n.p.), alors même que le maillage prussien n’obéit pas à une structure aussi identiiable qu’en France. Pour contourner cette diiculté, les enquêtes prussiennes en font i et postulent un territoire isotrope. La seule distinction maintenue est celle entre les États se situant dans l’Empire (Brandebourg) et la Prusse, hors Empire. De plus, la subdivision stricte en entités administratives bien distinctes n’est pas toujours respectée, que ce soit chez Krug ou chez Hoffmann, son successeur. En Grande-Bretagne, la cartographie comme modalité de connaissance de l’Empire Même si les bouleversements politiques sont nettement moindres qu’en France ou en Prusse, la Grande-Bretagne s’engage elle aussi dans des entreprises de reconnaissance et de connaissance de son territoire national et colonial. Sur le plan intérieur, elle entreprend de fédérer son territoire métropolitain. La signature de l’Acte d’union avec l’Irlande entre dans ce cadre, ainsi que le développement statistique qui s’opère, notamment en Écosse (Withers, 2007). Dès les années 1790, sir John Sinclair propose de mettre en œuvre une recherche rationnelle et cohérente ain de mieux gouverner ce royaume. À partir du maillage construit à l’échelle des paroisses, il remplit un tableau qualitatif composé de cent soixante questions. Il soumet au gouvernement central britannique son projet en 1799 ain que celui-ci analyse les données collectées. On retrouve une part de l’esprit qui anime les enquêtes statistiques en France et en Prusse, car le but réside dans la connaissance approfondie du territoire, ain de l’administrer de façon eicace et homogène. L’exemple écossais difère par l’échelle choisie (paroissiale) ainsi que par le statut du décisionnaire : il ne s’agit en efet pas de l’État central, mais d’un administrateur. Cependant, le fait que le gouvernement récupère les données et reconduise également cette opération à d’autres niveaux (notamment en Irlande après 1800 par exemple4) prouve l’importance accordée, même en Grande-Bretagne, au renforcement de l’échelon national. 4 Voir le livre de K. Kenny, Ireland and the British Empire (2004). 66 La géographie : émergence d’un champ scientiique Cette importance passe aussi par le développement de la couverture cartographique, plus tôt que dans les deux autres sphères5. C’est l’Ordnance Survey qui se charge de ces opérations cartographiques à l’échelle du royaume. Créée en 1791 à la suite de diverses initiatives, cette administration est chargée de mailler l’ensemble du territoire britannique de manière cohérente et centralisée. Elle ne prend son envol qu’à partir de 1801 avec le début de la parution des oneinch maps (Schröder, 2011). Inspirées de l’entreprise des Cassini, ces cartes d’une échelle d’un inch par mile représenté (ce qui correspond à 1/63360e) permettent une couverture progressive et homogène de tout l’espace national. Au début des années 1820, l’Angleterre et le Pays de Galles sont terminés et, dans la décennie suivante, le bureau s’occupe de l’Irlande. De fonctionnement assez comparable au Bureau de la guerre français, le bureau britannique a de la même façon que son homologue français recours à des ingénieurs géographes. Il contribue ainsi à la reconnaissance et à la professionnalisation de la igure du cartographe. Les travaux de l’Ordnance Survey inspirent par la suite le Generalstab prussien, qui se met en place un peu plus tardivement, à partir des années 1830 (ibid.). Ces projets symbolisent la volonté d’assurer une « transparence de l’espace » (« Transparenz der Räume », ibid. : 221), où le recours au medium cartographique traduit le projet de rendre visible les espaces nationaux. La Grande-Bretagne met également en œuvre de telles entreprises au niveau de son empire, dans lesquelles les méthodes et outils cartographiques rencontrent une aspiration politique. L’empire britannique grandissant représente pour une majeure partie un monde inconnu. Pour une meilleure gestion, il s’agit de le connaître. La cartographie devient le moyen par excellence de le faire (Desbois, 2012). L’entreprise la plus vaste engagée au début du xixe siècle se situe en Inde : à travers le Census of India, le gouvernement associe aux actions militaires de conquête et de maintien de l’ordre des actions d’arpentage géographique, sur le modèle métropolitain (Edney, 1997). Ainsi que le commente Charles Withers, [à] l’époque de la raison, la cartographie était une forme matérielle de gouvernance étatique et d’ordonnancement spatial, et pas uniquement une procédure métaphorique de classiication des connaissances. (Whiters, 2007 : 13) [Mapping was a material form of state governance and spatial ordering in the Age of Reason, not just a metaphorical procedure for the classiication of knowledge.] La carte fonctionne comme un instrument politique de domination par la connaissance spatiale. D’autres entreprises de grande ampleur ont lieu aussi au Canada ou en Afrique du Sud et attestent de la nécessité, également pour 5 En France, il faut attendre la carte d’état-major lancée dans les années 1810-1820 par le général Pelet du Bureau de la guerre et, en Prusse, la couverture cartographique n’est mise en place que dans les années 1830, sous l’égide du Generalstab (Desbois, 2012). Airmations nationales et premières institutionnalisations 67 la Grande-Bretagne, d’assurer la maîtrise de ces territoires dans un contexte d’instabilité européenne. Dans les sphères française, prussienne et britannique, la connaissance statistique ou cartographique de l’espace devient une afaire militaire et administrative, tendance exacerbée par le contexte guerrier (Desbois, 2012). La reconnaissance du caractère stratégique des savoirs sur l’espace, qui appuient le pouvoir politique et ses entreprises territoriales, entraîne entre 1785 et 1815 un début d’institutionnalisation des savoirs géographiques. Une première institutionnalisation géographique Les savoirs géographiques dans la sphère scolaire L’institutionnalisation concerne en premier lieu le domaine de l’enseignement. Cela passe par la reconnaissance oicielle de la géographie comme discipline enseignée, spécialement en France et Prusse. La France révolutionnaire refonde un système scolaire tout à fait neuf : l’école primaire est réorganisée ainsi que le cycle secondaire ; les universités sont supprimées et remplacées par un système de grandes écoles. Ce faisant, la géographie du système scolaire coïncide avec la nouvelle centralisation administrative du pays : au canton l’école primaire, au département le cycle secondaire, à l’État et Paris les grandes écoles. Dans ce système rénové chargé d’instruire les citoyens et de soutenir le fonctionnement démocratique du pays, l’éducation géographique obtient une place nouvelle. L’année 1795 constitue la date charnière : les savoirs géographiques disposent d’un cours à part entière dans la toute nouvelle École normale (Nordman, 1994). Elle doit former les enseignants des écoles centrales, à l’échelle de chaque département donc, qui eux-mêmes forment les professeurs destinés à faire cours au sein des écoles primaires. La création de l’École normale ne relève cependant pas uniquement du champ de l’instruction ; elle se trouve en efet profondément liée avec l’Institut, haut lieu des sciences qui remplace à partir de 1795 l’Académie royale des sciences. Au même moment, entre 1794 et 1795, la géographie apparaît explicitement comme un champ identiié dans deux institutions scientiiques nouvellement créées par le pouvoir révolutionnaire. Le nombre de cours dévolus à la géographie à l’École normale est considérable : treize leçons et sept séances de débats ont lieu en quelques mois (ibid). Edme Mentelle et Jean-Nicolas Buache de La Neuville oicient tour à tour comme professeurs6. Ce passage de la cour royale à la scène des nouvelles institutions 6 Edme Mentelle se distingue d’ailleurs à cette époque par sa participation à toutes les innovations institutionnelles dans le domaine de l’éducation. Il passe ainsi de la cour au Lycée républicain, en 68 La géographie : émergence d’un champ scientiique d’enseignement de la jeune république ne laisse pas d’interroger sur les rapports de ces deux géographes avec les régimes successifs. Ce qui frappe à la lecture du premier cours donné à l’École normale, c’est l’adhésion des professeurs à l’esprit du nouveau pouvoir. Dans son édition des cours, Daniel Nordman rappelle une phrase prononcée par Mentelle lors de la première leçon : « Maintenant, surtout, que le génie de la liberté, uni à celui du commerce, doit étendre nos relations sociales, rien de ce qui appartient à la géographie pourrait-il être étranger à un citoyen français ? » (ibid. : 171). Voici donc posé en une phrase l’enjeu de l’enseignement de la géographie : servir la construction de la démocratie et de la nation française. L’introduction de Mentelle indique en outre que la géographie se pose en science pratique, devant servir le commerce, assertion qui est relativement inédite du côté français7. Les applications commerciales, mais aussi stratégiques et militaires sont posées. Les savoirs dispensés doivent avoir d’une manière générale une dimension utilitaire. Si les leçons n’abordent pas du tout les diférents régimes politiques, laissés aux bons soins de l’histoire, les savoirs géographiques prodigués doivent avoir une utilité pratique immédiate, comme ce passage sur la Russie l’expose : Je passe actuellement aux diférents peuples qui composent la population générale de l’empire de Russie. Ces connaissances doivent entrer nécessairement dans celles qui forment la géographie politique de cet empire ; et cette simple indication peut ofrir à la politique un aperçu utile, puisque les diférentes manières dont vivent les peuples, les opinions religieuses, etc., inluent sur les avantages que l’État dont ils font partie peut en obtenir. (ibid. : 286) « Utile » pour la sphère politique, la précision est d’importance. Mentelle contribue de fait à inscrire les savoirs géographiques dans la sphère politique, qui à ce même moment est justement demandeuse de ce type de savoirs. La dimension utilitaire colore les savoirs géographiques, dans toutes les sphères. Outre cet aspect, Mentelle et Buache tiennent à airmer d’une part que les savoirs géographiques ont une place non négligeable dans le système des sciences, même si l’association avec l’histoire est toujours forte, et d’autre part que, plusieurs branches se distinguant, elle peut être séparée en plusieurs courants. Leur cours s’organise en trois parties : géographie mathématique, géo- 7 passant par l’École normale, mais aussi les écoles centrales du Panthéon et des Quatre-Nations (Paris). Il poursuit son œuvre pédagogique jusque sous l’ère napoléonienne, en participant notamment aux diférentes commissions d’instruction. Buache vient également de la cour, il montre cependant moins d’activité que Mentelle. Malgré un passage comme géographes du roi, les deux travaillent au même moment à la réalisation de l’idéologie révolutionnaire au sein de l’École normale (Hefernan, 2005). Les liens entre géographie et commerce sont bien plus développés en Grande-Bretagne à cette époque, notamment via la Compagnie des Indes qui fait le relais entre la sphère économique et la sphère savante (Schröder, 2011). Airmations nationales et premières institutionnalisations 69 graphie physique et géographie politique8. Les divisions classiques sont donc reprises, elles font apparaître le caractère à la fois universaliste et pluriel du champ géographique. La méthode descriptive est préférée : il s’agit de procéder à un « simple exposé des faits », comme Mentelle le rappelle lors de la première leçon (ibid. : 179). Les objets du cours ne concernent pas du tout le territoire français, loin de là. Partant du ciel pour aller jusqu’à la présentation de la Russie, les leçons cherchent à embrasser l’ensemble du monde connu. Elles s’attardent longtemps sur les dimensions mathématiques et physiques, laissant peu de place à la géographie politique. L’absence de l’objet France pose question : s’agit-il d’un manque de temps9 ou bien d’un choix délibéré ? Daniel Nordman rappelle que la position délicate de Mentelle et Buache, anciens géographes de la cour, les engage peut-être à censurer leur cours de toute remarque éventuellement sensible concernant la France. L’expérience de l’École normale est courte, puisque l’institution ne fonctionne que quelques mois. En dépit de leur caractère ponctuel, la tenue de ses leçons de géographie est d’importance : elle signale que les savoirs géographiques doivent être enseignés et appris, au même titre que d’autres. Ce faisant, c’est tout le système scolaire français révisé qui octroie une place réservée à la géographie. Du côté de l’enseignement supérieur, une chaire d’histoire et de géographie moderne est créée à la Sorbonne en 1809 : elle devient chaire de géographie historique en 1812. La création de cette chaire marque véritablement la reconnaissance de la géographie comme discipline d’enseignement et scientiique, même si elle est encore largement ailiée à l’histoire et qu’elle n’existe que quelques années (Claval, 2004). Du reste, Napoléon crée une éphémère chaire de géographie au Collège de France peu avant sa chute en 1814. La période révolutionnaire crée donc des opportunités inédites pour les savoirs géographiques, mais leur enseignement systématique et autonome n’est pas encore pérennisé en 1815. Du côté prussien, les savoirs géographiques sont aussi de plus en plus visibles dans le système scolaire. Comme Gerhard Engelmann le souligne : « Les réformes prussiennes, qui visent à rénover l’État défait, voient le renouveau dans l’éducation » (« Die preussischen Reformen, die den niedergeschlagenen Staat wiederaufrichten wollen, sahen die Erneuerung in der Erziehung », Engelmann, 1983 : 3). Les savoirs géographiques en proitent à tous les niveaux, du primaire à l’Université. Ils font leur apparition dans le primaire suite aux réformes de Hardenberg, puis en 1820 à l’université de Berlin. Un décalage d’une dizaine d’années existe donc si l’on compare l’ouverture des chaires française et prussienne, et 8 9 On retrouve ces divisions dans l’arborescence proposée par Mentelle dans sa Géographie ancienne (voir chapitre 1). L’École normale n’existe en efet que quelques mois, les cours sont dispensés de janvier à mai 1795. 70 La géographie : émergence d’un champ scientiique vingt-cinq ans si l’on se base sur les cours de l’École normale. Cela coïncide peu ou prou avec les calendriers politiques respectifs de chaque sphère, marqués par une quinzaine d’années de diférence. En revanche, la présence des savoirs géographiques dans le système scolaire prussien s’airme et se pérennise en même temps, au contraire de la France. La discipline bénéicie d’une réelle reconnaissance par la fonction éducative dont elle est investie, en lien avec le patriotisme naissant. Les cours les plus emblématiques restent ceux dispensés dans le système supérieur. Après l’expérience éphémère de l’École normale de Paris, l’université de Berlin est la première à ouvrir une chaire de géographie, en 1811 : elle est alors attribuée à Johann August Zeune, qui oicie en tant que professeur extraordinaire, avant d’être coniée en 1820 à Carl Ritter qui devient le premier professeur ordinaire de géographie de Berlin (Garner, 2008). La chaire n’existe en tant que telle qu’à partir de 1820, mais la géographie est représentée dès l’ouverture de l’université. Elle ne bénéicie cependant pas du même statut que les enseignements de médecine, théologie, droit et philosophie, qui constituent les piliers fondateurs (Schöps, 2001). Également chargé de cours de littérature allemande, en particulier sur Fichte, Johann August Zeune s’airme inalement par la qualité de ses travaux scientiiques, notamment sa Gea parue en 1808, qui lui ouvre la possibilité de donner plus de cours dans son domaine de prédilection (Engelmann, 1983). Il collabore d’ailleurs avec Carl Ritter jusqu’en 1835. Les cours de Zeune ne se limitent pas à l’espace prussien ou allemand, ils proposent un panorama général de la géographie physique du globe. Dans un premier temps au moins, la géographie dispensée dans les murs de cette nouvelle institution ne sert pas directement les intérêts de l’État prussien ; elle ne fait que participer, mais au même titre que tous les autres cours, à la formation de ses citoyens. La défense et la promotion du royaume de Prusse dans le système éducatif passe bien davantage par la création de l’Académie militaire (Kriegsschule). Créée en 1809 par décret du chancelier Hardenberg, elle ne se développe réellement qu’après 1813 lorsqu’elle devient l’Allgemeine Kriegsschule et constitue une des institutions qui portent alors la géographie en tant que savoir stratégique. Elle joue un rôle essentiel dans les guerres de libération de la Prusse à partir de 18121813, puisqu’elle forme les oiciers de l’armée. Des cours de cartographie, au sens de lecture et de réalisation de cartes, et de géographie y sont dispensés dès sa fondation. La formation se fait en trois ans, en alternant théorie et pratique. L’orientation des cours oscille entre connaissances militaires, culture scientiique théorique et dimension pratique. À partir de 1815, c’est plutôt la voie des savoirs pratiques qui est privilégiée, sous l’impulsion du nouveau directeur Clausewitz. Ritter développe également cet aspect, à partir de son arrivée en 1820, en initiant les jeunes oiciers au terrain. Au bout de trois ans, ils doivent sortir de l’école avec des connaissances géographiques générales et pratiques : Airmations nationales et premières institutionnalisations 71 En guise de formation, les connaissances essentielles en géographie et en statistiques sont étendues à celles qui étaient utiles à des études militaires futures. De la même façon, la compréhension des concepts et des phénomènes concernant la construction du sol terrestre complétait aussi l’apprentissage du terrain. (Lüdecke, 2002 : 10) [Als Vorbildung wurden Grundkenntnisse in Geographie und Statistik verlangt, die für einen weiteren militärischen Unterricht notwendig waren. Ebenso wollte für die Terrainlehre das Verständnis für Begrife und Ansichten über den Bau der Erdoberläche vorhanden sein.] Dans le cas de la Kriegsschule, les savoirs géographiques dispensés, bien que généraux et pas uniquement centrés sur l’espace prussien, se teintent d’emblée de patriotisme et prennent un caractère stratégique. C’est bien le rayonnement de la nation prussienne qui est ici en jeu, à travers son armée, ce qui explique en quoi la qualité de la formation des oiciers est essentielle. Mais à la Kriegsschule ou à l’université, et quels que soient le contenu enseigné et l’objectif assigné aux cours, la géographie trouve en tout cas sa place dans le giron des disciplines enseignées et ce, grâce à l’impulsion de l’État prussien. Il est à signaler que la France et la Grande-Bretagne doivent attendre la deuxième moitié du xixe siècle pour que des cours pérennes de géographie soient introduits au sein des universités10. Une exception prussienne apparaît donc. Dans les sphères française et prussienne, le politique envisage donc les savoirs géographiques comme des éléments nécessaires à la formation des habitants de la nation, même si cela s’opère selon des calendriers légèrement diférents. Cette première reconnaissance des savoirs géographiques participe à un processus d’identiication scientiique et sociétale plus vaste de la discipline géographique, selon des modalités propres à chaque sphère nationale. L’apparition de la géographie dans les hauts lieux de la fabrique scientiique En France, la reconnaissance des savoirs géographiques se fait en lien étroit avec ce qui se passe à l’École normale en 1795. Les travaux géographiques apparaissent avec la création de l’Institut fondé en 1795. Les champs scientiiques s’y partagent en trois classes : classe des sciences physiques et mathématiques, classe des sciences morales et politiques et classe de la littérature et des beaux-arts. L’apparition de la deuxième classe constitue en soi quelque chose de remarquable, puisque l’idée de sciences morales et politiques n’existait pas auparavant. L’Institut contribue ainsi à déinir les champs scientiiques existants, et à les distinguer et à les autonomiser. Dans cette deuxième classe, on trouve six sections : analyse des sensations et des idées, morale, science sociale et législation, économie politique, histoire et, enin, géographie. L’apparition du terme 10 Il faut attendre 1852 en France et la toute in du xixe siècle en Grande-Bretagne. 72 La géographie : émergence d’un champ scientiique géographie est hautement symbolique : il signale la reconnaissance scientiique et institutionnelle d’un champ disciplinaire à part entière. Cette situation est inédite, puisque jamais auparavant la géographie n’avait existé pour elle-même au sein d’institutions scientiiques. De plus, positionner la géographie dans cette classe ne va pas nécessairement de soi. En efet, même si l’histoire et la géographie forment un tandem ancien, la géographie noue aussi des liens très étroits avec les mathématiques et l’astronomie, comme les cours ou ouvrages d’Edme Mentelle le montrent (Nordman, 1994). La Révolution fait donc le choix d’airmer les liens que la géographie entretient avec les sciences morales et politiques, plutôt qu’avec les sciences physiques. Cependant, la réalité de 1795 est de courte durée, puisque la classe des sciences morales et politiques disparaît dès 1803 sur décision du consul Bonaparte, qui estime qu’elle manque de loyauté envers le régime. L’Institut est divisé, après 1803, en quatre classes : sciences physiques et mathématiques, langue et littérature françaises, langues anciennes et histoire et enin la classe des beaux-arts. Cette organisation donne de fait moins de visibilité aux savoirs géographiques, qui n’existent plus dans une seule section, mais sont de nouveau écartelés entre leurs iliations historique et naturaliste (ibid.). De même que pour l’École normale, la visibilité de la discipline géographique est courte, mais témoigne de la reconnaissance grandissante de la géographie par le pouvoir. Un autre projet traduit en France l’oscillation des savoirs géographiques entre airmation et dissimulation au sein de la fabrique scientiique : il s’agit du musée de Géographie envisagé en 1795. Intitulé musée de Géographie, de Topographie militaire et d’Hydrographie, il doit regrouper en un seul lieu les divers dépôts cartographiques de Paris, en particulier le Dépôt de la guerre, celui de la Marine et celui des afaires étrangères. Il vise donc une centralisation des documents cartographiques, entamée dès 1793 par le général Calon, directeur du Dépôt de la guerre, et rendue nécessaire en 1794 en raison du contexte de guerre (Broc, 1974). En 1794, le Comité de salut public décide d’uniier les Dépôts de la Marine et de la guerre, il crée aussi une Agence des cartes. Le projet de 1795 est ensuite destiné à assurer la fusion complète des services. La suite du projet le réairme également comme suit : « Le Musée de la Géographie est sous la surveillance immédiate du Comité de Salut public, ou du Comité exécutif ; l’administration de cet établissement lui rendra un compte rendu détaillé de ses opérations » (ibid. : 41). Le projet de 1795 échoue cependant, en raison peutêtre, nous dit Numa Broc, d’une « rivalité séculaire » entre les départements de la Guerre et la Marine (ibid. : 43). En dépit de son échec, ce projet en dit long sur la place de la « science géographie » pendant la période révolutionnaire. L’existence même d’un tel projet démontre que la reconnaissance des savoirs géographiques et leur élévation au rang de discipline est, sinon parfaitement réalisée, du moins balbutiante, et surtout qu’elle découle dans une large mesure du regard et de l’inluence du politique. Airmations nationales et premières institutionnalisations 73 En Prusse, l’institutionnalisation de la géographie apparaît plus tardivement, dans les années 1820, grâce à la création de la première chaire de géographie à l’université de Berlin. Toutefois, comme en France, une certaine efervescence entoure la fabrique scientiique d’une façon générale, et les savoirs géographiques en particulier. Une décennie après la France, la Prusse engage une réforme de l’Académie royale des sciences de Berlin (Königliche Akademie der Wissenschaften), de 1806 à 1812. Elle trouve pleinement place dans la réforme administrative globale menée alors par le chancelier Hardenberg. De la même manière que toutes les autres administrations du royaume, l’Académie royale des sciences doit harmoniser son fonctionnement et se mettre au service du pouvoir et de la reconstruction du royaume prussien. Dès sa formation, et contrairement à celles de Londres et de Paris, l’académie berlinoise distingue deux classes : celle des Naturwissenschaften et celle des Geisteswissenschaften, c’est-à-dire les sciences de la nature et celles de l’esprit. Mais l’enjeu est le même que dans les deux autres sphères pour les savoirs géographiques : ils s’étirent entre ces deux domaines. La réforme de 1812 confère à l’Académie un nouveau statut, qui la place dans un rapport hiérarchique de dépendance par rapport à la nouvelle université. À partir de 1815, se développe alors en son sein une nouvelle forme de travail scientiique : les commissions. Plus d’une cinquantaine se créent entre 1815 et 1850. Celles-ci embrassent des objets plus délimités et permettent de travailler en comité réduit. Bien souvent, elles prennent une orientation pratique, en lien avec les préoccupations contemporaines du pouvoir. Alexander von Humboldt et Carl Ritter participent régulièrement à certaines d’entre elles, tissant d’ailleurs des ponts avec la société de géographie de Berlin, à partir de sa fondation en 1828 (Humboldt, Ritter, 2010). Les savoirs géographiques trouvent dans ce fonctionnement par commission l’occasion d’une visibilité plus importante, bien qu’ils ne soient pas explicitement identiiés comme tels. Découvrant la situation du pays après Iéna et les réformes partiellement engagées lorsqu’il rentre à Berlin en 1806, Alexander von Humboldt déplore l’état des sciences prussiennes en comparaison de ce qu’il a connu à Paris. Il présente un tableau contradictoire, composé de scientiiques avides d’avancer et d’absence de soutien, relétant la transition à l’œuvre dans les institutions scientiiques prussiennes. Une lettre à Georges Cuvier datée d’août 1806 montre comment certains scientiiques se passionnent pour les sciences naturelles et se trouvent pourtant contraints par le manque d’encadrement : […] mais dans un pays où l’on s’occupe aussi peu des sciences que de son existence politique, il ne faut pas compter sur le Gouvernement. L’Académie – notre Académie de Berlin – vient de faire ce qu’elle aurait dû faire il y a longtemps. Elle vient de vous nommer, conjointement avec le chevalier Banks, membre étranger par acclamation. Cela ne contribue en rien à votre gloire. Puisse cette faible marque de notre attachement vous prouver qu’au milieu de ce grand hôpital nous sommes une petite société d’amis (Klaproth, Tralles, Karsten, Willdenow, Ancillon, Erman, Bode, Walther, Jean Müller et Léopold de 74 La géographie : émergence d’un champ scientiique Buch) qui savons admirer vos travaux. J’ai été chargé par l’Académie de vous témoigner préalablement de ses sentiments, le secrétaire, M. Mérian, aura l’honneur de vous l’annoncer plus formellement. (Humboldt, 1905 : 212-213) La situation des savoirs géographiques en Prusse dans les années 1800-1810 est donc aussi instable qu’en France : elle est marquée par des volontés individuelles, à l’image de Humboldt, par des prises de conscience politiques, qui président à la création de la Kriegsschule dans laquelle la géographie a toute sa place, mais cette situation manque encore en général de reconnaissance institutionnelle. Que l’on se place du côté français ou du côté prussien, l’institutionnalisation de la géographie n’en est donc encore qu’à ses débuts. Ces balbutiements apparaissent néanmoins et ont en commun de se placer sous un patronage politique fort, qui régit les modalités de leurs manifestations. * Sous l’impulsion du processus révolutionnaire français et sous l’efet d’enchaînements causaux, les principaux États européens opèrent, au tournant du xviiie et du xixe siècle, un recentrement national dont les entreprises de couverture statistique et / ou cartographique symbolisent l’importance. Les conséquences de la détermination nationale se font sentir sur les plans administratif, territorial mais aussi scientiique. En efet, le politique, à travers ses acteurs, s’appuie sur les champs de la connaissance pour asseoir son pouvoir et fédérer son territoire, et il met en place des politiques destinées à satisfaire les nouvelles ambitions nationales. Cela entraîne une restructuration de la fabrique scientiique autour de nouvelles institutions étroitement liées au pouvoir et d’une accentuation des demandes de savoirs sur l’espace. Ces demandes visent l’uniication et la maîtrise du territoire. Le politique oriente ainsi ses demandes en termes de périmètres d’objets : l’échelon national se trouve examiné par le renforcement des statistiques et, pour la France et la Grande-Bretagne, les regards se tournent aussi vers l’extérieur. Si le politique associe alors largement des scientiiques à un projet idéologique tourné vers la nation, il contribue aussi pour le cas des géographes à fonder une ébauche de collectif disciplinaire. Les géographes, associés aux idéologies spatiales des nations nouvellement (ré)affirmées, connaissent les retombées des bouleversements politiques à l’œuvre pendant cette période : tout d’abord en assignant un rôle nouveau aux géographes et en les reconnaissant en tant que collectif scientiique, ensuite en contribuant à la création d’institutions propres, enin en orientant (et tout l’enjeu consiste à voir dans quelle mesure) les thématiques et les objets de recherche des géographes. Le politique informe sociologiquement et épistémologiquement un collectif géographique tendu vers une structuration disciplinaire plus aboutie. II 1815-1840 : la prise de pouvoir des géographes Contrairement à la dynamique engagée entre 1780 et 1815, la période suivante (1815-1840) voit l’airmation d’un collectif géographique par les géographes eux-mêmes, qui expriment des velléités certaines de fondation disciplinaire. Cette volonté d’indépendance est, pour une part, perturbée ou contrainte par le facteur politique, mais cette prise de pouvoir disciplinaire est inédite dans l’histoire des savoirs géographiques. Ain de saisir les ressorts du processus en cours, les chapitres suivants questionnent trois pans de l’édiication de la jeune discipline. Le chapitre 3 travaille dans un premier temps sur la construction des lieux du savoir géographique, en particulier les sociétés de géographie. Le chapitre 4 propose une rélexion sur les igures de géographes qui se développent et questionne la tension qui partage le collectif, entre le maintien d’une pluralité de pratiques, d’une part, et une professionnalisation de la production géographique, d’autre part, qui marque la in progressive de l’amateurisme géographique. Le chapitre 5 interroge enin le projet proprement épistémologique des géographes et les modalités de construction d’un discours géographique, en n’éludant pas ses incertitudes, et en faisant la part belle aux croisements avec les projets politiques nationaux. CHAPITRE 3 L’institutionnalisation des savoirs géographiques La spéciicité de la période 1815-1840 est la construction de nouveaux lieux pour la géographie, au premier rang desquels les sociétés de géographie, et le renforcement de la part prise par les savoirs géographiques dans des espaces du savoir déjà existants. Ce qui tranche avec la période précédente réside dans l’apparition de lieux dédiés aux savoirs géographiques, à leur production, difusion, discussion ou accumulation. Et au contraire de la période précédente, ces créations ne sont pas le fait des autorités politiques, mais des collectifs géographiques eux-mêmes. Ainsi, dans la décennie 1820, trois sociétés de géographie surgissent dans le paysage scientiique européen : celle de Paris en 1821, celle de Berlin en 1828 et enin celle de Londres en 1830. Ces fondations sont suivies tout au long du xixe siècle d’une kyrielle d’autres, aussi bien en Europe que dans le monde entier1. Ces nouveaux « hauts lieux » (Debarbieux, 1993) des savoirs géographiques possèdent une matérialité physique et une pérennité que n’avaient pas les revues. De plus, ces sociétés sont animées d’une volonté de durer et de s’inscrire fortement dans le champ scientiique européen, d’assurer et de légitimer l’autonomie de ces savoirs. Associées à d’autres lieux de production ou d’accumulation des savoirs géographiques (universités, bibliothèques), elles fournissent une impulsion remarquable, car inédite, et encouragent la fondation ou le renforcement de nouveaux lieux : bibliothèques et cartothèques entre autres. Ce chapitre vise à saisir les enjeux qui président à l’activité des nouveaux 1 Les sociétés de géographie suivantes sont fondées en 1833 à Mexico, 1836 à Francfort et 1845 à Saint-Pétersbourg. Une vague de fondation a lieu ensuite dans les années 1870-1880. Pour la liste complète des fondations de sociétés de géographie, voir les annexes. 80 La géographie : émergence d’un champ scientiique lieux du savoir géographique en Europe, en mettant en lumière leurs points communs en termes de fonctionnement institutionnel, de préoccupations et d’objectifs scientiiques. L’analyse porte essentiellement sur les sociétés de géographie, qui symbolisent l’engagement des savoirs géographiques dans la voie disciplinaire, et sur leurs relations avec les autres institutions où l’on fait, écrit, enseigne ou difuse ces savoirs. Il s’agit aussi de cerner les liens que ces lieux entretiennent entre eux, par-delà les frontières, ce qui pose la question du cadre de prédilection de la production géographique : en dépit d’ancrages nationaux évidents, les sociétés de géographie parviennent-elles à fonctionner en réseau à l’échelle européenne, voire mondiale ? Sont-elles alors en mesure de perpétuer l’ambition universaliste ? D’un point de vue méthodologique, ce chapitre s’appuie largement sur l’approche du tournant spatial2 développé depuis plusieurs années en sciences humaines (Besse, 2004 ; Jacob, 2007, 2014). La construction de lieux et de réseaux dédiés à l’activité géographique Les sociétés de géographie : les hauts lieux des savoirs géographiques Avec ce que Jean-Marc Besse appelle les « schèmes spatiaux » (2004), il s’agit ici d’envisager la construction de ces lieux comme faisant sens et participant à la fondation d’un espace disciplinaire. Baliser et étendre la géographie des savoirs géographiques, assurer et pérenniser leur matérialité, tel pourrait être, en résumé, l’objectif commun des sociétés de géographie parisienne, berlinoise et londonienne fondées dans la décennie 1820. Par la symbolique des lieux, il faut rendre publique et visible l’existence d’un nouveau champ disciplinaire. Les trois sociétés s’installent dans des quartiers emblématiques des trois capitales, à proximité d’autres hauts lieux du savoir (igures 3, 4 et 5). La Société de géographie de Paris s’installe successivement au 12, rue Taranne (1821), au 36, passage Dauphine (1827), au 23, rue de l’Université (1833) puis au 3, rue Christine (1853). Elle reste donc dans le quartier de l’Odéon et de Saint-Germain-des-Prés, qu’elle occupe encore aujourd’hui au 184, boulevard Saint-Germain, dans un bâtiment dédié depuis 1878 (Lejeune, 1993). La Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin ne dispose pas de lieu ixe avant 1899, alors qu’elle prend place dans le palais 2 Depuis une quinzaine d’années, l’espace s’est airmé comme une catégorie pertinente pour interroger les faits sociaux et historiques. Au même titre que pour signaler l’incursion de la culture, du genre, des catégories subalternes, on parle désormais du spatial turn dans les sciences humaines et sociales (Besse, 2004 ; Besse, Blais, Surun, 2010 ; Jacob, 2007, 2014). Convoqué aussi bien par les historiens que les sociologues ou les économistes, l’espace a supplanté l’histoire, jusqu’alors catégorie dominante dans les travaux modernes. L’institutionnalisation des savoirs géographiques 81 L. Péaud 2014 Figure 3. Lieux du savoir, géographie et pouvoir – Paris, 1815-1840. 82 La géographie : émergence d’un champ scientiique L. Péaud 2014 Figure 4. Lieux du savoir, géographie et pouvoir – Berlin, 1815-1840. L’institutionnalisation des savoirs géographiques 83 L. Péaud 2014 Figure 5. Lieux du savoir, géographie et pouvoir – Londres, 1815-1840. 84 La géographie : émergence d’un champ scientiique Fürstenberg, au 23 de la Wilhelmstrasse, qui est aussi le ministère des Afaires étrangères, bâtiment dans lequel elle reste jusqu’après la Seconde Guerre mondiale (Lenz, 2003). Les membres se rassemblent ici et là, chez certains d’entre eux, comme Carl Ritter qui accueille plusieurs séances, ou bien dans certaines salles de l’Académie des sciences, mais toujours dans le quartier historique central. L’absence de lieu dédié en propre ne facilite pas l’activité de la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin, dont les séances se tiennent à une fréquence moindre que les autres et signalent une activité moins forte (Surun, 2006a). Mais même si elle n’est pas physiquement matérialisée, cette société s’inscrit dans la même logique d’institution d’un haut lieu géographique. Enin, la Royal Geographical Society s’installe dans un premier temps à Whitehall Place et à partir de 1854 au 21, Regent Street, à proximité immédiate de Buckingham Palace. Les trois sociétés possèdent une histoire diférente qui explique les diférences de situation et de fonctionnement. La société parisienne ne possédera ses propres locaux qu’en 1878 (Lejeune, 1993) ; avant cette date, elle loue ses lieux de réunion, grâce aux cotisations de ses adhérents et aux dons ou facilités accordés par certains mécènes : à partir du moment où la charte de la Société de géographie de Paris est approuvée par le roi en 1827, elle dispose de quelques facilitations matérielles. La société est en efet déclarée d’utilité publique (ibid.) et voit converger les bonnes volontés vers elle, en particulier celles des ministres de Louis XVIII qui font partie de ses membres (comme le ministre de la Marine Chabrol de Crouzol, président de la société en 1827). À Berlin, c’est un système de débrouillardise qui prime dans le domaine pratique, ce qui s’explique par des adhésions moins nombreuses et une ailiation moins évidente avec les sphères du pouvoir (Lenz, 2003). Par contre, du côté de Londres, la situation inancière est plus aisée. D’une part car la cotisation est grande et le nombre de membres important depuis le début, d’autre part car le parrainage immédiat de la société par le roi Guillaume IV lui octroie d’emblée quelques avantages. La première résolution adoptée à Londres rappelle bien « que la Société, ayant été honorée par le gracieux patronage et la permission de Sa Majesté, est appelée “la Société royale de géographie de Londres” » (« that the Society, having been honoured with the gracious patronage and permission of His Majesty, be called “The Royal Geographical Society of London », BRGS, 1831, T1 : viii). La iliation est donc clairement annoncée et assumée. Toutes présentent donc des particularités en termes de contexte de fondation ou de dispositions matérielles et inancières. Pour autant, dans leur matérialité même, les sociétés représentent ce que Bernard Debarbieux appelle des « lieux de condensation » (Debarbieux, 2010 : 28). L’expression paraît ici appropriée pour deux raisons : ces sociétés sont les lieux de sociabilité d’un collectif géographique qui décide de se rassembler autour d’un projet partagé, autour d’une identité à construire. Les sociétés sont à la fois des hauts lieux et L’institutionnalisation des savoirs géographiques 85 des lieux génériques (Debarbieux, 1993) de la production, difusion et discussion de savoirs géographiques. La lecture des statuts des trois associations fait en efet apparaître un premier point commun : fonder un collectif, rassembler toutes les forces vives pour participer à l’édiication d’un champ disciplinaire solide et légitime. C’est le sens de la lettre adressée par Jean-Denis Barbié du Bocage et consorts, le 7 novembre 1821, à Louis XVIII : Dans l’article 4 du règlement arrêté par cette Société, à sa seconde séance, il est dit : Les Étrangers sont admis au même titre que les Régnicoles. L’article 3 du même règlement porte que les personnes qui se sont déclarées Souscripteurs jusqu’à la nomination de la Commission Centrale, forment la Société de géographie. Tous ceux qui veulent concourir au but que se propose la Société, qui veulent participer à ses travaux, et qui partagent les espérances qu’elle a conçues dans le zèle et les lumières des Hommes éclairés de toute l’Europe, sont prévenus que la Société se réunira le 15 décembre prochain, à huit heures du soir, dans une des salles de l’Hôtel de Ville, pour se constituer déinitivement en nommant, aux termes de son Règlement, son Bureau et sa Commission centrale. (BSGP, 1822, S1, T1 : 2-3) Les fondateurs de la société parisienne en appellent à tous les individus intéressés par l’avancement du savoir géographique. Et ce, par-delà les appartenances nationales, comme ils le soulignent : ce sont bien « tous ceux » qui veulent participer à cette aventure qui sont conviés, moyennant une cotisation. Le même esprit préside aux fondations des sociétés berlinoise puis londonienne. Le succès est cependant inégal : Berlin ne rassemble qu’une trentaine de membres à sa fondation alors que Paris en compte 217 et Londres plus de 530, cela sans compter pour aucune les membres étrangers honoraires. L’ampleur du collectif n’est donc pas comparable, mais dans les trois contextes nationaux se structure un désir scientiique inédit autour d’un noyau de passionnés. Ce qui soude ces premières sociétés ne relève pas seulement d’un désir scientiique, mais d’une capacité à faire corps et à construire les modalités d’une sociabilité géographique. Cette sociabilité est d’abord fondée sur une grande cohérence sociologique : une forte appartenance à l’élite, politique, aristocratique ou grand-bourgeoise apparaît, qui a bien été mise en évidence par Dominique Lejeune du côté français (Lejeune, 1992). Les membres font ainsi corps, ils se reconnaissent comme appartenant à la même classe sociale : des réseaux de familiarité et d’adhésion se dessinent ainsi assez nettement. Du côté britannique, les premiers adhérents viennent ainsi quasiment tous du monde militaire (BRGS, 1831, T1) : les savoirs géographiques apparaissent comme une occasion supplémentaire de se réunir, mais prolongent en fait des habitudes sociales depuis longtemps admises. Les sociétés développent cependant des modes de sociabilité fondés sur quelques pratiques structurantes. Pour commencer, le principe d’un rassemblement régulier est adopté par chacune d’elles. Ensuite, au cœur même des activités de ces clubs se trouvent des pratiques destinées à accroître les liens entre les membres. Des repas ont parfois lieu, en grand ou petit comité : Alexander von Humboldt rappelle très souvent dans 86 La géographie : émergence d’un champ scientiique sa correspondance qu’il déjeune avec tels ou tels membres des sociétés parisiennes ou berlinoises (Humboldt, 1907 : 95). Autre pratique récurrente, celle de l’éloge, que l’on rend à un collègue en qui l’on reconnaît soit un pair soit un mentor. Cela passe par plusieurs moyens : l’écriture d’hommages à proprement parler ou la tenue de festivités. Ainsi, un décès donne généralement lieu à une rubrique nécrologique insérée dans les bulletins, comme c’est le cas en 1826 à la société parisienne pour Barbié du Bocage, un ancien président très largement salué pour son engagement et ses travaux (BSGP, 1826, S1, T5). D’autres occasions plus festives donnent aussi lieu à des efusions élogieuses, ainsi lors de la fête donnée à la société berlinoise lors du retour de voyage de Carl Ritter en 1838. Le président Lichtenstein signale combien cet événement s’inscrit dans la dynamique d’un collectif bien plus vaste : Le sentiment d’unité et d’ensemble, qui a traversé la société à cette occasion, par rapport à son estimé guide, et qui a augmenté encore grâce au chantant poème de salutation de Herr Mindings, peut être compris comme le plus signiicatif symptôme de sa situation forte et fondée, peut être seulement et en soi suisamment le témoin du succès de son activité depuis dix ans et le justiie ; que tous nos vœux pieux soient ici un jour rassemblés, que cet esprit de concorde, d’activité d’apprentissage et d’avidité à apprendre règne pour toujours parmi nous sur tous les autres ! (BGFE, 1838, T5 : 6) [Das Gefühl der Einheit und Gesamtheit, das die Gesellschaft bei dieser Gelegenheit, ihrem verehrten Führer gegenüber, durchdrang, und das durch Herrn Mindings sinnigen Dichtergruß noch erhöht ward, mag als das bedeutendste Symptom ihres gefunden und kräftigen Zustandes betrachtet werden, mag allein und für sich genügend, Zeugniss ablegen von dem Erfolg ihrer zehnjährigen Wirksamkeit und es rechtfertigen, wenn alle frommen Wünsche hier in den einen zusammengefaßt werden, dass dieser Geist der Eintracht, der Lehrsamkeit und Lernbegierde fortan und für immer der herrschende unter uns bleibe !] Les occasions de saluer un confrère se transforment ainsi bien souvent en satisfecit collectif. Dans le registre de l’éloge ou de l’hommage, se trouve encore la nomination au titre de membre d’honneur, pratique partagée par les trois sphères : en général tous les ans, chaque société accorde cet honneur à de nouveaux membres. Lieux de sociabilité, les sociétés de géographie se déinissent surtout comme les lieux de reconnaissance d’une légitimité scientiique, construite sur un programme et des objectifs : Il s’est formé un grand nombre de Sociétés destinées à accélérer les progrès des Sciences et à propager certaines parties des connaissances humaines ; mais jusqu’ici, il n’a existé aucune association qui eût pour unique but la connaissance du globe que nous habitons, qui ait voulu appeler les hommes éclairés de toutes les nations à concourir, par leurs travaux et leurs richesses, au perfectionnement des Sciences géographiques si intimement liées à l’avancement de toutes les autres Sciences, aux progrès de la civilisation, à l’anéantissement de toutes les haines et de toutes les rivalités nationales, et à l’amélioration des destinées de l’espèce humaine. (BSGP, 1822, S1, T1 : 1) L’institutionnalisation des savoirs géographiques 87 Car c’est bien sûr ce qui anime la création ex nihilo de ces lieux dédiés à la géographie : porter un projet dont les sociétés ne représentent que la tribune publique et physiquement identiiable. L’esprit des fondateurs procède à ce titre d’une certaine universalité, que l’on constate dans les premiers articles des statuts des sociétés. Du côté parisien, l’article premier indique ainsi les buts ixés : Article 1 : « La Société est instituée pour concourir aux progrès de la Géographie ; elle fait entreprendre des Voyages dans les contrées inconnues ; elle propose et décerne des prix ; établit une correspondance avec les Sociétés savantes, les Voyageurs et les Géographes ; publie des relations inédites ainsi que des ouvrages, et fait graver des cartes. » (BSGP : 1822, S1, T1 : 3) Le programme est très simplement énoncé, et se résume dans la première phrase : les progrès de la géographie. Cette expression dit à la fois tout, c’est-àdire la reconnaissance et les eforts en direction d’une airmation renforcée d’un champ scientiique, et à la fois très peu, puisqu’aucune déinition précise n’est donnée. Une grande latitude d’interprétation est laissée derrière cette expression, libre aux membres d’y mettre ensuite ce qu’ils veulent. Du côté berlinois, le programme possède de nombreux points de concordance avec son aînée : Article 1 – Le but de la société est la promotion de la géographie, au sens le plus vaste du terme, grâce à une libre communication. (BGFE, 1833, S1, T1 : n.p.) [Artikel 1 – Der Zweck der Gesellschaft ist Beförderung der Erdkunde3, im weitesten Sinne des Worts, durch freie Mittheilung.] La profession de foi de la société de géographie de Berlin se distingue par sa brièveté, le reste des statuts étant consacré aux modalités de fonctionnement (fréquence des réunions, élection du bureau, etc.). Ce que recouvre la géographie à écrire demeure encore dans le domaine de l’indéterminé. Enin, du côté britannique, les progrès de la géographie constituent également, et logiquement, la pierre d’angle de la Royal Geographical Society : Il fut soumis que, parmi les nombreuses sociétés littéraires et scientiiques établies dans la métropole britannique, une désirait encore compléter le cercle des institutions scientiiques dont les seuls objets doivent être la promotion et la difusion de la plus intéressante et divertissante branche de la connaissance, la géographie ; qu’une nouvelle et utile société peut par conséquent être formée, sous le nom de la Société géographique de Londres ; que l’intérêt produit par son département scientiique est universellement ressenti ; que ses avantages sont de première importance pour l’espèce humaine en général, et capital pour le bien-être d’une nation maritime telle que la Grande-Bretagne, avec ses nombreuses et vastes possessions extérieures. (BRGS, 1831, T1 : viii) [It was submitted that, among the numerous literary and scientiic societies established in the British metropolis, one was still wanting to complete the circle of scientiic institutions, 3 Ce court premier article laisse lui aussi toute liberté à l’interprétation du mot Erdkunde (le fait d’écrire la géographie du monde). Il faut noter la distinction entre le français et l’allemand : alors que le français ne diférencie pas les faits du récit, l’allemand le fait en utilisant deux mots (Geographie pour la réalité géographique, Erdkunde pour le récit scientiique que l’on en fait). 88 La géographie : émergence d’un champ scientiique whose sole objects should be the promotion and difusion of that most important and entertaining branch of knowledge, Geography. That a new and useful Society might therefore be formed, under the name of The Geographical Society of London. That the interest excited by its department of science is universally felt ; that is advantages are of the irst importance to mankind in general, and paramount to the welfare of a maritime nation like Great Britain, with its numerous and extensive foreign possessions.] L’annonce formulée par la Royal Geographical Society fait écho à la proposition française, dans la mesure où elle insiste sur le caractère d’utilité de la géographie, d’un point de vue à la fois universel et national, et où elle fait état de sa position dans le champ des sciences. Par ces petites précisions, la société britannique se positionne sur la même ambition que ses consœurs parisienne et berlinoise : l’avancement général de la géographie, en tant que champ individualisé du savoir humain, mais d’une manière qui ne la déinit pas d’avantage. Les statuts initiaux donnent cependant quelques aperçus sur les moyens à mettre en œuvre pour parvenir à cet objectif consensuel4. Les objets à la charge de ces institutions, dans la variété de leur expression, ressortissent tous de la capacité de collecter et d’accumuler des matériaux (matériels, idéels ; textuels ou non), puis de les difuser et de les mettre à disposition du plus vaste public possible. Elles doivent ordonner ce travail de collection et de publicité, en guidant tous ceux qui désirent concourir à l’avancement de la géographie. Ainsi, les jeunes sociétés se considèrent également, peut- être parce que le monde change, comme les lieux de la mémoire géographique de leur époque ; mémoire construite sur la base des instructions qu’elles fournissent. C’est ce qui transparaît dans les précisions données par exemple par la Royal Geographical Society lorsqu’elle décline les objets qui l’occupent : Les objets, maintenant qu’une telle société est suggérée, devraient être : 1. de collecter, enregistrer et assimiler, et d’imprimer pour l’usage des membres, et du public plus généralement, sous une forme bon marché et à intervalles réguliers, quelques faits nouveaux, intéressants et utiles et des découvertes que la société peut avoir en sa possession et peut, de temps en temps, acquérir. 2. d’accumuler graduellement une bibliothèque des meilleurs livres de géographie – une sélection des meilleurs voyages et expéditions – une collection complète de cartes et de tableaux […]. 3. de procurer des exemplaires de quelques instruments que l’expérience a désignés comme les plus utiles et les mieux adaptés au bagage restreint d’un voyageur […]. 4. de rédiger de brèves instructions pour ceux qui se préparent à leurs voyages : en pointant les parties du monde les plus désirables de visiter ; les moyens les meilleurs et les plus pratiques sur place ; les recherches les plus essentielles à faire […]. 5. de correspondre avec des sociétés similaires qui peuvent être établies dans diférentes parties du monde ; avec des personnes à l’étranger et engagées dans des buts géographiques, et avec les résidents britanniques les plus intelligents dans les colonies variées et reculées de l’Empire. 6. d’établir une communication avec toutes les sociétés philosophiques et littéraires avec lesquelles la géographie est liée […]. (ibid. : vii-viii) 4 Les statuts initiaux et premiers articles sont donnés dans leur intégralité en annexe. L’institutionnalisation des savoirs géographiques 89 [The objects, then of such a Society as is now suggested would be, 1. To collect, register, and digest, and to print for the use of the Members, and the public at large, in a cheap form and at a certain interval, such new, interesting, and useful facts and discoveries as the Society may have in its possession, and may, from time to time, acquire. 2. To accumulate gradually a library of the best books on Geography – a selection of the best Voyages and Travels – a complete collection of Maps and Charts […] 3. To procure specimens of such instruments as experience shown to be most useful, and best adapted to the compendious stock of a traveler […] 4. To prepare brief instructions for such as are setting out on their travels : pointing out the parts most desirable to be visited ; the best and most practicable means of proceedings thither ; the researches most essential to make […] 5. To correspond with similar societies that may be established in diferent parts of the world ; with foreign individuals engaged in geographical pursuits, and with the most intelligent British residents in the various remote settlements of the Empire. 6. To open a communication with all those philosophical and literary societies with which Geography is connected […].] Tout doit donc concourir à la collecte d’informations géographiques les plus nombreuses, variées et précises possibles. Ces objets signalés à Londres sont aussi ceux que Paris et Berlin identiient comme leurs et qui constituent le guide de leurs travaux. En ce sens, les sociétés de géographie tendent à s’instituer en lieux d’un collectif mais aussi en lieux d’accumulation d’informations actualisées sur le monde contemporain : lieu donc de condensation pour les individus comme pour les données. Le stockage du monde : bibliothèques et cartothèques Pour satisfaire à cette ambition générale de couvrir le monde, les sociétés ressentent rapidement le besoin d’associer à leurs activités d’autres lieux qui leur sont connexes : des bibliothèques, comme cela apparaît d’emblée dans les statuts londoniens, mais aussi et surtout des cartothèques, dont la fondation devient rapidement un enjeu central et un point d’achoppement dans la reconnaissance de la discipline. Deux projets emblématiques voient le jour dès les années 1820 : ceux d’Edme-François Jomard et de Carl Ritter. Dès la fondation de la Société de géographie de Paris, Jomard plaide pour la constitution d’un dépôt bibliographique et cartographique digne de ce nom, plus vaste et bénéiciant d’une réelle organisation, au sein de la Bibliothèque royale. Au milieu des années 1820, alors que le projet de la Description d’Égypte touche à sa in et que son projet de musée égyptien est recalé (Laissus, 2004), il propose de créer un département à la Bibliothèque royale consacré à la géographie, sur les modèles anglais et prussien ; les dépôts cartographiques, à destination essentiellement militaire, s’étant en efet multipliés dans ces deux sphères (Du Bus, 1932). En 1828, quelques mois après sa nomination à la Bibliothèque, Jomard obtient satisfaction, puisque le ministre Martignac érige le Dépôt de géographie en cinquième département, dit « des cartes géographiques ». Cela 90 La géographie : émergence d’un champ scientiique lui confère évidemment plus d’indépendance et la possibilité de travailler en collaboration avec la Société de géographie, avec laquelle il sert de relais. Mais certains commissaires qui enquêtent sur la Bibliothèque, au sein d’une commission fondée à cet efet, sont assez critiques quant à ses actions. Jomard essaie de se prévenir des menaces en publiant, en 1831, des Considérations sur l’objet et les avantages d’une collection spéciale consacrée aux collections géographiques et aux diverses branches de la géographie. Il subit pourtant les attaques des autres directeurs de département sur la légitimité et l’indépendance du sien ( Jomard, 1831). Malgré ses précautions, le ministère propose de replacer les cartes au département des livres et imprimés. Puis en 1832, la bibliothèque passant du ministère de l’Intérieur à celui de l’Instruction publique, le ministre Guizot supprime le Dépôt des cartes et le rattache à celui des estampes. À partir de ce moment, la suite de la carrière de Jomard à la Bibliothèque royale consiste en une lutte incessante pour reconquérir l’indépendance perdue du dépôt. Après presque deux décennies de bataille, Jomard présente en 1848, alors qu’il pressent de nouveaux bouleversements politiques, une nouvelle brochure, De la collection créée à la Bibliothèque royale. Examen de ce qu’on a fait et de ce qui reste à faire pour compléter cette création et la rendre digne de la France. Il y défend, comme il le fait depuis plus de vingt ans, l’utilité et la nécessité d’un fonds géographique indépendant : Réunir sur un point les productions de tout genre auxquelles donnent naissance les sciences et les travaux géographiques pris dans leur plus grande généralité, les classer scientiiquement et dans le meilleur ordre, les conserver et les disposer de manière à recevoir les accroissements futurs ; enin, les livrer à l’étude et les mettre à la disposition de tout le monde, tel est, en peu de mots, le principal objet de cette institution libérale. ( Jomard, 1848 : 11) Le projet de Jomard porte aussi en parallèle sur un musée ethnographique, destiné à rassembler les collections rapportées par les voyageurs. Ce projet est porté à la Société de géographie de Paris par son collègue Roux de La Rochelle dès 1836 (BGSP, 1836, S2, T6). Le musée est adopté mais balbutie pendant quelques années, faute de moyens. Les vœux de Jomard semblent enin entendus en 1854, puisque le ministre Fortoul ressuscite cette année-là le département, en soulignant qu’il veut en faire la base d’un musée d’ethnographie et des voyages. Mais de nouveau, le département est rattaché aux estampes en 1858, à la grande fureur de Jomard à qui l’on répond qu’on ne sépare pas la géographie de l’histoire. Il faudra attendre 1942, malgré tous les eforts déployés par Cortambert son successeur, pour voir le département autonome. Un projet biblio-cartographique similaire voit également le jour du côté prussien avec Carl Ritter. La première bibliothèque royale de Prusse, datant de 1715, comporte déjà une collection cartographique, mais ce n’est qu’un maigre fonds, alimenté seulement par des cartes militaires. En quelques années seulement, ce fonds prend une réelle ampleur, puisqu’en 1846, il compte 217 atlas et L’institutionnalisation des savoirs géographiques 91 972 cartes (Klemp, 1982). Ce succès est en grande partie dû à l’activité de Ritter qui, comme à la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin, se fait l’animateur de cet autre lieu du savoir géographique. Quand il arrive à Berlin en 1820, il possède déjà de nombreuses cartes, mais à titre privé. Son objectif est de parvenir à réaliser une « ofentliche Sammlung » (ibid. : 154), une « collection publique », qui soit accessible à tous et qui surtout réunisse les eforts particuliers. Ses initiatives se poursuivent pendant plusieurs décennies, portant son fonds personnel au début des années 1850 à plusieurs centaines de cartes, alors que les collections de la Bibliothèque royale se développent aussi en parallèle. Mais son entreprise connaît aussi des revers, qui tiennent à l’engagement partiel de l’État, celui-ci ne se mobilisant pas clairement pour un fonds géographique propre. Ainsi, quand en 1851, le chef du Trigonometrisches Bureau (bureau trigonométrique) de Berlin propose de lui vendre sa collection, Ritter est bien sûr tenté mais il souhaite avant tout que sa collection soit publique et appartienne à l’État. Or l’État prussien n’ofre alors que 1 000 thalers et la collection part pour 1 250 thalers à l’étranger. Ritter accuse cette perte immense, de plusieurs milliers de cartes, mais ne se décourage pas. Bientôt, une autre collection est à vendre, celle du général Scharnhorst. Il possède environ 30 000 cartes, estimées à 30 000 thalers par une commission. Ritter la défend devant les ministres, en vantant son intérêt historique, politique et national et remporte enin un succès. Les cartes sont acquises par le gouvernement. Ritter essaie ensuite de monter un Institut des cartes à partir de la collection Scharnhorst, pour disposer déinitivement d’un espace de stockage aux productions cartographiques et doter du même coup la géographie d’un autre lieu qui lui soit dédié. Il tente de convaincre le chef de la bibliothèque royale, Georg Heinrich Pertz, de créer un institut indépendant qui serait chargé de la gestion de la collection, de l’achat de nouvelles cartes et de leur classement. D’après Ritter, seuls 1 000 thalers seraient suisants au fonctionnement annuel. Le ministre suit son conseil, et le Königliche Kartographische Institut (Institut cartographique royal) ouvre le 15 octobre 1856, pour « répondre aux attentes des géographes, des historiens, des naturalistes et des militaires » (ibid. : 155). L’institut est géré par Heinrich Müller qui met en place un catalogue et un classement systématique des cartes. Peu de moyens sont cependant disponibles, puisque Müller dispose d’environ 1 800 thalers pour le fonctionnement et de 500 thalers pour l’achat de nouvelles cartes. La première année d’existence est malgré tout un succès : 557 volumes et 8 540 cartes sont achetés. Pourtant l’Institut est intégré à la Bibliothèque royale : le manque de moyen explique en grande partie la courte durée de son indépendance. Malgré les demandes répétées de Ritter jusqu’à la in de sa vie pour conserver un peu d’indépendance, la fusion des deux organismes est inévitable. Les projets français et prussien élaborés en parallèle montrent donc à la fois l’enthousiasme qui anime alors les géographes et les diicultés liées à la création de lieux dédiés à leur activité. 92 La géographie : émergence d’un champ scientiique À côté des sociétés de géographie et de leurs bibliothèques, à côté des cartothèques souhaitées, d’autres lieux entendent aussi constituer une mémoire de l’information géographique. Les matériaux et travaux géographiques prennent place au sein des grandes institutions généralistes du savoir : jardins botaniques, muséums d’histoire naturelle notamment, dont les collections consistent largement en matériaux rapportés par des voyageurs. Ces lieux de la géographie s’animent aussi pour une autre part au goût balbutiant du public européen pour le monde. Les géoramas5 traduisent cette tendance : ils se développent en Europe à partir des années 1820, et trouvent leur impulsion initiale en France (Besse, 2003b ; Fierro, 2007). Le plus célèbre, construit en 1844 à Paris, se situe du côté des Champs Élysées. Son inventeur propose une mise en scène du monde, un microcosme de bois et d’acier visant à parcourir le monde quasiment en un seul coup d’œil. Louis Vivien de Saint-Martin concourt à sa réalisation et Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent en fait un rapport très élogieux à la Société de géographie de Paris, en soulignant sa grande utilité pédagogique : Considéré sous ce point de vue, le Géorama, fruit d’une pensée ingénieuse de M. Delanglard, rendra de grands services aux études élémentaires. C’est dans ce but qu’il a déjà été apprécié par un géographe plein de zèle qui annonce l’intention de mettre ce nouvel établissement à proit en y ouvrant des cours. Utiliser le Géorama dans l’intérêt de l’instruction publique, c’est lui donner tout à coup une haute valeur, et le placer en quelque sorte sous le patronage des amis de la science. (BSGP, 1844, S3, T2 : 99) Ainsi les géoramas semblent-ils faire l’unanimité parmi le public, les géographes et ceux qui enseignent les savoirs géographiques, et ils contribuent à placer la géographie sous les regards. Leur succès s’étend dans toute l’Europe, comme en témoigne le géorama de Wyld installé à Londres en 1851 pour l’exposition universelle. Au-delà de leur caractère distrayant, les géoramas symbolisent l’entrée dans la sphère publique et scientiique de la géographie : le monde est de plus en plus réclamé et il faut le donner à voir (Besse, 2004). Avec ces diférents lieux, un maillage sans précédent se construit peu à peu, qui, même s’il se cantonne alors aux grandes capitales européennes et est loin d’être parfait, marque une spatialisation et une matérialisation dans l’espace public de la géographie : Les académies, les universités, les écoles spécialisées, les diférents lieux de lectures publiques, les théâtres, les bibliothèques, les collections cartographiques, mais aussi les jardins et les parcs, les zoos, les musées et les panoramas constituent dans ces trois villes [Berlin, Londres et Paris] une infrastructure tout à fait inédite, qui soutient le projet lancé par les initiateurs des sociétés de géographie, celui d’encourager la géographie de toutes les manières possibles. (Schröder, 2011 : 33) 5 Un géorama consiste en une représentation inversée de la terre sous forme de sphère concave ; il permet en général au public d’évoluer à l’intérieur de la sphère et d’approcher au plus près les diférents éléments du relief terrestre. Pour plus de précision, voir l’ouvrage de J.-M. Besse (2003b). L’institutionnalisation des savoirs géographiques 93 [Die Akademien, Universitäten und Spezialschulen, die unterschiedlichen Orte für öfentliche Vorlesungen, die Theater, die Bibliotheken und Kartensammlungen, aber auch die Gärten und Parks, die Zoos, Museen und Panoramen konstitueirten in allen drei Städten insgesamt eine zuvor nie da gewesene Infrastruktur, die das von den Initiatoren der geographischen Gesellschaften lancierte Vorhaben, die Geographie zu fördern, in wirksamer Weise stützte.] Circulations, mobilités et réseaux : recréer l’idéal de la République des Lettres ? Pour accéder au statut de discipline scientiique, édiier des lieux ne s’avère pas suisant : encore faut-il qu’ils possèdent une certaine visibilité et une capacité de rayonnement. Les historiens des sciences identiient d’ailleurs en général les faits de circulation et la mise en réseau comme éléments essentiels à prendre en compte dans le cadre du tournant spatial (Besse, 2004 ; Livingstone, 2003 ; Schlögel, 2006). Or les nouvelles centralités géographiques portent en elles cette exigence, qui apparaît bien souvent dès les premières lignes de leurs statuts. Entre autres rôles, les sociétés de géographie instituent d’emblée la nécessité de recueillir des données provenant du monde entier, en s’inspirant du modèle moderne de la République des Lettres. Cela passe dans le cas des sociétés par un échange d’ouvrages et d’articles, d’informations de manière générale, mais surtout par l’entretien d’une activité épistolaire intense pouvant transcender les frontières nationales6 (Beaurepaire, 2002 ; Sigrist, 2013). Parmi les six objets principaux identiiés par la Royal Geographical Society, l’établissement de contacts fructueux et pérennes, destinés à la formation d’un stock d’informations géographiques, paraît indispensable. Du côté parisien, une des premières mesures prises est la création d’une section de correspondance, dont le but est à la fois de recueillir les missives destinées à la société et d’étendre le réseau sur lequel elle s’appuie : Après avoir organisé le concours, la commission a pensé que le travail le plus urgent était de former des correspondances avec les savans et les Sociétés savantes, de répandre dans les provinces et dans l’étranger, nos réglemens, nos programmes et nos bulletins, ain de propager, par tous les moyens, la publicité de nos entreprises. C’est la section de correspondance, qui, sous la présidence de M. de Humboldt, a dirigé ce travail aussi aride que nécessaire, dont M. le baron de Férussac a tracé le vaste plan. (BSGP, 1822, T1, S1 : 3) Ce n’est évidemment pas un hasard si la section de correspondance échoit à Alexander von Humboldt, puisque lui-même, grâce à sa renommée européenne, voire mondiale, entretient une immense activité épistolaire (Gayet, 2006). Les sociétés institutionnalisent toutes des correspondances avec une pluralité 6 Voir BRGS, 1831, T1 : viii. 94 La géographie : émergence d’un champ scientiique d’acteurs : voyageurs bien sûr, mais aussi diplomates, commerçants, résidents étrangers ou habitants des colonies, sociétés savantes. Que ces acteurs soient collectifs ou particuliers, et quels que soient leurs lieux de résidence, tous participent à la chaîne de l’information géographique, en transmettant des matériaux ou des informations. Les liens interpersonnels trouvent alors un débouché institutionnel et oiciel, puisque les lettres constituent bien souvent l’occasion de discussions lors des séances. L’intégration de membres étrangers aux collectifs participe aussi de cette logique. Dans le réseau ainsi créé par les sociétés de géographie, la partie redistribution de l’information géographique constitue un autre temps d’importance. Il ne suit pas en efet de rassembler les données venues du monde entier, il faut encore les faire connaître, les annoncer au monde savant, comme l’écrit Barbié du Bocage en 1821 : Un Bulletin imprimé et distribué gratuitement à tous les Membres, conserve le souvenir de nos délibérations, des rapports qu’on nous présente, des nouvelles et des projets qu’on nous adresse. C’est un moyen de faire connaître ce qui se passe dans nos séances à ceux qui n’usent pas de leur droit d’y assister. Mais la Commission n’a pas voulu faire de ces impressions administratives un nouveau journal géographique ; c’est pour la publication des Mémoires savans et des Ouvrages utiles qu’elle réserve les mesures de la Société. (BSGP, 1821, T1, S1 : 4) Même si, en 1821, l’outillage de difusion n’est pas entièrement inalisé, l’exigence de faire connaître et d’étendre l’espace où circulent les savoirs géographiques est bel et bien actée. Les trois sociétés se dotent d’un bulletin, chacune faisant selon ses moyens : le bulletin parisien paraît mensuellement, tandis que les sociétés berlinoise et londonienne adoptent au départ une fréquence annuelle, chaque numéro étant alors l’occasion d’une rétrospective des activités et découvertes de l’année écoulée. Jusqu’en 1839, les bulletins berlinois s’intitulent d’ailleurs Jährliche Übersicht der Thätigkeit der Gesellschaft für Erdkunde in Berlin, Aperçu annuel de l’activité de la Société de géographie de Berlin. Ils sont autant l’occasion d’une gloriication collective qu’un exposé des découvertes et nouveautés géographiques : Quand au moment de la fondation de notre société, à travers quelques paragraphes de ses statuts, l’obligation était faite au directeur de l’époque de produire un rapport annuel de l’activité de la société, sans aucun doute on n’imaginait pas donner publiquement du monde une présentation aussi brillante à partir des succès de ses eforts, alors que la société en regardant le temps écoulé depuis peut s’accorder à elle-même la satisfaction d’avoir complètement rempli les buts qu’elle s’était donnés par une prospère eicacité. (BGFE, 1837, S1, T4 : 1) [Wenn bei der Gründung unsrer Gesellschaft, durch einen eigenen Paragraphan ihrer Statuten den jedesmaligen Director die Verplichtung aufgelegt ward, einen Jahresbericht über die Thätigkeit der Gesellschaft abzustatten, so war es damit ohne Zweifel weilniger darauf abgesehen, öfentlich vor der Welt eine glänzende Vorstellung von den Erfolgen L’institutionnalisation des savoirs géographiques 95 ihres Bemühens zu erwecken, als der Gesellschaft selbst in einem Rückblick auf den abgelaufenen Zeitraum die Genugthuung zu gewähren, dass sie ihre bescheidenen Zwecke in einer gedeihlichen Wirksamkeit nach innen, wohl erreicht habe.] Chaque société fait son choix propre de structuration de sa revue d’information, avec des distinctions en termes de fréquence de parution ou de taille des volumes, mais quelques invariants transcendent les choix nationaux. L’espace des bulletins est partagé en plusieurs sections bien identiiées : articles, recensions d’ouvrages, procès-verbaux des séances, annonces des nouveaux membres ou des ouvrages reçus. Tels sont les passages obligés, dont l’ampleur peut varier en fonction du tome ou au cours des années. L’actualité géographique inluence aussi pour une part telle section au détriment d’une autre. Mais chacune d’elles vaut aussi par les résonances qu’elle possède avec d’autres, les bulletins étant ainsi conçus comme un espace de dialogue, et non comme le déroulement linéaire des actualités géographiques. À l’intérieur même de cette entreprise éditoriale, se tissent donc des réseaux de discussion, dessinant ainsi une toile sans cesse renouvelée d’intérêts géographiques majeurs. Pour ne prendre qu’un exemple, la question du nivellement barométrique constitue un vrai il rouge des bulletins berlinois entre 1835 et 1839 : chaque numéro compte son ou ses articles sur le sujet, apportant leur pierre à l’édiice général sur la question (BGFE, 1835-1839, S1, T2-T6). Ces articles répondent également à une préoccupation que l’on retrouve aussi du côté parisien ou londonien à la même époque. Les bulletins constituent ainsi un vrai espace de discussion et de circulation de l’information. Ils contribuent aussi plus généralement au dynamisme d’autres entreprises de publication, telles que les Nouvelles annales des voyages, de l’histoire et de la géographie, lancées par Conrad Malte-Brun en 1819, dont les matériaux s’inspirent largement de l’activité de la société parisienne (Malte-Brun, 1819-1860), la Revue des deux mondes, fondée en 1829, à laquelle participent bon nombre de membres parisiens, ou encore Annalen der Erd-, Völker- und Staatenkunde lancé par Heinrich Berghaus en 18307. En institutionnalisant à la fois les correspondances scientiiques et des organes de publication, les sociétés structurent ainsi une vraie chaîne d’information géographique. L’idéal de la République des Lettres est cependant à nuancer. À travers l’espace réticulaire ainsi construit, les sociétés étendent entre le monde vécu et le monde savant un voile de scientiicité, au travers duquel les données matérielles et immatérielles leur parvenant doivent à tout prix passer avant d’acquérir le statut de savoir géographique. C’est bien ce qui ressort de la lettre de Barbié du Bocage, qui présente en 1821 la société de géographie parisienne comme un 7 La revue fonctionne de 1830 à 1843 et publie vingt-huit volumes. Elle associe les grands noms de la géographie berlinoise : Ritter, Humboldt, Hofmann. 96 La géographie : émergence d’un champ scientiique sas, ou un seuil, permettant d’entrer enin dans le champ scientiique et qui sous-tend les modalités de fonctionnement partagées par les trois sociétés : La Société que vous formez doit être le point central d’où partiront les instructions qui seront données aux voyageurs, aux marins et aux négocians ; elle correspondra avec eux et leur donnera, autant qu’il sera en elle, les moyens de proiter de leurs voyages ; elle les guidera en quelque façon comme la colonne de feu conduisait les Israélites dans le désert ; elle leur indiquera le chemin qu’ils auront à tenir, et leur signalera les dangers qu’ils auront à éviter. La Société, à son tour, proitera de leurs découvertes ; elle sera instruite de leurs courses, les annoncera au monde savant, en fera connaître les résultats utiles, et pourra se féliciter d’avoir agrandi, par ses soins, le cercle de nos connaissances. (BSGP, 1821, T1, S1 : 10) Les expressions « point central », « guide », « proitera » donnent les clés du schème spatial par lequel les sociétés – du moins la parisienne, mais des éléments concordants se trouvent aussi dans les discours tenus par les autres – se pensent. En se posant au centre du dispositif géographique, elles semblent s’ériger comme lieu pivot, situé entre le monde vécu, le monde savant et la société. Tel qu’elles se le igurent, les sociétés organisent autour d’elles un espace géographique dont elles seraient le point d’orgue, le haut lieu (igure 6). Une orientation centripète des lux préside donc à cet idéal universel, dans lequel les hauts lieux du savoir géographique ne sont pas un acteur parmi les autres, mais des polarités structurantes. L’idéal de la République des Lettres se trouve d’autant plus écorné lorsque l’on se penche sur la réalité des lux qui les traversent. Il est indéniable que les sociétés parviennent à générer une intense circulation d’information : les minutes retranscrites dans les bulletins font apparaître que le temps dédié à la lecture de lettres venant des quatre coins du monde représente quasiment la moitié de chaque séance. Les correspondances entretenues le sont à plusieurs échelles : à l’échelon national, les sociétés savantes et des particuliers transmettent des données, les membres de la société se font le relais de voyageurs, diplomates quadrillant une bonne partie du monde connu, que ce soit à l’échelle des empires coloniaux frémissant ou bien dans d’autres régions. De la plus petite à la plus grande, toutes les échelles géographiques semblent donc être couvertes par les sociétés de géographie. En aval des sociétés, les bulletins circulent également de manière transnationale : il n’est pas rare de constater que tel ou tel article paru à Paris est ensuite discuté à Berlin ou Londres. Les sociétés fonctionnent elles aussi en réseau : en 1834, la société parisienne procède par exemple à la lecture d’une lettre de la Royal Geographical Society qui la remercie pour certains volumes reçus et ofre en retour une collection de son journal : Monsieur, J’ai l’honneur, au nom de notre Société, de vous accuser la réception, il y a quelques mois, d’une série, en trois volumes in-4º, des Mémoires publiés par la Société royale de Géographie de Paris, et d’ofrir à cette savante Compagnie nos plus vifs remer- L’institutionnalisation des savoirs géographiques 97 Figure 6. Les sociétés de géographie : de nouvelles centralités scientiiques. cîmens pour cette marque d’obligeance et d’attention envers une plus jeune association. Cette réponse eût été faite plus tôt si les livres ne fussent arrivés sans être accompagnés d’aucune lettre, ce qui nous laissait ignorer à qui nous étions redevables de ce précieux envoi. Je dois à mon tour prier la Société royale de Géographie de Paris d’accepter en échange une collection de notre journal […]. Notre Conseil sera heureux de voir se continuer un système de mutuel échange de publications si favorablement commencé entre les deux Sociétés ; et je serai personnellement fort heureux aussi d’être l’intermédiaire des relations ultérieures. (Maconochie à Jomard ; BSGP, 1834, S2, T1 : 249-250) Pour autant, l’étendue du réseau dépend pour chaque société de la situation politique de son État. Si, dans les cas français et britannique, l’ouverture progressive à l’horizon colonial autorise une présence de plus en plus forte dans toutes les parties du monde connu, dans le cas prussien, l’étendue du réseau résonne avec la moindre ouverture extra-nationale. Ainsi, la majorité des contributions à la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin relève du champ national ou européen. On note tout de même une nette augmentation des rapports délivrés par des voyageurs à partir des années 1850, avec la multiplication d’explorations, telle celle des frères Schlagintweit en Asie. Mais pour la période 1830-1840, la société berlinoise dépend essentiellement des contributeurs de la sphère germanophone ou d’informations de seconde main provenant de ses consœurs. Les bulletins sont d’ailleurs restreints à la portion congrue jusqu’en 1839, ne consistant qu’en quelques feuilles. Alors que pour les deux autres, l’ancrage mondial est d’emblée visible. Pour la Royal Geographical Society, ce sont les avantages de l’empire britannique, notamment en Asie, qui assurent un rayonnement vaste, ainsi que l’union dès sa fondation avec l’African Association, le Raleigh Club et la Palestine Assocation (BRGS, 1831, T1) qui lui permet 98 La géographie : émergence d’un champ scientiique de bénéicier des réseaux d’information déjà en place. Du côté de la Société de géographie de Paris, la sollicitation du corps diplomatique est très forte et immédiate. Dès le premier bulletin, plusieurs lettres adressées par diférents consuls ou ambassadeurs sont reproduites, comme celles adressées à Barbié du Bocage par Honoré Vidal, interprète du consul général de France à Bagdad : Dès que M. le Chevalier de Ruin m’eut informé de l’accueil favorable que vous aviez daigné faire à ma chétive relation de voyage dans la Mésopotamie, et de votre obligeante intention de la faire imprimer, je me hâtai de vous en témoigner ma reconnaissance, et de vous soumettre deux autres itinéraires de la route de Bagdad à Alep et Damas par le désert. (BSGP, 1821, S1, T1 : 101) Le corps diplomatique fournit de nombreuses informations, surtout depuis l’Afrique du Nord et le Proche et Moyen-Orient, où la présence française est bien implantée. Ensuite, même quand le contexte politique est marqué par une ouverture sur le monde, les lux d’informations et d’échanges possèdent une orientation nationale très nette : la géographie économique des sphères considérées joue aussi un rôle majeur (igures 7, 8 et 9). Ces cartes rendent visibles à la fois le caractère centripète des échanges, ainsi que des géographies diférenciées selon la société considérée8. Chacune d’entre elles possède une aire d’inluence et de rayonnement bien spéciique, résultat des relations interpersonnelles nouées par leurs membres, mais aussi relet du contexte politique : la société londonienne possède le réseau le plus étendu, qui rappelle fortement son empire colonial ; du côté parisien, le réseau de la société ofre une certaine polarisation africaine ; la société de géographie de Berlin, enin, se caractérise par le réseau le plus étroit, symbole et relet de son rang scientiique moindre en Europe et dans le monde. Les cartes relètent ainsi les zones d’inluence diplomatique et économique des trois pays. Elles révèlent surtout que les sociétés ne sont pas en mesure d’assurer une circulation universelle ; il n’y a inalement que quelques igures qui sont capables de satisfaire à l’exigence d’universalité du réseau géographique, telles qu’Alexander von Humboldt, Carl Ritter, Edme-François Jomard, Jean-Denis Barbié du Bocage ou encore Conrad Malte-Brun. L’utopie universaliste se heurte donc à la réalité nationale des lux enregistrés par les sociétés de géographie. Ce sont les liens entre les nouveaux lieux du savoir géographique et le politique qui se trouvent ainsi questionnés. 8 Les cartes représentent uniquement les échanges hors du continent européen, celui-ci représentant l’aire de prédilection pour toutes les sociétés. L’institutionnalisation des savoirs géographiques 99 Les nouveaux lieux de la géographie, des organes au service de la nation ? L’approche spatiale appliquée à l’histoire des sciences ne se contente pas d’interroger les lieux de savoirs pour eux-mêmes, ni les faits de circulation ; elle engage également à réléchir sur la position relative de ces lieux et espaces du savoir, et donc sur leur caractère situé. Le tournant spatial, dans la mouvance des subaltern studies, pose en efet que la situation par rapport au contexte extérieur, social, politique, culturel, compte inalement autant que le lieu lui-même. Cela enjoint donc à élargir la focale, à considérer les lieux de savoir géographique replacés dans leur environnement, en particulier politique ( Jacob, 2014 ; Livingstone, 2003 : 106). Une proximité géographique La première échelle à considérer dans les rapports entre sphère géographique et sphère politique est d’abord nationale : il est tout à fait remarquable de noter que ce sont les capitales politiques qui captent les sociétés de géographie, accentuant encore davantage le déséquilibre national en matière de production scientiique. Marc Schalenberg et Rüdiger vom Bruch posent la question de la domination sans partage des villes dans le processus scientiique, mais surtout des capitales : La science est-elle ordonnée par un contexte urbain ? Ou est-elle plutôt une œuvre de l’esprit, dont les expériences, les textes et les théories proviennent certes de lieux précis, mais sans pour autant leur être liés de manière causale ? (Schalenberg, Vom Bruch, 2004 : 681) [Ist Wissenschaft auf einen städtischen Kontext angewiesen ? Oder ist sie eher eine freie Schöpfung des Geistes, deren Experimente, Texte une Theorien zwar an bestimmten Orten in die Welt kommen, doch ohne eine kausale Abhängigkeit von diesen ?] Ils apportent une réponse sans appel : l’environnement urbain, et plus encore métropolitain et capital, inluence nettement les modalités de production scientiique. Ils soulignent l’antériorité historique du rôle majeur des villes de Paris, Berlin et Londres dans la promotion et la fondation d’outils du savoir et qualiient ces trois capitales de « Wissenschaftmetropole » (ibid. : 682), « métropoles scientiiques », qui règnent sur l’espace national. Bien sûr, le rayonnement de chacune d’elles difère, car il dépend aussi des autres fonctions et du poids démographique de ces capitales. Le poids démographique inluence lui-même les fonctions présentes dans ces capitales, et permet d’identiier un efet de seuil entre Paris et Londres d’un côté, et Berlin de l’autre. Le tableau 2 permet de s’en rendre compte. À cette 100 La géographie : émergence d’un champ scientiique L. Péaud 2014 Figure 7. Flux et échanges de la Société de géographie de Paris vers 1840. L. Péaud 2014 Figure 8. Flux et échanges de la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin vers 1840. L’institutionnalisation des savoirs géographiques 101 L. Péaud 2014 Figure 9. Flux et échanges de la Royal Geographical Society vers 1840. Légende 102 La géographie : émergence d’un champ scientiique diférence démographique notable correspond aussi une diférence dans la concentration des fonctions métropolitaines. Londres, par le développement des fonctions commerciales et inancières de la City au xviiie siècle, jouit d’une inluence mondiale, appuyée sur un empire colonial déjà étendu. Paris conserve encore à l’époque son rôle de capitale culturelle et linguistique de l’Europe : la prédominance du français dans les échanges entre sociétés le prouve, de même que le désespoir de Humboldt lorsqu’il doit rejoindre Berlin en 1826-1827. Cette ville demeure pour lui un « désert moral », comme il l’écrit à son ami François Gérard dès 1807 (Gérard, 1867 : 35), en comparaison avec Paris où il réside près de vingt-cinq ans et dont il chante constamment les louanges. Et de fait, Berlin est bien en retrait des deux autres au niveau européen, en dépit même des réformes entreprises au début du xixe siècle. Elle n’en garde pas moins le statut de primus inter pares à l’échelle de la Prusse, en particulier d’un point de vue culturel (Schalenberg, Vom Bruch, 2004). 1793 Berlin Londres Paris 1817 1831 1861 150 000 180 000 260 000 550 000 1 000 000 1 400 000 1 700 000 2 800 000 640 000 715 000 900 000 1 700 000 Tableau 2. Nombre d’habitants à Berlin, Londres et Paris (1780-1860). Allant plus loin, Marc Schalenberg et Rudiger Vom Bruch concluent sur une « [n]ationalisation et politisation du système scientiique » (Nationalisierung und Politisierung der Wissenschaftssysteme) (ibid. : 698) : la localisation des sociétés de géographie au sein des capitales ne serait donc pas fortuite et pas seulement le signe d’une hiérarchie nationale des lieux de savoir, mais constituerait l’indice d’une politisation de ces lieux. Au regard des igures 4, 5 et 6 (voir plus haut dans ce chapitre), l’étude à l’échelle des villes plaide pour la validité de cette analyse. En cartographiant les lieux du pouvoir et ceux des savoirs géographiques pour ces trois villes, plusieurs traits communs apparaissent dans l’organisation spatiale du savoir. Toutes choses étant égales par ailleurs, des axes du pouvoir et du savoir ressortent de manière presque parfaitement superposée de ces trois cartes : un efet de centralité du pouvoir et des savoirs géographiques apparaît. Ces axes sont situés dans les quartiers historiques et centraux de la ville : c’est tout à fait visible à Berlin et à Paris, un peu moins à Londres où un nouvel axe apparaît au nord-ouest de la City, qui correspond à un axe d’extension urbaine de cette période. Une concentration de hauts lieux du pouvoir et du savoir s’observe le long d’axes représentatifs de la centralité tant historique que géographique des capitales. Les hauts lieux dédiés aux savoirs géographiques ne font pas exception : ils se situent à la fois dans la proximité immédiate des hauts lieux L’institutionnalisation des savoirs géographiques 103 du savoir (grands lycées, académies des sciences, universités, etc.) et dans l’aire d’inluence des lieux du pouvoir. Dans le cas de Berlin, il y a même concordance parfaite avec la Kriegsschule, dans la mesure où cette institution représente à la fois un haut lieu pour la géographie et pour le pouvoir militaire. Berlin, peutêtre en raison d’un efet de taille (voir tableau 2), constitue l’exemple parfait de la concentration spatiale de ces diférents hauts lieux. Bien qu’encore nomade, la Gesellschaft für Erdkunde tient toujours séance dans un périmètre étroit, ceint par l’université, l’Académie des sciences et le Stadtschloss, le château, symbole du pouvoir royal. L’avenue Unter den Linden, marqueur de la puissance de Frédéric le Grand, devient alors également la centralité scientiique et géographique de la capitale prussienne (Trautmann-Waller, 2007). À Paris, la Société de géographie ne quitte guère des yeux les Tuileries ou le quartier Saint-Germain, tandis que la Royal Geographical Society se distingue par sa proximité avec le palais de Buckingham. Ces villes pourtant s’étendent rapidement à cette époque, mais les sociétés font le choix de se positionner en leur cœur. Et alors même que les modalités d’intervention politique divergent fortement entre ces trois sphères, oscillant d’un centralisme absolu en France à la force des initiatives privées en Grande-Bretagne (Schalenberg, Vom Bruch, 2004), l’emplacement et la situation des lieux de savoirs géographiques font apparaître une force centripète les retenant dans l’orbite du pouvoir. Symboliquement parlant, l’emplacement des nouveaux lieux du savoir géographique est donc hautement signiiant et ne laisse pas d’interroger les liens plus profonds qui unissent ces deux champs. Une proximité sociale vis-à-vis du pouvoir Pour compléter ces analyses de la situation des sociétés de géographie, leur composition sociologique et les pratiques de leurs membres ofrent un matériau d’un grand intérêt. Dominique Lejeune a mené une vaste étude sur les membres de la Société de géographie de Paris (Lejeune, 1992, 1993). Il remarque tout d’abord que la cotisation d’entrée est assez élevée : vingt-cinq francs pour entrer plus trente-six francs par an, ce qui forme déjà une barrière par le cens. Ensuite, il classe les membres en trois grandes catégories dominantes : les fonctionnaires, en particulier venus du monde militaire (armée et marine), constituent un premier groupe ; le deuxième est formé des employés d’État, parmi lesquels les professeurs de collège et lycée ; enin le troisième ensemble regroupe des membres de l’aristocratie, eux aussi particulièrement nombreux. Dans le noyau dur des vrais animateurs de la société, l’appartenance à l’aristocratie est encore plus marquée, ainsi que les liens avec l’armée. La liste des présidents de la société donne également à voir combien les représentants du monde politique comptent dans le contingent des membres. De grands noms, tels que le marquis de Laplace, le 104 La géographie : émergence d’un champ scientiique marquis de Chateaubriand ou encore le comte de Chabrol-Volvic occupent le haut de l’aiche. Même si Dominique Lejeune rappelle que ce titre possède une fonction essentiellement honoriique et que les présidents sont là pour donner du lustre à la société (1993), les accointances avec le politique ne se traduisent pas seulement d’un point de vue géographique, mais bien aussi sociologiquement. Les deux autres sociétés partagent plusieurs points communs avec leur consœur parisienne : un droit d’entrée relativement élevé, qui de fait limite l’accès aux notables, et une participation très forte du monde aristocratique, politique et militaire. En raison de la taille moindre de la société elle-même (une trentaine seulement de membres fondateurs) et du paysage scientiique de la capitale prussienne, cela est tout de même un peu moins vrai du côté berlinois : de grands noms scientiiques l’intègrent, tels que Carl Ritter, Heinrich Berghaus, Alexander von Humboldt, mais l’aristocratie y possède un poids un peu moindre. Ce n’est en revanche pas du tout vrai du côté londonien où les aristocrates et militaires se taillent la part du lion. Le premier bulletin (BRGS, 1831) donne la liste des membres fondateurs et la composition du conseil : rien qu’un coup d’œil à celui-ci permet de mesurer leur implantation. Tous portent au moins un titre. Le monde politique entre de plain-pied dans les nouveaux lieux consacrés à la géographie, traduisant par là l’intérêt stratégique à se tenir au plus près de l’actualité scientiique sur l’état du monde9. Cela se révèle d’autant plus vrai lorsque l’on se penche sur les pratiques des membres des sociétés. Elles recouvrent en efet celles des politiques et se concentrent dans des lieux emblématiques : les cafés, les clubs sont l’occasion de rencontres entre ces deux sphères qui partagent non seulement des accointances en matière de composition sociologique, mais encore de sociabilité ou de loisirs. Parmi ces pratiques, on peut relever celle du banquet annuel de l’expédition d’Égypte. La célébration du souvenir de la grandeur de ce moment rassemble tous les ans des membres de la sphère scientiique et de la sphère politico-militaire françaises, prouvant ainsi que non seulement des intérêts mais aussi des pratiques sont partagés. Edme-François Jomard en déroule le fonctionnement lors de son allocution pour l’édition de 1862 : Un jour, c’était quelques années après le retour de la grande expédition, plusieurs d’entre nous se réunirent en un modeste festin pour célébrer le souvenir de cet événement mémorable, événement qui avait signalé la in du xviiie siècle et le commencement du suivant, qui avait couvert de gloire la France et son armée, et qui coïncidait avec le retour de l’ordre et de la prospérité de la mère patrie. C’étaient Geofroy Saint-Hilaire, Costaz, Girard, Fourier, Chabrol, et d’autres avec eux ; on proposa de rendre annuelle cette réunion improvisée. Il fallait choisir une époque de 9 Pour plus de détails sur la composition et l’évolution sociologique des trois sociétés de géographie, voir le chapitre 7. L’institutionnalisation des savoirs géographiques 105 l’année, comme, par exemple, celle où tout le monde est encore à Paris (c’est-à-dire les premiers jours du printemps), mais qui, en même temps, fût l’anniversaire d’un fait historique très-saillant et glorieux pour nos armes. [...] Le personnel de la réunion fut limité, dans le principe, aux membres de l’Institut d’Égypte et de la Commission des sciences. Ce n’est que plus tard que les militaires, les marins et les administrateurs furent appelés à la réunion. Plus tard encore, quand on aperçut les vides que le temps faisait dans nos rangs, on découvrit le moyen de les remplir en quelque sorte à perpétuité, en appelant à la succession les ils et les neveux ; enin, l’on trouva expédient de compléter l’assistance en autorisant les membres à inviter et présenter des voyageurs en Orient et en Égypte surtout, ne perdant point de vue que notre armée s’appelait : l’armée d’Orient. Telle est l’origine, et tel est le but de la réunion égyptienne, qui a toujours lieu le dernier lundi de mars, c’est-à-dire du 25 au 31 de ce mois : semaine célèbre par la glorieuse victoire d’Héliopolis. ( Jomard, 1862a : 1-2) Le choix de la date de la bataille d’Héliopolis comme date de rassemblement caractérise les liens privilégiés entre politique et scientiique. C’est bien un événement militaire qui sous-tend l’occasion de célébrer, non pas seulement une entreprise scientiique de grande ampleur, mais la « gloire de la France et son armée », comme le rappelle Jomard. Cet exemple illustre ainsi en quoi l’aire d’inluence du politique recouvre, dans des pratiques de sociabilité, celle des savoirs géographiques et scientiiques. Le politique, mécènes des sociétés La proximité géographique et sociale que les sociétés entretiennent avec le politique constitue un intérêt certain : ces nouvelles institutions garantissent leur pérennité grâce à un puissant patronage. Conrad Malte-Brun ouvre le premier bulletin de la société parisienne en rappelant ce qu’elle doit à la « protection bienveillante » des autorités : C’est ici le lieu de remercier, au nom de la Société, les Autorités ministérielles qui ont accordé une protection bienveillante à nos correspondances. Ce ne sont sans doute que les prémices de la protection que nous pouvons espérer d’un gouvernement trop éclairé pour ne pas apprécier l’utilité éminente du but que nous nous sommes proposé. (BSGP, 1821, T1, S1 : 4) La référence au « gouvernement éclairé » en dit long sur les liens entretenus avec le pouvoir. On trouve de semblables marques d’allégeance du côté berlinois, ainsi les remerciements de Lichtenstein à son souverain, en 1837 : Tout en remerciant notre souverain et ses ministres hautement bénis, devons-nous aussi reconnaître que notre État, éloigné comme aucun autre comparable du monde maritime, a depuis longtemps encouragé les explorations de domaines éloignés tout autour du globe, indépendamment de tous buts politiques et commerciaux et a engagé des sommes conséquentes sur des expéditions dont les fruits vont encore longtemps proiter à notre heureuse société. (BGFE, 1837, S1, T4 : 1) 106 La géographie : émergence d’un champ scientiique [Mit besonderem Dank gegen unsern hochgepriesenen Monarchen und seine Minister müssten wir auch erkennen, dass unser Staat, wie kein anderer un gleicher Abtrennung vom Weltmeer, schon seit lange die Erforschung ferner Gebiete der Erd-Oberläche, unabhängig von allen politischen und commerciellen Zwecken begünstigt und bedeutende Summe auf Reise-Unternehmungen verwendet hat, deren Früchte noch auf eine lange Dauer zu genießen unserm glücklichen Vereine vergönnt ist.] Le pouvoir prussien trouve une reconnaissance éternelle pour ses initiatives scientiiques tout à fait exagérée puisque le soutien aux expéditions ne reprend véritablement que dans les années 1850. La mention de l’indépendance politique et commerciale de ces entreprises paraît bien naïve, mais Lichtenstein n’en init pas de louer l’investissement de son monarque dans les afaires géographiques. Les séances des sociétés deviennent parfois l’occasion d’un dialogue avec les ministères de tutelle (ministères de l’Intérieur ou de l’Instruction pour la société parisienne). Prenons l’exemple de la lettre écrite par le comte de Chabrol à Jomard, lue le 8 novembre 1824 lors d’une séance de la société parisienne : Monsieur, J’ai reçu la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser, de concert avec MM. Barbié du Bocage et Malte-Brun, pour une demande de la collection des Cartes publiées par la Marine, ain de les placer dans la bibliothèque de la Société de géographie. J’accède bien volontiers à cette demande, et je charge M. le Comte de Rosily, Vice-amiral, Directeur du Dépôt des Cartes et Plans de la Marine, de vous faire remettre les Atlas qui composent la collection dont il s’agit, et que je vous invite à faire réclamer près de lui. Il vous enverra, à mesure qu’elles paraîtront, toutes les Cartes que publiera à l’avenir le même établissement. Il m’est fort agréable de pouvoir ofrir à la Société de géographie, qui vient de m’inscrire au nombre de ses membres, une preuve de l’intérêt que j’attache à ses utiles travaux. (BSGP, 1824, S1, T2 : 228) Le ministre de la Marine et des Colonies participe ainsi directement, en sa qualité de ministre, et pas seulement par intérêt personnel, à l’activité de la société. Les interactions avec le pouvoir rentrent ainsi dès la fondation du lieu dans les habitudes de fonctionnement. Le politique n’est pas uniquement un soutien moral des sociétés de géographie, il en est un des soutiens inanciers majeurs. Deux manières de faire coexistent : le politique intervient à la fois de manière oicielle, par décrets ou par ordonnances, la participation étant alors inscrite dans un cadre légal, et de manière oicieuse par le biais des individus qui deviennent alors mécènes. Le fonctionnement de la Société de géographie de Paris donne une idée précise du rôle inancier joué par le politique et des implications que cela peut avoir. Elle reçoit régulièrement des encouragements inanciers de la part des ministères, voire même du roi : en 1828, le ministre de l’Intérieur attribue par exemple 1 000 francs en soutien à des voyageurs partis explorer la Colombie (BSGP, 1828, S1, T9) et, la même année, ce même ministère s’accorde avec celui de la Marine pour ofrir une récompense à René Caillié pour son périple jusqu’à Tombouctou (ibid.). Les prix de découvertes sont souvent l’occasion d’un engagement L’institutionnalisation des savoirs géographiques 107 inancier de la part de la sphère politique qui s’aiche comme mécène et supporteur de l’exploration du monde, à titre public ou privé. À côté des membres eux-mêmes, très engagés inancièrement (tels que Jomard ou Walckenaer, qui ofrent à plusieurs reprises quelques centaines de francs pour telle ou telle autre mission), des igures politiques marquent leur intérêt géographique, en particulier le duc d’Orléans. Le champ politique ne inance pas uniquement des entreprises ponctuelles, il participe régulièrement au fonctionnement des sociétés, et ce, quelle que soit la sphère envisagée. Lors de la séance du 7 octobre 1831, la société parisienne rend ainsi grâce à la souscription annuelle de 600 francs octroyée par le roi de France. Le financement s’institutionnalise donc et contribue à tisser des liens étroits entre politique et savoirs géographiques. Le politique s’installe même dans l’espace des sociétés, idéellement, mais aussi matériellement. En symbole de son soutien, le ministre des Afaires étrangères adresse le buste du roi Louis XVIII à la société de Paris en 1830. Impossible dès lors d’ignorer l’action du roi en faveur de la nouvelle institution, puisque celle-ci se rappelle aux membres par la présence de la statue. Le inancement donne lieu à une pratique de contre-don. Ainsi, en janvier 1829, Larenaudière, alors secrétaire de la société parisienne, présente lors de l’Assemblée générale un discours dans lequel il ne manque pas de remercier le roi et ses ministres : Mais, avant de vous entretenir des résultats de votre persévérance, je croirais manquer à la reconnaissance la plus respectueuse et la plus sacrée si je ne commençais par vous rappeler que dans les premiers jours de l’année, Sa Majesté a daigné la présentation de vos Mémoires, féliciter les Membres de votre Bureau du zèle avec lequel vous poursuiviez vos travaux, et les assurer de son auguste protection. La même assurance leur a été donnée par LL. AA. RR. Mgr le Dauphin et Mgr le duc d’Orléans. Les Ministres du Roi, les chefs des grandes administrations se sont empressés, de leur côté, de vous communiquer les documens qui leur parvenaient ; et vous continuant une bienveillance toute particulière, ils vous ont mis à même de multiplier les récompenses, et d’exercer un utile patronage. (BSGP, 1829, S1, T11 : 33) L’hommage au roi et à son administration passe avant le bilan annuel. Larenaudière termine par une ellipse pleine de sens : si la société est en mesure d’exister et de fonctionner, c’est bien au roi et à ses ministres qu’elle le doit, et il ne serait question de l’oublier. Le fonctionnement observé à Paris se reproduit également à Londres et à Berlin : le politique inance largement le fonctionnement des nouvelles sociétés, s’immisçant dans ses activités et suscitant des marques de déférence fréquentes. Mais des diférences d’échelle apparaissent entre elles. À Londres, sur un budget annuel de plus d’un million de livres, qui apparaît déjà en soi remarquable, le roi fournit 52 000 livres. Cette somme reste ixe sur la période 1830-1860. Du côté de Berlin, les bulletins ne fournissent pas d’informations précises, mais la petitesse de la société indique une participation moins importante. Ces donations relèvent de la pratique du mécénat, le politique servant ici de inanceur de l’activité géographique. 108 La géographie : émergence d’un champ scientiique Une proximité morale L’inluence du politique se lit aussi dans la manière dont les sociétés de géographie nouent clairement leur sort à celui de la nation. Symboliquement, le logo de la Royal Geographical Society, en associant un globe à une couronne, mêle ainsi de manière publique et visible les attributs du pouvoir / de la royauté à sa propre activité. Au-delà de ce symbole, les déclarations de toutes les sociétés vont également dans le même sens. Deux discours le suggèrent : celui de Chabrol de Crouzol en 1827 et celui rédigé par Lichtenstein en 1837. Le premier fait suite à la parution de l’ordonnance royale par laquelle le roi Charles X reconnaît oiciellement la société pour son utilité publique, tout en la plaçant sous la tutelle du ministère de l’Intérieur. Chabrol de Crouzol réagit en saluant le patronage royal lors de l’Assemblée Générale du 14 décembre : Les bontés du roi, Messieurs, m’ont placé à tête d’un département qui concourt le plus puissamment aux progrès de la géographie, et, dans tous les temps, le corps royal de la marine a compté dans ses rangs des hommes renommés par les travaux qui font l’objet de votre belle institution. On retracerait sans doute la plus grande et la plus utile partie de l’histoire géographique, en rappelant les cours des fameux navigateurs des quatre derniers siècles ; mais combien de fois cette enceinte n’a-t-elle pas déjà retenti des éloges dus à leur incroyable persévérance, à leurs courageux eforts et aux admirables résultats que le monde en a obtenus. Après eux, le globe se trouvait conquis par la science, mais il n’était pas suisamment exploré, et c’est pour acquérir ces notions si diverses et dont le cercle s’étend si loin, que vous vous êtes réunis en société. […] Chaque jour, Messieurs, vos travaux vous donnent de nouveaux titres à la reconnaissance publique ; chaque jour vous rendez de nouveaux services à votre pays, et, par de tels eforts, vous vous associez aux pensées généreuses d’un monarque qui ne se borne pas à faire respecter son pavillon sur toutes les mers, mais qui veut encore que les oiciers de sa marine contribuent, de toute l’étendue de leur expérience et de leur savoir, à la reconnaissance du globe. (BSGP, 1827, S1, T8 : 242-248) Le discours de Lichtenstein intervient dans un autre contexte. Alors que dans les premiers numéros des bulletins berlinois, Carl Ritter passe totalement sous silence les liens avec le politique, son successeur à la rédaction les place en pleine lumière. Comme Chabrol de Crouzol, il souligne en particulier les interactions dynamiques que la société prussienne entretient avec son gouvernement : En remerciant tout particulièrement notre très loué monarque et ses ministres, nous devons aussi reconnaître que notre État, alors qu’il se trouve coupé comme aucun autre du monde maritime, a consacré depuis longtemps à la recherche sur des objets du globe éloignés des sommes avantageuses et importantes aux voyages d’exploration, indépendamment de tous buts politiques ou commerciaux ; expéditions dont les fruits vont pouvoir être proitables encore longtemps à notre heureuse association. Car les ambassadeurs se sont, à quelques exceptions près, ralliés à notre milieu, de telle sorte qu’il est diicile de trouver un pays pour lequel, par le témoignage de l’un ou l’autre, on ne soit pas capable de fournir de la matière à de nouvelles contributions et de placer ainsi ce pays sous la lumière. Quand un tel but règne sur le gouvernement, il serait prétentieux L’institutionnalisation des savoirs géographiques 109 qu’une société privée indépendante veuille dépasser ce but ou s’ériger en représentante de l’intérêt scientiique, lequel ici, où la promotion de la géographie sert des buts étatiques, peut toutefois nécessiter une stricte séparation pour la préservation de sa dignité. Ainsi est notre association, sans la moindre relation publique avec l’État, sur laquelle il ne peut prétendre à aucune exigence, mais la nature essentielle de son œuvre, qui est de répandre une lumière vivante et éclairante, peut accepter un mélange d’éléments venant de l’État ou apparentés pour contribuer à un ensemble plaisant. (BGFE, 1837, S1, T4 : 1) [Mit besonderem Dank gegen unsern hochgepriesenen Monarchen und seine Minister müssten wir auch erkennen, dass unser Staat, wie kein anderer und gleicher Abtrennung vom Weltmeer, schon seit lange die Erforschung ferner Gebiete der Erd-Oberläche, unabhängig von allen politischen und commerciellen Zwecken begünstigt und bedeutende Summe auf Reise-Unternehmungen verwendet hat, deren Früchte noch auf eine lange Dauer zu genießen unserm glücklichen Vereine vergönnt ist. Denn die Ausgesandten sind mit wenigen Ausnahmen in unsere Mitte zurückgekehrt, so dass kaum ein Land zu nennen ist, von welchen nicht Einer oder der Andre unter uns als Augenzeuge Kunde zu geben vermöchte, wenn es darauf ankommt, den Werth neuer Berichte über dasselbe zu prüfen und ins Licht zu stellen. Wo ein solcher Sinn in der Regierung waltet, da wäre es Anmaßung, wenn eine Privat-Gesellschaft auf eine selbstständige Thätigkeit in gleicher Richtung hinausgehen oder sich zur Vertreterin des wissenschaftlichen Interesses aufwerfen wollte, welches da, wo die Förderung der Erdkunde den Staatszwecken dient, immerhin eine Wahrung seiner Würde in strengerer Sonderung bedürfen mag. So ist unser Verein, ohne irgend eine äußerliche Beziehung zum Staat, auf die er auch nie Anspruch zu machen gesonnen sein kann, dennoch in seinem inneren Wesen dessen Schöpfung, eine in dem belebenden und erwärmenden Licht von oben, wie von selbst von Staaten gegangen Verschmelzung verwandter Elemente zu einem wohlgefälligem Ganzen.] Ces deux discours se situent dans des contextes distincts, temporellement et culturellement ; ils mettent pourtant en œuvre des stratégies rhétoriques comparables visant à justiier les liens qu’entretiennent entre eux savoirs géographiques et sphère politique, tout en en minimisant la portée. Les remerciements liminaires sont une convention, les sociétés ne pouvant en efet se passer des patronages royaux et devant composer avec eux. L’explicitation de cette composition forcée donne ensuite lieu à un argumentaire concessif. Chacun rappelle tout d’abord l’ancienneté des liens qui unissent le pouvoir royal et les entreprises géographiques : c’est le sens des expressions « dans tous les temps » et « schon seit lange », qui actent une collaboration à l’épaisseur historique certaine. La suite est consacrée à démontrer que les liens noués sont bien ceux d’une collaboration, et non d’une soumission de l’un à l’autre, en l’occurrence de l’activité géographique au champ politique. La solution trouvée consiste à prouver qu’en matière de savoirs géographiques, le pouvoir politique fait la part des choses entre son propre intérêt et celui du progrès scientiique, et donc humain. Que ce soit dans l’un ou l’autre discours, le politique apparaît en efet comme le héros de la cause universaliste. Pour Lichtenstein, ce serait le pouvoir lui-même qui assurerait une stricte séparation entre science et politique (« in strengerer Sonderung ») et qui garantirait du même coup l’autonomie des savoirs géographiques. 110 La géographie : émergence d’un champ scientiique Cela étant posé, les interactions entre les deux champs s’en trouvent d’un seul coup justiiées. Dans un sens, cela passe par la transmission d’informations géographiques vers les appareils d’État (« vous vous associez aux pensées généreuses d’un monarque »), qui ne relève alors pas de l’exigence mais de la consciente, car pleinement libre, participation de la sphère géographique au projet national et gouvernemental. Dans un autre sens, l’intégration de données provenant des diférents organes étatiques est elle aussi justiiée : les ambassadeurs et autres oiciers de marine deviennent alors les agents du progrès des savoirs géographiques. Tout cela se réaliserait sans aucune relation oicielle avec l’État, mais dans la plus complète indépendance mutuelle. Cela déplace en réalité le problème du champ scientiique au champ politique : l’argumentaire réside exclusivement sur la coniance accordée au politique, sans aucune mise en doute ni aucun questionnement sur le rôle joué par les acteurs politiques, dans leur acception individuelle, sur la production des savoirs. Cela revient inalement à botter en touche, mais surtout à évacuer les conséquences épistémologiques éventuelles que pourraient avoir ces interactions répétées avec le politique et ses représentants. Cette constatation est d’importance, puisque c’est sur la base d’une stratégie de l’évitement, sur ce refus de se confronter à la réalité des conditions de production des savoirs géographiques, et donc de l’auto-persuasion que l’indépendance géographique est assurée, que s’érigent les jeunes sociétés et donc les cadres disciplinaires. * L’approche spatiale donne à voir une pluralité complexe des lieux concourant à la promotion des savoirs géographiques durant la période 1815-1840. À travers la fondation de lieux plus ou moins ixes mais fondamentalement dédiés au soutien du nouveau champ disciplinaire, à travers leur fonctionnement en réseau et en identiiant les diférentes échelles impliquées, à travers enin le positionnement relatif de ces nouveaux territoires du savoir par rapport au pouvoir, le tournant spatial ofre une entrée heuristique. Il ressort de cette approche que les savoirs géographiques se situent essentiellement entre deux sphères. Ils marquent de leur empreinte le paysage scientiique, en fondant des tribunes, matériellement identiiables et donc publiquement visibles. À ce titre, les lieux ainsi créés, et en particulier les sociétés de géographie, qui sont les hauts lieux ou la poupe du mouvement d’institutionnalisation disciplinaire, servent donc un projet scientiique et en relètent les ambitions. Cette prise de pouvoir qui se traduit spatialement se heurte en même temps à la zone d’inluence du pouvoir politique, ou plutôt des pouvoirs politiques – puisque les situations difèrent selon l’aire nationale considérée. L’appartenance à un État et le sentiment national, qui s’expriment nettement malgré parfois quelques détours rhétoriques, se heurtent donc à l’exigence universaliste première de ces lieux. Iris Schröder identiie bien le paradoxe inhérent à la multiplication des lieux L’institutionnalisation des savoirs géographiques 111 consacrés aux savoirs géographiques : alors qu’ils promeuvent l’universalisme, que l’on voit poindre dans les statuts des sociétés par exemple, ils s’aichent en même temps comme des instruments de défense et de construction nationales : Pour la réinvention de la géographie au cours du premier xixe siècle, cette ambivalence constitue une condition fondamentale et décisive, qui promeut tout à la fois une profusion de nouveaux modèles de pensée, de nouveaux modèles méthodologiques et de nouvelles modalités de perception. Le sentiment national et la proposition universelle doivent inalement toujours être pensés l’un l’autre en correspondance dans les recherches sur l’espace et sur les géographies globales. (Schröder, 2011 : 66) [Für die Neuerindung der Geographie im frühen 19. Jahrhundert konstituierte diese Ambivalenz eine entscheidende Grundbedingung, die zugleich eine Fülle an neuen Denk-, Handlungs- und Wahrnehmungsmustern vorgab. Nationalgefühl und Universalismusgebot mussten schließlich bei den eigenen Arbeiten am Raum und an den globalen Geographien stets miteinander in Übereinstimmung gebracht werden.] CHAPITRE 4 Les gestes du métier de géographe Après avoir interrogé la création de lieux entièrement dédiés aux savoirs géographiques, ce chapitre propose de poser le regard sur les gestes du géographe. La fondation d’une discipline ne consiste pas uniquement en l’identiication d’un projet, et d’institutions le supportant ; elle appelle une incarnation dans des pratiques, des gestes et des igures reconnaissables. L’apparition d’une nouvelle discipline dans le champ scientiique appelle aussi celle de ses représentants et la déinition de leur identité. Identiier une igure de « géographe » relève de la même importance que de disposer de lieux dédiés : cela contribue à la structuration et à la ixation de cadres disciplinaires bien visibles et surtout bien distincts de ceux de l’histoire ou des sciences naturelles. La professionnalisation de l’activité géographique La période 1815-1840 voit s’airmer, s’ainer et surtout se professionnaliser la igure du géographe. Avec la création des sociétés de géographie et la volonté aichée d’élever la géographie au rang de discipline scientiique à part entière, ce sont aussi les pratiques qui sont revues : les géographes passent peu à peu du cadre de l’amateurisme teinté d’encyclopédisme à une exclusivité et une professionnalisation de plus en plus grandes de la production des savoirs géographiques. 114 La géographie : émergence d’un champ scientiique Vers une exclusivité de la pratique géographique ? L’édiication des sociétés de géographie s’accompagne du besoin d’individus qui reconnaissent l’opportunité de développer cette branche. Tous les membres ne s’y dévouent pas entièrement, mais la construction de lieux dédiés exclusivement à ce champ donne une impulsion certaine vers l’exclusivité des pratiques. Le tournant se fait pour la génération née dans les années 1770, qui connaît alors qu’elle se forme les bouleversements politiques et scientiiques de la période révolutionnaire. Alexander von Humboldt, né en 1769, représente en ce sens la dernière génération d’encyclopédistes (Gayet, 2006). Non pas que les générations suivantes ne soient plus pétries de l’idéal encyclopédiste et universaliste, mais le contexte dans lequel elles suivent leur formation intellectuelle et scientiique inluence grandement leur parcours. Les parcours d’Edme-François Jomard et de Carl Ritter permettent de saisir les changements à l’œuvre. Nés tous deux à la in des années 1770, leurs trajectoires parallèles soulignent la transformation progressive de l’intérêt accordé aux savoirs géographiques. Edme-François Jomard fait partie de la première génération formée sous les auspices révolutionnaires. Il réalise ses études dans les toutes jeunes institutions mises en place par le pouvoir républicain. Il suit en efet des cours au nouveau Muséum d’histoire naturelle que la Convention a substitué en 1793 au vieux jardin du Roi. En 1794, il entre ensuite à l’École nationale des ponts et chaussées de Paris, où les élèves sont salariés et exemptés des obligations militaires car au service de la nation. Déçu par les Ponts et Chaussées, Jomard demande ensuite à rejoindre la nouvelle École centrale des travaux publics, la future École polytechnique créée en 1794 à l’instigation de Monge et Lamblardie. Cinq catégories d’ingénieurs y sont formées : ingénieurs militaires, ingénieurs des ponts et chaussées, ingénieurs géographes, ingénieurs des mines et ingénieurs constructeurs de vaisseaux. Jomard choisit la troisième catégorie, alors même que cette voie n’est en rien solide. Au moment, en efet, où il décide d’embrasser la carrière d’ingénieur géographe, le statut de cette profession paraît mal assuré, car elle est disputée entre civils et militaires (Laissus, 2004 : 33). Ce choix initial structure ensuite toute sa carrière, car Jomard ne se départit jamais de son intérêt pour la géographie. Il y entre par la voie professionnalisante et la dimension militaire, faisant ses vraies armes d’ingénieur géographe sur le terrain égyptien en compagnie de l’escadron de savants escortant Bonaparte, puis il passe progressivement à l’animation de la discipline naissante. Le tournant se fait alors que la Description d’Égypte touche à sa in. À partir des années 1820, Jomard se lance alors à corps perdu dans la défense des intérêts géographiques (ibid.). Il fait partie des membres fondateurs de la Société de géographie de Paris, entretient des réseaux de correspondance denses pour alimenter les séances et Les gestes du métier de géographe 115 les bulletins et s’institue spécialiste de Afrique. L’Égypte devient son terrain de prédilection et il joue un rôle plus qu’actif dans l’afaire René Caillié, en 1828. Il se distingue par son rôle d’animateur hors pair des débats géographiques, mais aussi comme défenseur des intérêts de la toute récente discipline. Ses actions répétées en faveur d’une bibliothèque et d’une cartothèque dédiées aux savoirs géographiques plaident pour un attachement tout particulier au champ géographique. La plus grande diférence entre Jomard et Ritter relève de la formation. Carl Ritter ne passe pas par des écoles professionnalisantes, mais reçoit une éducation et une formation classiques. Il baigne aussi très tôt dans une atmosphère géographique, au contact de GutsMuths et Salzmann qui lui transmettent sinon leurs méthodes, du moins le goût de la géographie (Beck, 1979, 1982). Il fréquente aussi Justus Perthes, initiateur, en 1785 à Gotha, d’un établissement géographique, le Geographische Anstalt. Même s’il ne garde que peu d’éléments de cette école, Ritter est profondément marqué par le courant de géographie camérale qui se développe alors du côté de Göttingen, notamment avec les travaux de Hassel (1816-1817) (Garner, 2006, 2008). Il baigne dans cette tradition et y puise une curiosité pour les objets géographiques. Dans les années suivantes, c’est via son expérience pédagogique qu’il afermit son intérêt pour ce champ scientiique. Alors qu’il donne des cours privés dans la famille Bethmann-Hollweg à Francfort, il participe avec ses élèves à de nombreuses excursions qui le mènent jusqu’en Suisse auprès de Pestalozzi. Il découvre ses préceptes pédagogiques et fortiie ainsi son attachement au contact direct avec le monde, ce qui lui fournit les bases de sa future Allgemeine Erdkunde (Ritter, 1862). Ses premières œuvres sont pédagogiques : il teste notamment ses premières idées dans un petit ouvrage sur l’Europe accompagné d’un atlas (1804-1807), et cette dimension reste essentielle tout au long de son parcours. Ritter se fait en efet défenseur des savoirs géographiques d’abord en les enseignant et en les transmettant. Après ses élèves de Francfort, ce sont, dès 1820, les cadets de la Kriegsschule puis les étudiants de l’université de Berlin qui forment son public (Lüdecke, 2002). Son activité d’enseignement lui prend une grande partie de son temps, mais c’est aussi dans ce cadre qu’il teste une grande partie de ses intuitions scientiiques. Avec les élèves de l’école militaire, il airme son appétence pour le terrain et le contact le plus direct avec le monde (ibid.), tandis qu’à l’université, il s’essaie à la conception d’une reine Geographie, d’une géographie pure. Non content d’enseigner les savoirs géographiques, Ritter les produit, les difuse, les défend aussi en dehors des institutions de formation : l’Académie des sciences et la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin lui sont redevables d’une immense activité. Il joue un rôle essentiel d’animateur au sein de la société de géographie berlinoise, il n’est pas qu’un membre fondateur, mais l’un des plus énergiques, qui déploie ses réseaux au service de l’avancée des connaissances géographiques. À l’instar d’Humboldt, il bénéicie d’un réseau 116 La géographie : émergence d’un champ scientiique de correspondants des plus étendus, couvrant une grande partie de l’Europe et lui permettant de se tenir au courant des dernières nouveautés. Que ce soit dans son volet enseignement ou dans sa partie recueil, production et transmission des savoirs géographiques, Ritter se dévoue toute sa vie aux progrès géographiques. Sa présence dans plusieurs institutions majeures en fait un pivot essentiel dans la sphère berlinoise et prussienne. D’une curiosité insatiable, il représente parfaitement le passage de l’amateurisme et de l’encyclopédisme à l’exclusivité scientiique : il prouve ainsi que le progrès de la géographie exige de s’y consacrer, que cette occupation est des plus sérieuses et demande une absolue disponibilité. Ses collègues de la société ne se trompent d’ailleurs pas sur le rôle qu’il joue dans ce processus, puisqu’à sa mort en 1859, ils font paraître dans le bulletin un article de près de quinze pages, alors qu’Humboldt, qui pourtant ne démérite pas en matière de promotion scientiique, n’a droit qu’à une page d’hommage quelques mois plus tôt (BGFE, 1859, S3, T7). Une professionnalisation des gestes géographiques Les exemples de Jomard et de Ritter laissent entrevoir une dimension de l’exclusivité géographique montante : son caractère de plus en plus professionnel. Cela passe par un double mouvement concomitant, à la fois l’instrumentation généralisée de la pratique géographique et son encadrement de plus en plus grand (Headrick, 1981), qui doivent concourir à une scientiicité accrue des savoirs géographiques, à leur inscription dans le champ des sciences expérimentales, et donc irréfutables. Les géographes accordent une attention de plus en plus grande à leurs instruments, qui doivent leur permettre le recueil de leurs données et éventuellement le transport des matériaux récoltés. Pour mieux comprendre le monde qui les entoure, ils ont de plus en plus recours à l’utilisation d’artefacts, qui prolongent leur corps et permettent une saisie plus complète et plus juste des phénomènes. Cette dimension instrumentale de la science n’est pas nouvelle (Bourguet, Licoppe, 1997), mais elle s’ampliie alors que les géographes veulent assurer des bases scientiiques à leur discipline. La pratique de la collection se transforme : elle n’est plus simple accumulation, elle prélude à un ordonnancement pensé et classé du monde (Perec, 2003). Cela se traduit par une attention de tous les instants aux baromètres, thermomètres ou tout autre outil utilisé. Dès qu’il part en voyage ou qu’il conduit une expérience, Humboldt, par exemple, ne tarit pas de commentaires dans ses lettres sur l’état de ses instruments, qui semble d’ailleurs souvent lui importer bien plus que sa propre situation (Humboldt, 1993a). Lorsqu’il part en Italie avec le roi FrédéricGuillaume III en 1822, ce qu’il retient est la visite de la Specola et de tous les instruments qu’elle contient, qui suscitent chez lui un réel émerveillement : Les gestes du métier de géographe 117 Après le Vésuve et ce climat délicieux où le thermomètre a été constamment (5 nov. 4 déc.) à 18º-20º, c’est la Specola qui m’a le plus intéressé. Quelle vue, quelle superbe façade en colonnes de marbre et de granite d’Égypte ! Tu sais que tous les instruments sont de Reichenbach et pour le plus grand malheur de l’astronome M. Brioschi (élève d’Oriani) il y a deux cercles répétiteurs de 3 pouces semblables au vôtre. Les diférences de chaque cercle ne vont qu’à 0”30”4, mais les latitudes données par les deux cercles varient de 1”6-1”8. Est-ce la faute de M. Brioschi ou une diablerie pour faire enrager les astronomes ? Il y a une lunette de Reichenbach de 10 piés et 71/2 pouces d’ouverture grossissant 600 fois, lorsqu’on ne veut rien voir, montée parallectiquement, mue par une horloge, mais tremblotant à cause de la faiblesse du pié. (Humboldt, 1907 : 9-10) Ses instruments apparaissent de plus en plus comme le prolongement de lui-même, lui donnant accès en profondeur et avec plus de précision aux secrets de la nature. Humboldt est l’exemple même du savant mettant son entière coniance dans la technique et l’instrumentation du monde : il conseille ses collègues et les encourage à faire l’acquisition d’instruments (Boussingault, Humboldt, 2015) et lance même un projet de réseau d’observation magnétique du monde. La question du magnétisme le passionne depuis ses plus jeunes années et se renforce lors de son voyage en Amérique. Mais c’est surtout à partir de sa collaboration avec Gay-Lussac, à partir de 1805, avec lequel il fait un voyage vers le Vésuve cette année-là, puis avec Gauss à partir de 1827, qu’il encourage ce champ de recherche (Bessel, Humboldt, 1994 ; Gauss, Humboldt, 1977). Et il connaît un certain succès, puisqu’une cinquantaine d’établissements ouvrent à travers l’Europe, l’Amérique du Nord, l’Asie et l’Australie. Les bulletins des sociétés regorgent d’articles indiquant les nouvelles observations réalisées ici ou là et se font ainsi l’écho de cette préoccupation générale. Celui de la société de Paris consacre dans ses premiers numéros une section spéciale dédiée aux techniques et aux procédés, qui recense les améliorations apportées aux instruments. En 1825, il est par exemple question du perfectionnement de la boussole en lui appliquant une plaque de cuivre, réalisé par François Arago, et de ses conséquences sur le travail géographique : Cette découverte n’est pas seulement curieuse ; elle peut être, pour le voyageur géographe, terrestre ou navigateur, de la plus grande utilité pratique. Elle hâte et précise le travail dans les opérations de terre ; elle donne en mer le moyen de diminuer les oscillations toujours reproduites par les mouvements du vaisseau ; et comme le savant inventeur est parvenu même à calculer l’action du cuivre sur l’aiguille, de manière à reconnaître une déviation de moins de quelques secondes, on pourra désormais se garantir des erreurs que l’on commettait nécessairement lorsque, pour évaluer l’intensité magnétique de la terre, on avait recours à des boussoles dans lesquelles l’aiguille était entourée d’un cercle de cuivre, et par conséquent faire des observations magnétiques, même quand la mer sera fortement agitée. (BSGP, 1825, S1, T3 : 150-151) « Se garantir des erreurs », voilà bien tout l’enjeu qui réside dans l’utilisation des instruments et dans leur perfectionnement incessant. La technique ne vaut pas tant en soi que pour les services qu’elle peut rendre aux travaux 118 La géographie : émergence d’un champ scientiique géographiques. De ce point de vue, les échanges sont transeuropéens et l’on constate dans les bulletins une discussion à l’échelle du continent entier sur ce sujet. Nombreux sont ceux qui se passionnent pour les perfectionnements des instruments. En 1839, Jomard rédige par exemple une note sur le procédé tout récent mis au point par Daguerre et en expose les possibilités d’utilisation pour la topographie, qu’il entrevoit comme très riches pour deux raisons. D’une part, car cette technique simpliie le travail du géographe et rend ses gestes plus sûrs : Le temps serait beaucoup moindre si on s’abstenait de répéter l’opération dans les parties communes à plusieurs horizons. Le relief des parties éloignées de la station serait un peu altéré par la perspective, mais il serait rectiié immédiatement par le transport de l’instrument sur un des points de l’horizon. Il n’y a donc nul doute que, lors de la réduction de la carte d’ensemble, le dessinateur aurait les secours suisants pour donner la véritable forme à un terrain donné. Il y aurait donc là un moyen assez sûr pour construire les cartes-relief proprement dites. (BSGP, 1839, S2, T11 : 110) L’enthousiasme de Jomard illustre les espoirs placés dans les progrès techniques qui doivent venir assurer les gestes du géographe. D’autre part, ce procédé garantit un rendu idèle au terrain étudié, or la concordance entre les observations géographiques et la réalité qu’elles doivent donner à voir constitue un critère de plus en plus important dans une recherche de scientiicité accrue. Les instruments remplissent aussi un efet de réalisme que les géographes appellent de leurs vœux. Cette injonction n’est d’ailleurs pas sans rappeler les travaux des géographes vidaliens en France au début du xxe siècle (Orain, 2003). Pour s’assurer que l’usage des instruments remplit correctement son rôle dans le dispositif de la preuve qui se met alors en place, l’encadrement des gestes des géographes se fait plus présent. Les sociétés apparaissent comme le relais privilégié de cet encadrement : elles se posent en arbitre du geste géographique, conseillant les meilleures pratiques, stigmatisant les mauvaises et, ce faisant, elles édictent peu à peu un code de scientiicité des gestes du géographe. Mettre en garde les voyageurs pour assurer de meilleurs résultats, voilà le sujet d’innombrables articles des bulletins des sociétés de géographie. En 1825, la société parisienne conseille, par exemple, sur l’usage du sextant : Depuis plus de vingt ans, l’on connaît en France l’usage des sextants de poche. C’est un sextant réduit aux dimensions d’une simple bonbonnière. L’arc sur lequel l’alidade mesure les degrés n’a tout au plus que deux pouces de rayon et cependant il marque exactement les minutes ; il ne saurait exister beaucoup d’instruments plus portatifs, et d’un usage plus facile. C’est au point qu’on l’avait même disposé pour s’en servir à cheval. Mais l’on sait aussi qu’au moyen du sextant l’on peut obtenir les nivellements des terrains, reconnaître la hauteur des montagnes, déterminer les latitudes et les longitudes, en un mot prendre les notions les plus précises sur la Géographie des pays qu’on explore. (BSGP, 1825, S1, T3 : 234) Les gestes du métier de géographe 119 Le rôle des sociétés consiste dans ce cas à baliser l’usage des instruments, en optimisant leur utilisation dans le but d’obtenir « les notions les plus précises » possibles. L’objectif premier vers lequel tendre reste l’horizon de la vérité. Les instruments sont les moyens d’arriver à une scientiicité, et donc à une véracité accrues des savoirs géographiques, ce qui appelle une manipulation réglée et normée. Cet horizon de vérité demande pourtant à être nuancé. En 1838, M. Sykes envoie à la Royal Geographical Society un article sur l’usage du thermomètre par les voyageurs, qui rappelle aussi les limites des instruments : Ayant été récemment sollicité par deux messieurs sur le point de partir en voyage – l’un en Afrique et le second en Asie mineure – pour la description des thermomètres et des appareils que j’avais moi-même utilisés quelques années en Inde pour déterminer des altitudes en constatant la température d’ébullition de l’eau, je me suis risqué à croire qu’un bref aperçu du processus que j’ai trouvé pour produire des résultats suisamment proches de la vérité pour les buts les plus pratiques, pourrait ne pas être inacceptable pour quelques membres de la Société […]. (BRGS, 1838, T8 : 435) [Having been recently applied to by two gentlemen about to travel – the one in Africa and the other in Asia Minor – for a description of the thermometers and apparatus used by myself for some years in India for determining heights by the boiling temperature of water, I have ventured to belief that a brief account of a process which I found to produce results suiciently near to the truth for most practical purposes, may not be unacceptable to some members of the Society […].] Dans cet article, Sykes met en garde ses collègues contre la fragilité de certains modèles de thermomètre et avance un argument des plus intéressants quant au choix des instruments à efectuer : le bon instrument est celui qui remplit les objectifs ixés et qui s’approche suisamment de la vérité (« suiciently near to the truth »). Même si la vérité est bel et bien l’objectif, Sykes remet ici en perspective l’idée que les artefacts ne la donnent pas de manière certaine. Il faut garder cela à l’esprit et avoir leur fonctionnement en tête pour mesurer le taux de satisfaction procuré. Non seulement il faut encadrer les gestes géographiques, mais il faut encore les standardiser, dans le but de pouvoir les comparer entre eux et d’en permettre un usage universel. Isabelle Surun note notamment le caractère ritualisé des opérations météorologiques des voyageurs en Afrique (Surun, 2003, 2006b), que rien ou presque ne vient perturber. Le moment du recueil obéit à un procédé mécanique, devant permettre d’en assurer l’authenticité et, peut-être plus important encore, la réutilisation pour comparaison ultérieure sur son terrain ou par rapport à celui d’un autre. Les gestes géographiques doivent désormais répondre à une exigence de scientiicité, puisque les résultats qu’ils apportent sont ensuite versés au grand pot commun des savoirs géographiques. Des procédures de vériication se mettent en place et chaque voyage devient l’occasion d’amender ou d’améliorer des relevés faits précédemment. Certains articles fournissent une méthode clé en main, comme celui de Julian Jackson pour les recherches sur la présence de seiches dans les lacs suisses, qu’il propose en 1833 : 120 La géographie : émergence d’un champ scientiique Et dans l’espoir que certains des membres de notre société, ou que, à leur instigation, d’autres, qui peuvent être à proximité de lacs dans quelque partie du monde que ce soit, prennent en charge ce sujet, je dois avancer que j’ofre ce que je considère comme la meilleure méthode d’opération. (BRGS, 1833, T3 : 272) [And in the hopes that some of the members of our society, or that, at their instigation, others, who may be in the vicinity of lakes in any part of the world, will take up the subject, I shall venture to ofer what I conceive to be the best method of operating.] Jackson entend ainsi rallier sous une même bannière méthodologique tous ceux qui s’emparent du sujet. Il fait ensuite à cet efet une liste d’une dizaine de points incontournables, parmi lesquels choisir plusieurs points d’observation ou encore marquer les diférences de niveaux. Les savoirs géographiques ne doivent ainsi plus rien laisser au hasard. In terrain veritas ? Au cours des décennies 1820 et 1830, la professionnalisation de l’activité géographique passe en grande partie par l’airmation du terrain comme étape essentielle, voire incontournable, de la chaîne d’information géographique. Plutôt que terrain, il faudrait parler de voyages ou d’explorations, car le terme terrain n’est pas employé à l’époque, en dépit d’une pratique réelle (Bourguet, Licoppe, 1997). Consciente de l’anachronisme, j’emploie cependant dans les paragraphes suivants le mot terrain, pour désigner l’activité et la pratique à laquelle s’adonnent alors ceux qui se reconnaissent comme géographes : l’exploration d’un espace donné et le recueil de données sur cet espace particulier alors que l’on s’y trouve physiquement, qu’on l’arpente et qu’on l’appréhende de manière immédiate et qu’on le soumet à une méthode scientiique, dans le but de produire un savoir (Calbérac, 2010 ; Volvey, 2003). Car c’est bien ce qui est en jeu dans ces quelques années : le recueil des données géographiques constitue la grande afaire de cette période et avec lui la valorisation du terrain. Cette pratique devient peu à peu une injonction, car elle porte la marque d’un contact direct avec le monde qui serait porteur d’une vérité scientiique (Blanckaert, 1996a, 1996b). Il participe ainsi à la constitution des savoirs géographiques, dans la mesure où il constitue un moment de vériication de la véracité des matériaux, et donc qu’il accompagne la scientiisation disciplinaire en cours. Les sociétés de géographie, actrices de la promotion du terrain Les sociétés de géographie intègrent dans leurs objectifs et leurs fonctions cette injonction au terrain dès le moment de leur fondation. Elles remplissent deux rôles principaux pour la promotion de cette pratique, puisqu’elles encouragent Les gestes du métier de géographe 121 les expéditions et les encadrent en rédigeant des instructions de plus en plus précises. Dans le premier Bulletin de la Société de géographie de Paris, l’importance des voyages est rapidement soulignée, ainsi que les moyens que la société souhaite développer pour les encourager : Indiquer les projets de voyage les plus faciles à exécuter, les moins dispendieux, et les plus susceptibles d’un résultat utile ; en calculer les frais, en prévoir les diicultés, en spéciier les moyens d’exécution ; trouver les hommes capables de se charger de ces entreprises ; indiquer, au défaut de voyageurs, les diverses classes d’observateurs qui, ixés dans un lieu, seraient à portée de faire des recherches sur les objets qui, dans leurs environs, intéressent la Géographie, ou qui seraient disposés à résoudre les questions que la Société leur adresserait ; enin, au défaut de voyageurs et d’observateurs locaux, indiquer les lacunes de la Géographie qui peuvent être remplies par des travaux de cabinet et des recherches d’érudition. (BSGP, 1824, S1, T1 : 6) Combler les « lacunes », ou les blancs de la carte pour le dire autrement (Laboulais-Lesage, 2004), voilà l’objectif principal des sociétés de géographie, qu’elles transmettent à tous ceux qui participent à leur activité. Et même si le travail de cabinet peut le satisfaire en dernier ressort (« au défaut de »), cela passe avant tout par l’exploration de ces blancs. Au il de l’avancée des travaux géographiques, les terrains de prédilection s’adaptent aux blancs encore à combler sur les cartes. Le terrain apparaît ainsi comme le poste avancé des géographes dans leur entreprise de couverture du monde et le moyen d’actualiser les données géographiques. Pour favoriser cette activité, le rôle des jeunes sociétés de géographie est d’abord économique, car elles prodiguent un soutien inancier aux voyageurs, comme l’indique dès sa fondation la Royal Geographical Society : Et il est souhaité que la Société puisse inalement être capable, grâce à ses fonds, de rendre une assistance pécuniaire aux voyageurs qui la requièrent, dans le but de faciliter l’atteinte de quelque objet particulier de recherche. (BRGS, 1831, T1 : viii) [And it is hoped that the Society may ultimately be enabled, from its fund, to render pecuniary assistance to such travellers as may require it, in order to facilitate the attainment of some particular object of research.] En dépit parfois de leurs faibles moyens, les sociétés assurent un rôle de mécénat essentiel. En 1828, la société parisienne accorde par exemple une indemnité à René Caillié, parti sur sa propre initiative en direction de Tombouctou (BSGP, 1828, S1, T9 et T10). Enin, les sociétés orientent et suggèrent des terrains à explorer, notamment par la mise en place de prix d’exploration. Elles adoptent toutes inalement un système double, avec d’une part, un prix annuel pour la plus grande découverte géographique, le prix le plus prestigieux (ixé en 1828 pour Paris ; BSGP, 1828, S1, T9), et d’autre part, des prix plus ponctuels positionnés sur des sujets précis (tableau 3). 122 Année 1823 1824 1825 1826 1827 La géographie : émergence d’un champ scientiique Sujets et thèmes Soutiens du prix (inanciers, intellectuels) Prix accordé Déterminer la direction des chaînes de montagnes de l’Europe, leurs ramiications et leurs élévations successives dans toute leur étendue. 1 200 francs Rechercher l’origine des divers peuples répandus dans les îles du Grand Océan. 1 200 francs Itinéraire statistique et commercial de Paris au Havre de Grâce. Baron Delessert 600 francs Analyse des ouvrages de géographie et de statistique, récemment publiés en langue russe. Comte Orlof 500 francs G. Walckenaer Tracer une carte de la Guyane française, en donnant une description géographique. Encouragement pour voyage en Afrique, en particulier dans la Nouvelle Cyrénaïque. J.-D. Barbié du Bocage 3 000 francs Description complète des régions naturelles de la France. Coquebert de Monbret 800 francs et 400 francs Voyage à Tombouctou. E.-F. Jomard Voyage dans la partie méridionale de la Caramanie (Lycie, Pamphylie et Cylicie). C. Malte-Brun Nivellements barométriques les plus étendus faits sur les lignes de partage des eaux des grands bassins de la France. M. Perrot 10 fois 100 francs Étude de la côte méridionale de la Manche. M. Girard 500 francs Étude des antiquités américaines (village de Palenqué). E.-F. Jomard Prix annuel : nivellement de la France. M. Perrot 2 000 francs 2400 francs 100 francs/an Exploration de l’intérieur de la Guyane. 5 000 francs Exploration de la Caramanie et de l’Himalaya. 2 400 francs Voyage dans l’ancienne Babylonie et la Chaldée. 2 400 francs Voyage à l’ouest du Darfour. Anonyme 500 francs Les gestes du métier de géographe 1828 Prix annuel : la plus grande découverte annuelle en géographie. E.-F. Jomard Prix annuel : communication des notions utiles à la géographie. 123 1 000 francs 500 francs 1829 Exploration de la région Marawi. E.-F. Jomard 1830 Origine des populations nègres asiatiques. E.-F. Jomard 1831 Tracer l’histoire mathématique et critique de toutes les opérations qui ont été menées depuis l’Antiquité et la Renaissance en Europe pour tracer les méridiens et les parallèles. G. Walckenaer 1834 La découverte la plus utile pour l’industrie, l’agriculture ou l’humanité par un voyageur ou navigateur. Duc d’Orléans 1855 Prix spécial pour découvertes géographiques en Afrique : exploration des communications entre Alger et le Sénégal, par Tombouctou. 1 500 francs 2 000 francs 8 320 francs Tableau 3. Liste des prix proposés par la Société de géographie de Paris, 1821-1860 (d’après BSGP, 1821-1860). Chaque prix fait l’objet d’un cahier des charges précis auquel les candidats doivent se plier, certains sujets de prix restent ainsi sans lauréats, faute de remplir tous les critères. La remise du prix pour la plus grande découverte géographique prend quant à elle des allures cérémonielles, en particulier lorsque René Caillié l’obtient (BSGP, 1828, S1, T10 ; BSGP, 1829, S1, T11). Les sociétés sacralisent cette activité et impulsent par leurs divers soutiens une habitude méthodologique : le voyage et le terrain doivent désormais soutenir l’activité géographique. Dans ce processus, les sociétés posent de plus en plus les cadres scientiiques des voyages. Ceux-ci ne valent plus seulement pour eux-mêmes, mais pour la valeur des données qu’ils apportent. Pour le dire avec David N. Livingstone, l’enjeu est le suivant : « Comment le voyage et les voyageurs peuvent-ils être régulés pour assurer leur iabilité ? » (« How could both travel and travelers be regulated to ensure reliability ? », Livingstone, 2003 : 147). De la même manière que l’usage des instruments doit remplir certaines attentes et répondre à un processus de scientiicité, il s’agit aussi de faire passer le terrain du côté de l’objectivation scientiique. Les sociétés de géographie se positionnent de façon à combler 124 La géographie : émergence d’un champ scientiique l’espace entre l’individualité essentielle de l’expérience de terrain et son inscription dans une sphère de scientiicité. Le terrain doit de moins en moins être une activité solitaire et répondre à des exigences de scientiicité, comme l’indique un des buts de la société londonienne : Préparer de brèves instructions pour ceux qui entreprennent leurs voyages ; pointer les régions qu’il est souhaitable de visiter, les moyens les meilleurs et les plus pratiques de procéder sur place, les recherches les plus essentielles à faire, les phénomènes à observer, les sujets d’histoire naturelle les plus essentiels à obtenir, et obtenir toutes ces informations ain de tendre à l’extension de nos connaissances géographiques. (BRGS, 1831, T1 : viii) [To prepare brief instructions for such as are setting out on their travels ; pointing out the part desirable to be visited ; the best and most practicable means of proceeding thither ; the researches most essential to make ; phenomena to be observed ; the subjects of natural history most desirable to be procured ; and to obtain all such information as may tend to the extension of our geographical knowledge.] Dès le second bulletin, la Société de géographie de Paris se penche aussi sur cet enjeu et décide de suggérer une série de questions aux voyageurs par région géographique du monde, ain d’orienter leurs travaux, dans un article intitulé « Questions proposées aux voyageurs et à toutes les personnes qui s’intéressent aux progrès de la géographie » : Non seulement un recueil de questions imprimées est le moyen le plus commode pour communiquer à tous les voyageurs, à tous observateurs les idées, les vœux de la Société ; non seulement, ce mode de correspondance, en assurant de plus grands succès que l’envoi par manuscrit, n’entraînera guères un surcroît réel de dépenses ; mais il aura encore le résultat de faire naître, par la réunion successive des cahiers, un ouvrage d’une haute utilité pour les savans et les voyageurs, un monument scientiique sur lequel chaque membre de la Société pourra inscrire son nom et qui, même dans le cas d’un résultat peu favorable, attestera au monde savant les vues éclairées qui dirigent votre association. (BSGP, 1824, S1, T2 : 71) Par cette publication et par l’actualisation régulière des demandes, il s’agit donc de ixer un cadre commun, gage d’une scientiicité minimale. C’est ce qui ressort des deux citations précédentes : les voyages, pour gagner en valeur scientiique, nécessitent une préparation en amont. Le terrain est donc avant tout un exercice intellectualisé : « […] de façon importante, donc, le terrain est constitué par des projets académiques et des récits » (« [...] in important ways, then, the ield is constituted by academic projects and narratives », Livingstone, 2003 : 47). Ce qui fait « des instructions l’un des instruments matériels, conceptuels et méthodologiques les plus importants parmi ceux dont le voyage se dote pour devenir une véritable entreprise cognitive » (Vannoni, 1996 : 75). Dans ces instructions, le recours à la vue trouve une place prépondérante et apparaît comme le sens à mobiliser en priorité. Comme le précise la Royal Geographical Society, « [l]es descriptions devront être écrites avec les objets sous les yeux » (« Descriptions should be written with the objects in view », BRGS, 1854, T24 : Les gestes du métier de géographe 125 330). La mise en ordre du moment « voyage » ou « terrain », puisque tous les périmètres territoriaux sont concernés au moment des fondations des sociétés, qu’ils soient proches ou lointains, participe plus globalement d’une mise en ordre du monde à travers la production de savoirs géographiques, et surtout d’une mise en forme disciplinaire. Le terrain est donc clairement valorisé, mais seulement à partir du moment où il peut apporter les preuves de sa scientiicité. Les géographes sur le terrain des concurrences nationales Le terrain n’est pas seulement le révélateur d’habitudes disciplinaires en train de se forger, il contribue aussi à airmer des positions nationales. Par leurs eforts d’exploration, les géographes s’inscrivent de fait dans des entreprises de nature politique. Et c’est d’ailleurs dans cette association avec les champs du politique et du militaire que la igure du géographe de terrain, ou du géographe voyageur pour employer le vocable de l’époque, tend à s’airmer le plus clairement. Mais cette association des géographes et du politique dans le domaine des voyages n’est pas neuve : dès la période des grandes découvertes, ces deux types d’acteurs vont main dans la main. Ce qui change au début du xixe siècle, c’est l’institutionnalisation de cette relation. Alors que l’un des objectifs principaux énoncés par les sociétés de géographie consiste à compléter les mappemondes, en particulier pour les régions intracontinentales, il n’est pourtant pas toujours question de faire front commun pour atteindre ce but : l’enjeu du savoir rencontre là directement celui du rayonnement national. Entre Anglais et Français, la découverte de Tombouctou par leurs champions respectifs, Laing et Caillié, donne lieu en particulier à un vif débat. Pendant quelques années, de 1828 au début des années 1830, chaque rive de la Manche se bat pour voir accepter la reconnaissance de la ville par le ressortissant de leur pays. Cette lutte prend place dans une dimension mythique puisque Tombouctou exerce une fascination exceptionnelle sur les voyageurs européens (Surun, 2002). Du côté français, René Caillié s’engage d’abord dans cette aventure sans aucun soutien : il voit l’appel lancé par la Société de géographie de Paris pour la recherche d’un itinéraire qui mènera à la capitale du commerce sahélien, et part. En novembre 1828, la société parisienne publie les informations envoyées par Caillié depuis l’Afrique et en particulier depuis Tombouctou, via les lettres du consul Delaporte à Tanger, et décide de lui accorder une assistance inancière. À partir de là, les relations avec la Grande-Bretagne se tendent. La société parisienne se vante des succès de Caillié, allant jusqu’à airmer le caractère premier de sa découverte, alors que les Anglais rétorquent par l’exploit du major John Laing, parvenu dans cette même ville en 1826. Fin novembre 1828, John Barrow fait parvenir une lettre à Jomard dans laquelle il entend bien rétablir la vérité : 126 La géographie : émergence d’un champ scientiique Je vois par le supplément du 66e Bulletin, publié par la Société géographique de Paris, qu’un Français du nom de Caillié a réussi à atteindre la ville de Tomboctou, et que M. Delaporte, vice-consul à Tanger, observe dans la lettre qu’il vous a écrite, pour vous annoncer l’arrivée de M. Caillié, que ce voyageur se console des fatigues qu’il a soufertes, par l’idée qu’il est le seul Européen qui ait réussi jusqu’à présent à amener à une heureuse in une entreprise dans laquelle tant de courageux voyageurs ont succombé. Loin de moi de concevoir la pensée de diminuer le mérite de ce voyageur entreprenant et aventureux, ou de blâmer le juste orgueil qu’il doit ressentir pour avoir donné à sa tentative une heureuse issue ; mais la justice qui est due à la mémoire d’un autre voyageur, qui a péri par la main barbare d’un assassin, exige que je vous expose, Monsieur, que M. Caillié n’est pas le seul Européen qui a visité Tomboctou, ni le premier. Feu le major Laing est celui qui a mis le premier les pieds dans Tomboctou, et je vais vous le montrer par l’autorité la plus irrécusable, sa propre signature, et par celle de son serviteur, qui est maintenant à Tripoli. (BSGP, 1828, S1, T10 : 230-231) L’argumentaire de Barrow relève pour une grande part de la concession : certes, Caillié n’est pas déméritant (« loin de moi la pensée de diminuer le mérite de ce voyageur »), mais il n’est pour autant pas celui à devoir être salué pour son exploit. Car il n’est pas le « premier ». L’universalité et la communauté des savoirs géographiques passent ainsi clairement derrière l’enjeu de la primauté nationale. Malgré un ton qui se veut courtois, le discours est clair. D’autant plus que Barrow choisit de s’exprimer en français, comme s’il ne voulait laisser aucune marge d’interprétation à Jomard et aux Français. La réponse de Jomard déplace le problème, de manière à assurer aussi à la France sa ration de succès : Personne moins que moi n’est accessible aux idées exclusives de nationalité, et c’est aussi dans l’intérêt général de l’humanité que je suis dévoué à la cause des sciences et de leurs progrès indéinis. Je me serais donc réjoui sincèrement de signaler en France le retour et les succès du major Laing, ainsi que j’ai été assez heureux pour le faire à l’arrivée du capitaine Clapperton et du major Denham. […] Maintenant, Monsieur, voici les propres expressions qui sont l’objet de votre réclamation : « Il est le seul Européen (M. Auguste Caillé), qui soit parvenu jusqu’à ce jour à terminer avec succès une entreprise dans laquelle ont succombé tant de courageux voyageurs. » Vous voyez, Monsieur, qu’il s’agit de l’heureux retour du voyageur dans sa patrie, et non pas de la découverte de Tomboctou. On ne lui fait pas le mérite d’y être allé le premier. (ibid. : 232-233) Jomard commence par se décharger de la responsabilité de la lettre commentée par Barrow, se dédouanant quelque peu d’être à l’origine de la discorde. Puis, tout comme Barrow l’avait fait avant lui, il rassure son collègue. Mais surtout, il déplace complètement le problème sur le succès du retour de Caillié dans sa « patrie », chose que Laing n’a jamais pu réussir. Sous couvert de reconnaître la valeur de l’exploit de Laing, il n’en dépose pas moins son champion sur un piédestal. Jomard joue donc avec un argumentaire concessif, ne déniant pas à son adversaire le mérite qui revient à son champion, mais veillant surtout à s’assurer que le sien a droit à une part de reconnaissance. Dans la suite de la lettre, il ne manque pas de signaler que les documents produits par Laing ne sont que des chimères tant qu’ils ne sont pas retrouvés, ce qui limite de fait la valeur de Les gestes du métier de géographe 127 son entreprise. Jomard réitère enin son attachement à l’universalité du savoir, mais dont la sincérité est mise en doute par la tension liée à cette afaire : Je m’honore d’avoir contribué à établir comme principe, dans les règlemens de la Société de géographie, que les voyageurs de toutes les nations ont un égal droit à son attention, que les récompenses appartiennent à tous, quelle que soit leur patrie ; enin, qu’il n’y a aucune distinction dans le sein de cette Société, entre les étrangers et les régnicoles. (ibid. : 233) Jomard dit en partie vrai, car certaines communications de la société émanent des apports d’étrangers et quelques prix ont été décernés à des Anglais ou à des voyageurs européens (dont John Ross en 1834), mais la réalité des lux prouve tout de même une centralisation nationale et, surtout, l’importance de l’afaire Caillié exprime tout le contraire de sa lettre. Il se débat en efet pour aicher partout l’exploit de Caillié, qui reçoit notamment le prix de la découverte géographique la plus importante de l’année pour 1828 – ce qui contredit au passage ses propos à Barrow, et ne manque pas d’en souligner le caractère d’exception. Les Anglais répliquent en 1829 par l’envoi du capitaine West qui, par ordre du gouvernement, est chargé de faire mieux que Caillié sur le terrain africain. L’emballement de l’afaire contredit donc le ton poli de Jomard et Barrow, et traduit bien l’intrication politique dans la conduite des entreprises de terrain. Cet exemple représente à la fois une exception, par l’ampleur que prend la concurrence nationale, en même temps qu’un parangon de l’enchevêtrement entre terrain scientiique et terrain politique. Il est d’ailleurs remarquable que de chaque côté, on bâtisse le même argumentaire où sont savamment dosés l’airmation d’un attachement à l’universalité et au partage des savoirs et l’attachement au rayonnement national. Tout se passe comme si le positionnement national des savoirs géographiques n’étant pas encore assumé pleinement, le recours à l’ambition universaliste permettait tout à la fois de s’en prévaloir et de s’en défendre. La récupération par la politique tend à nuancer, ou plutôt à biaiser, l’efort d’autonomie et de structuration que les sociétés s’eforcent à mettre en œuvre. Politisation et militarisation du géographe Cette dernière remarque paraît d’autant plus pertinente qu’une des voies privilégiées de la professionnalisation géographique consiste à l’intégrer dans une logique politique, voire militaire. La professionnalisation de l’activité se réalise aussi et de plus en plus sur le mode d’une reconnaissance du caractère stratégique des savoirs géographiques. Comme l’expose Yves Lacoste en 1976, le champ politique prend tôt la mesure de l’utilité de ce type de savoirs et surtout de la nécessité d’encadrer leur production, aussi bien en termes de contenus proprement dits que de méthodologie. Dès les xvie et xviie siècles, les 128 La géographie : émergence d’un champ scientiique militaires prennent pied sur la fonction cartographique et dans les entreprises d’exploration (Desbois, 2012). Les liens entre militaires et géographes ne sont donc pas neufs. Ce qui transparaît dans la période 1815-1840, c’est le rapprochement de ces deux igures à l’occasion de l’élargissement du champ national vers l’horizon colonial. Cela conduit, du côté des sphères institutionnelles de la jeune discipline, à l’airmation d’une igure géographique de plus en plus clairement identiiée, celle du géographe militaire. Tout comme certains gestes, qui préexistaient à la création des sociétés, sont peu à peu normés et standardisés, la coopération avec la sphère militaire dans le cadre des expéditions s’institutionnalise et est désormais considérée comme un habitus disciplinaire. Encadrement militaire de l’activité géographique : du côté des sociétés En dehors des eforts fournis par les sociétés de géographie, la professionnalisation de l’activité géographique passe surtout par la mise en place de formations en contexte militaire, qui encadrent, tout en orientant, la production et l’utilisation des savoirs géographiques. Le parcours de Jomard le signale déjà, le géographe est de plus en plus un ingénieur géographe, formé pour répondre à des missions précises et concrètes de relevés de terrain. Il doit dans ce cadre répondre à des injonctions politiques, celles de la connaissance de l’espace national, puis colonial. Cette professionnalisation est d’emblée associée au champ militaire : ce sont des institutions telles que le Dépôt de la guerre, associé à l’École polytechnique, la Kriegsschule ou l’Ordnance Survey qui prennent en charge la formation des nouveaux géographes. Ceux-ci perdent peu à peu leur statut civil au proit d’une intégration dans la sphère militaire. Toutes ces écoles redéinissent leurs ofres de formation entre les années 1790 et 1810 pour mieux satisfaire au contexte politique et militaire. Les cours de géographie y occupent une place désormais prépondérante, en termes de lecture et de production de cartes, mais aussi de relevés de données sur le terrain. Il s’agit alors de former des géographes qui soient experts du territoire national, et colonial pour la France et la Grande-Bretagne. Le but de ces écoles réside dans la […] représentation du développement et des qualités de la terre et des rapports dans lesquels ces éléments ainsi que les productions industrielles des cultures se trouvent avec les besoins militaires. (Scharfenort, 1910 : 8) [[…] Darstellung der Entwicklung und Beschafenheit der Erdoberläche und der Beziehungen, in denen diese sowie die verschiedenen Erzeugnisse des Anbaues mit den militärischen Bedürfnissen stehen.] Le lien entre exploration, activité militaire et géographie y est ainsi omniprésent. Ces institutions, si elles contribuent à améliorer et standardiser les pratiques déployées par les ingénieurs géographes, associent aussi l’activité géographique au champ militaire. Le rôle du géographe s’en trouve ainsi clariié ; il se Les gestes du métier de géographe 129 place, ou plutôt est placé, au service des instances politiques. Cette airmation, ou conirmation, des liens entre savoirs géographiques et champ politico-militaire pose la question de la nature des enseignements fournis, et donc des liens entre géographie savante, représentée dans et par les sociétés, et géographie militaro-scolaire. Il ne faudrait pas envisager deux modes de fonctionnement complètement parallèles et distincts. Ces deux sphères s’entrecroisent au contraire d’une manière complexe, ce qui rend impossible une lecture univoque des relations entretenues. Plusieurs indices plaident pour une interaction de ces domaines plutôt qu’une opposition. Tout d’abord, le rôle de formation des institutions militaires est en grande partie assuré par la présence en leur sein de géographes venus du monde savant. Le cas de Carl Ritter dispensant des cours à la Kriegsschule pendant plus de trente ans signale bien l’interaction de ces deux mondes. Cordelia Lüdecke note qu’à partir de 1816, l’Académie militaire berlinoise prend conscience de la nécessité d’inculquer aux futurs oiciers une réelle formation scientiique : Comme formation seront exigées des connaissances de base en géographie et en statistiques, qui seront nécessaires à un apprentissage militaire plus poussé. De la même manière, pour l’apprentissage de terrain, la compréhension des concepts et des notions liés à la constitution de la surface terrestre est souhaitable. (Lüdecke, 2002 : 10) [Als Vorbildung wurden Grundkenntnisse in Geographie und Statistik verlangt, die für einen weiteren militärischen Unterricht notwendig waren. Ebenso wollte für die Terrainlehre das Verständnis für Begrife und Ansichten über den Bau der Erdoberläche vorhanden sein.] À la manière d’une école polytechnique, la Kriegsschule accorde plus de place à la pratique. Ritter doit répondre à cette nouvelle exigence lorsqu’il est recruté en 1820. Il dispose, selon les années, de quatre à six heures hebdomadaires pour ses cours, qu’il conçoit en liens étroits avec ses propres travaux. Grande spécialiste de son travail à l’académie, Cordelia Lüdecke constate ainsi que [d]ans les leçons de géographie, il traitait des rapports entre la nature et l’homme ainsi que des interactions entre les spéciicités physiques des pays et le développement de leurs peuples et de leurs édiices étatiques. (ibid. : 26) [In den Geographievorlesungen behandelte er den Zusammenhang zwischen der Natur und den Menschen sowie die Wechselwirkung zwischen der physischen Eigenart der Länder und der Entwicklung ihrer Völker und ihrer Staatsgebilde.] Ensuite, autre preuve de l’interaction des domaines scolaires, savants et militaires, Ritter développe aussi un aspect critique important sur l’histoire de la discipline et les sources. Il ne limite donc pas ses cours au champ militaire, mais fait rentrer le champ géographique savant dans l’institution, même s’il cantonne souvent ses cours à l’espace du continent européen. Avec les encouragements de Müling, nouveau chef du Generalstab (le chef de l’état-major), Ritter favorise à partir de 1821 le volet cartographique de son enseignement. Il répond en cela 130 La géographie : émergence d’un champ scientiique aux demandes de ses supérieurs, qui désirent inculquer aux futurs oiciers des compétences de lecture de cartes et de détermination de coordonnées, mais il proite aussi de cette orientation, puisqu’il peut s’appuyer sur ses recherches et les poursuivre par la même occasion. Les réalisations de cartes au moment des cours lui sont par exemple utiles pour son atlas africain qui paraît entre 1825 et 1831 : Le Général Müling avait du reste tenu sa parole et avait montré, à travers les géographes militaires, du soutien pour les cartes de la Géographie de Ritter. (ibid. : 32) [General Müling hatte übrigens Wort behalten und ließ mit Unterstützung durch Militärgeographen für Ritters Erdkunde Karten zeichnen.] Les cours donnés par Ritter dans le cadre de la Kriegsschule révèlent donc une interaction étroite entre demandes militaires et projet scientiique, mais sans être drastiquement contraints par le type de public auquel il a à faire. Le dialogue entre géographes et militaires existe également au sein des sociétés de géographie. Les liens s’expliquent par le nombre de militaires dans ces institutions, puisque les ingénieurs topographes forment un contingent non négligeable parmi les adhérents. Au cours de la période, leur nombre ne cesse d’augmenter alors même que les oiciers occupent aussi une place de plus en plus prépondérante, en termes quantitatifs, aussi en raison des responsabilités dont ils sont dotés. Les militaires s’airment également comme des animateurs énergiques des sociétés de géographie, en particulier sur la question du terrain et des voyages. Les situations difèrent cependant d’une sphère à l’autre, l’implication nationale dans le projet colonial donnant d’autant plus de poids à la présence militaire. Prenant la situation britannique, Iris Schröder note un vrai changement en la matière après 1815 : D’une manière diférente que pendant l’ère où Joseph Banks dominait l’Association africaine, après 1815 se trouvent parmi les voyageurs de nombreux anciens membres de l’armée – des hommes que John Barrow et plus tard Roderick Impey Murchison avaient soin de solliciter en priorité. […] Pour eux, la carrière de voyageur scientiique était souvent liée à un précédent parcours militaire ou dans la marine. (Schröder, 2011 : 129) [Anders als in der Ära, in der Joseph Banks die African Association dominierte, waren unter den Reisenden nachn 1815 viele ehemalige Militärangehörige – Männer, auf die John Barrow und später Roderick Imprey Murchison bevorzugt zurückzugreifen plegten. […] Für sie war die Karriere als Forschungsreisender ofenbar anschlussfähig an die frühere Lauf bahn beim Militär oder bei der Marine.] Deux choses ressortent de ce constat : d’une part que les militaires, ou anciens militaires, sont de plus en plus sollicités par les géographes, et d’autre part que la carrière scientiique constitue un débouché important pour les anciens oiciers. Cela s’explique par la qualité de leur formation, qui en fait des géographes rompus aux pratiques de relevé de terrain, de lecture de cartes, et habitués aux conditions parfois rudes des voyages. Cela n’est pas sans conséquence sur les choix épistémologiques qui sont Les gestes du métier de géographe 131 alors faits par les sociétés. D’un côté, cette intégration croissante de militaires encourage et soutient la recherche d’une scientiicité plus grande des gestes géographiques. Cet enjeu est bien compris par les sociétés qui souhaitent un concours plus systématique des corps des ingénieurs. D’un autre côté, elle pose question en matière d’encadrement de la pratique, de choix des objets d’étude et surtout des inalités qui sont poursuivies. La présence des militaires joue à la fois en amont des voyages et sur le terrain lui-même. En amont, au sein des sociétés de géographie, ils inluencent la rédaction des instructions données aux voyageurs et les orientations données aux recherches dans ce champ. En 1836, lors de son discours à l’assemblée générale de la Société de géographie de Paris, son président, le lieutenant-général Pelet, qui est aussi directeur général du Dépôt de la guerre, insiste longuement sur les liens entre géographie et projets politiques : La politique, comme science ou comme art du gouvernement, exige la connaissance spéciale du pays qu’elle régit et de tous les États avec lesquels il peut avoir des rapports. C’est sur l’évaluation des populations, des richesses, des forces militaires et maritimes ; c’est d’après la situation respective et la coniguration des territoires que les gouvernements règlent leurs projets, assurent le présent et maîtrisent l’avenir. Tous ces éléments constituent la puissance réelle des États et leur balance militaire ; celle-ci ofre seule des garanties de sécurité, à une époque où la moindre étincelle peut de nouveau embraser le monde. (BSGP, 1836, SER2, T6 : 259-260) La géographie doit être pour lui un art au service du politique. Grâce aux informations géographiques, le politique est en mesure d’assurer son autorité sur le territoire qu’il domine et de régler les relations qu’il a avec les autres États. C’est bien là le caractère stratégique, mais aussi essentiellement idéologique, des savoirs géographiques qui est exprimé. Mais, comme il le souligne ensuite, les relations ne sont pas univoques. Dans un efet de retour, il explique en quoi les progrès de la géographie sont subordonnés aux avancées militaires : La guerre favorise aussi les conquêtes de la géographie. Les armées françaises explorent maintenant les contrées dans lesquelles les voyageurs ne pouvaient pénétrer. L’an dernier, le prince royal portait l’étendard français sur les chaînes de l’Atlas, vers l’ancienne Victoria. Les oiciers attachés à cette glorieuse expédition nous ont envoyé des levés, des reconnaissances, des paysages, tout ce qui peut faire connaître la Maurétanie césarienne, et nous donner les moyens de faire une excellente carte de la province d’Oran. (ibid. : 261) Pelet décrit ainsi un système vertueux, où le militaire nourrit le champ géographique et réciproquement. Cette vision idyllique questionne la nature réelle des relations qu’entretiennent ces deux champs, d’autant que cet encadrement de la production géographique par le politique n’est pas uniquement théorique, il s’incarne de plus en plus dans les moments d’exploration. 132 La géographie : émergence d’un champ scientiique Encadrement militaire de l’activité géographique : du côté du terrain Sur le terrain même de la pratique géographique, les militaires sont en efet aussi pourvus d’un rôle d’encadrement airmé. Cet encadrement se fait dans un premier temps de manière ponctuelle, à l’occasion de telle ou telle entreprise d’exploration bien précise, comme cela pouvait se faire au cours des siècles précédents (Desbois, 2012). À partir des années 1820, cette tendance d’abord ponctuelle s’accentue en efet avec le renouveau des grandes missions d’exploration (Bourguet et al., 1998), telles que celles conduites par le gouvernement français en Morée (1829) ou en Algérie (1840). Ces missions répondent à des demandes politiques, elles ne surgissent pas d’une curiosité individuelle ou collective venue du champ scientiique. À ce titre, la France et la Grande-Bretagne sont bien plus engagées que la Prusse1. En dépit des diférences observées, le nombre des missions engagées plaide pour un enthousiasme fort du politique pour les questions d’exploration géographique. Le renouveau de ces missions répond en outre à une réalité de plus en plus concurrentielle entre les nations. Le politique prend désormais en charge l’exploration du monde, du moins en partie, dans le but d’assurer une primauté d’occupation et donc asseoir une domination. Le savoir se trouve ainsi subordonné au pouvoir et doit le servir, directement ou indirectement. Au même titre que l’épisode Caillié-Laing, ces expéditions illustrent le caractère extrêmement sensible et de plus en plus nationalisé du terrain. L’exploration devient alors exclusivité nationale, comme cela se passe en Morée en 1829 ou en Algérie en 1840-1842. Du côté français, l’expédition d’Égypte sert clairement de modèle d’exécution, elle est régulièrement convoquée comme une ambition à reproduire : Tandis que vous cherchez là-bas à faire nommer Lamarque, moi qui ne cherche quoi que ce soit non plus qu’à me faire nommer la moindre chose, voilà que sur une rumeur de capacité sur laquelle je ne comptais pas, une Commission de l’Institut me désigne au Ministre de l’Intérieur qui me nomme en chef dans une Expédition Scientiique qui va faire en Morée ce que it autrefois la Commission d’Égypte sur les bords du Nil. (Bory, 1908 : 302) Toutes les grandes missions qui se développent alors ambitionnent d’égaler le précédent égyptien. Le modèle d’action demeure le même, y compris du côté britannique, construit sur une association étroite et dynamique entre savoir et pouvoir : […] les expéditions sont à considérer comme des « dispositifs » : leur mise en place et leur déploiement sont, à la fois, une opération d’intervention et une expérience de connaissance qui fabriquent d’un même mouvement du savoir et du pouvoir sur les territoires et sur les hommes auxquels elles s’appliquent. (Bourguet et al., 1998 : 15) 1 Il faut attendre la deuxième moitié du xixe siècle pour que la Prusse (puis l’Allemagne) lance d’importantes missions militaires. Les gestes du métier de géographe 133 Opération de pouvoir et de savoir en même temps, ces expéditions disposent d’une logique propre. De là s’opère un changement de chronologie essentiel : les militaires, jusqu’alors appelés en renfort ou en soutien, deviennent les piliers des missions d’exploration. Non seulement ils doivent assurer la possibilité même de pénétrer dans un territoire, par leur action armée, mais ils sont également sollicités pour leur maîtrise des techniques et des savoir-faire scientiiques, notamment en matière de cartographie de l’espace. Les grands voyages britanniques entrepris dans la période 1815-1840 sont par exemple le fait de militaires, mandatés généralement par le gouvernement : John Ross, John Franklin pour ne citer que les plus connus. Ces igures ont été formées dans des institutions militaires et possèdent de réelles capacités scientiiques, elles assument donc une double fonction et accentuent ainsi la collusion entre champ du pouvoir et champ du savoir. Mais les grandes missions ne sont pas uniquement le fait de militaires ; elles associent des géographes, requis en tant qu’experts de l’espace, en même temps que soumis aux demandes politico-militaires. Et comme le rappellent Marie-Noëlle Bourguet et al., le temps du savoir est soumis au temps de l’armée et du pouvoir. Il faut en général aller vite pour produire des résultats (ibid.) et ceux-ci doivent satisfaire à des commandes précises. Cette association entre champs du pouvoir et du savoir aboutit à la construction et à l’identiication d’une igure de géographe militaire. Les gestes du géographe deviennent ceux imposés par le militaire, voire les mêmes gestes que ceux du militaire. Le parcours de Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent constitue un bon exemple de cette confusion entre géographie et champ militaire. Contrairement à Jomard ou à d’autres savants de la même génération, Bory ne bénéicie pas d’une formation parisienne dans les nouvelles institutions formées sous la Révolution ou héritées de cette période. Il est un autodidacte gascon, un provincial, porté sur l’histoire naturelle, avec l’ambition très airmée de faire une belle carrière (Ferrière, 2009). Il parvient à se faire recruter dans l’expédition de Baudin en 1800, mais par la suite, d’après Hervé Ferrière, Bory soufre d’une politique scientiique napoléonienne basée sur la continuité des savants en poste (ibid.). Il se voit contraint en 1804 de rejoindre l’armée, pour disposer d’un revenu mais aussi pour espérer poursuivre ses travaux et son ascension sociale. Il reste inalement dans ce corps tout le reste de sa carrière et Hervé Ferrière souligne cette particularité de Bory de Saint-Vincent : Nous touchons ici une particularité de la carrière de géographe de Bory : le Gascon réalisera toujours des études géographiques sur des commandes émanant de l’armée sans avoir réellement une démarche scientiique novatrice ou des velléités de recherches personnelles. Depuis déjà quelques siècles, la géographie sert d’abord à faire la guerre. (ibid. : 96) Car l’armée va véritablement constituer le tremplin scientiique de Bory. Sous la période napoléonienne, il arpente les États allemands, l’Autriche, la Hollande ou encore la Pologne et, surtout, fait la campagne d’Espagne. Pendant cinq ans, entre 1808 et 1813, il sillonne la péninsule ibérique au gré 134 La géographie : émergence d’un champ scientiique des mouvements des troupes françaises, tout en essayant de poursuivre ses recherches. Ses productions de nature géographique, comme les cartes qu’il mentionne, résultent des commandes passées par l’état-major. Son apogée est permis par l’armée, qui le nomme à la tête de la section des sciences naturelles lors de l’expédition de Morée. Sa correspondance laisse une fois de plus apparaître la complète dépendance dans laquelle il se trouve vis-à-vis du gouvernement français alors qu’il part pour le Péloponnèse en 1829. D’un point de vue matériel et logistique, Bory dépend entièrement du bon vouloir de ses ministères de tutelle, comme il l’exprime dans cette lettre de février 1830 : Monseigneur, Lorsque la Commission scientiique de Morée fut formée, les membres qui la composaient reçurent du Ministère de l’Intérieur qui faisait alors les fonds de l’entreprise une indemnité de route jusqu’à Toulon, qu’on porta à 1000 francs, pour chacune des trois directeurs et à 500 francs pour MM les adjoints. Il nous fut donné l’espoir qu’au retour la même somme nous serait allouée, parce que les dépenses de quarantaine qui sont très fortes, ajoutant aux frais de route, nous la rendrait encore plus nécessaire. Le Ministère de la Guerre qui, par la suite, se chargea des dépenses et qui se montra si généreux en ajoutant à nos traitements des indemnités de vivre et de transport, le ministère de la Guerre qui a contribué si puissamment par ses secours à la brillante réussite de nos explorations, le ministère de la Guerre enin ne mettra-t-il pas le comble à notre reconnaissance, en nous accordant l’indemnité de retour égale à celle du départ, en continuation de nos transports et vivres jusqu’à la conclusion du voyage ? Dans l’espoir où je suis que votre Excellence nous sera toujours propice, je prends la liberté de lui adresser l’état des membres de l’Expédition qui n’ont jamais abandonné leur poste, et qui ne sont rentrés en France qu’après avoir consciemment rempli leurs engagements au dépend même de leur santé. (Bory de Saint-Vincent, 1908 : 313) Par cette lettre, Bory tente de faire valoir auprès du ministre de la Guerre l’activité de son équipe pour obtenir une indemnisation inancière. Il met très clairement en avant le service de la France (« n’ont jamais abandonné leur poste », « consciemment rempli leurs engagements ») pour obtenir gain de cause, sans cacher pour autant sa colère. Cet épisode de Morée n’est pas sans faire écho à l’expérience de Humboldt en Russie, alors qu’il voyage la même année dans l’encadrement strict du tsar Nicolas Ier (Péaud, 2012), et résonne aussi avec la mission qu’il mène en Algérie une décennie plus tard. Tout le parcours de Bory de Saint-Vincent, met en évidence une igure de géographe militaire, située à la jonction entre les champs du politique / militaire et du scientiique. Cette igure n’est pas encore dominante, mais elle s’impose peu à peu et apparaît incontournable dans les décennies suivantes. Pour la France, le tournant a lieu lors de l’exploration de l’Algérie commencée en 1839, qui s’inscrit dans un contexte colonial et donc dans un cadre idéologique spéciique. Côté britannique, les missions poursuivies en Inde ou dans l’empire accentue aussi la ixation de cette igure. Les gestes du géographe s’imprègnent des pratiques militaires, des contraintes temporelles, matérielles ou intellectuelles imposées par cette entité. Les gestes du métier de géographe 135 * De la même manière que l’enjeu d’une organisation institutionnelle s’airme, celui de construire une igure de géographe apparaît de manière nette entre 1815 et 1840. Ces deux aspects doivent en efet contribuer à établir des cadres disciplinaires identiiables, permettant d’une part aux géographes de se reconnaître entre eux, par leurs pratiques ou leurs lieux de rencontre, tout en se diférenciant d’autre part des autres champs scientiiques. Mais comme pour tout ce qui touche alors au projet d’une discipline géographique, rien ne semble de ce côté-là non plus tout à fait assuré. Si les géographes cherchent à améliorer le professionnalisme de leurs pratiques, en se consacrant de plus en plus exclusivement aux savoirs géographiques et en ixant leurs gestes, c’est-à-dire en se spécialisant, la pluralité des pratiques demeure encore. Et quand cette pluralité s’eface, c’est au proit d’une homogénéisation et d’une uniication des pratiques sous la igure du géographe militaire, mettant de nouveau en avant l’inluence du politique et posant la question de l’efectivité du souhait d’autonomie qui guide la disciplinarisation en cours. La igure du géographe militaire semble en efet prendre en charge l’efort fourni pourtant par les sociétés de géographie dans une optique d’indépendance scientiique, ou plutôt devrait-on dire alors même qu’elles visent une indépendance scientiique. Tout se passe comme si l’efort d’autonomisation était réiié dans le passage d’une hétéronomie scientiique à une hétéronomie politique et militaire. Pour autant, l’orientation qui semble prise de glisser vers le politique ne relève pas nécessairement d’un manque d’exigences épistémologiques, voire idéologiques. Elle constitue le résultat de multiples facteurs ainsi que, bien souvent, d’un certain pragmatisme scientiique : le parcours de Bory de Saint-Vincent révèle également que la résolution des tensions se fait à l’échelle de l’individu, d’une manière empirique, en dépit d’ambitions exigeantes mais inalement sapées par les coups de boutoir de la réalité. Entre le domaine de l’idéalité et celui de l’efectivité des modalités de la production des savoirs géographiques, les individus doivent souvent arbitrer en défaveur de leurs projets épistémologiques. CHAPITRE 5 Mettre géographiquement le monde en récit La création de nouvelles centralités et la ixation de gestes consacrés aux savoirs géographiques s’accompagnent également d’un mouvement de ixation discursive. L’enjeu consiste en efet à s’accorder sur un discours scientiique, porteur de méthodes, d’objets et d’ambitions communes. La position assumée des sociétés d’être des cautions de scientiicité géographique interroge quant aux iltres établis entre l’information brute, venant des voyageurs ou diplomates, et ce qui à la sortie se trouve estampillé comme savoir géographique, à difuser et à faire circuler. Il s’agit donc, dans une perspective croisée entre approche externaliste et internaliste de la science (Latour, 1998 ; Wallerstein, 1995), de porter le regard sur la question de la langue géographique, en tant que marqueur collectif, qui renseigne sur la manière dont on écrit alors la géographie du monde. L’enquête porte bien ici sur la langue, suivant la déinition qu’en donne Ferdinand de Saussure : « La langue est l’ensemble des formes concordantes que prend ce phénomène chez une collectivité d’individus et à une époque déterminée » (Saussure, 2002 : 129). L’hypothèse ici défendue est que la mise en mots du monde, son écriture, procède aussi d’une conceptualisation des réalités géographiques. Ce qu’il importe de bien cerner ne relève donc pas du style discursif mais, comme l’écrit Jacques Rancière, de la « signature de la science » : La signature n’est pas l’appendice personnalisé d’un discours, mais la marque de son identité, le nom propre qui met ensemble les noms propres et les noms communs, les mots et les choses, l’ordre des êtres parlants et celui des objets de connaissance. Une telle étude relève de ce que j’ai choisi d’appeler une poétique du savoir : étude de l’ensemble des procédures littéraires par lesquelles un discours se soustrait à la littérature, se donne un statut de science et le signiie. La poétique du savoir s’intéresse aux règles selon lesquelles un 138 La géographie : émergence d’un champ scientiique savoir s’écrit et se lit, se constitue comme un genre de discours spéciique. Elle cherche à déinir le mode de vérité auquel il se voue, non à lui donner des normes ou à invalider sa prétention scientiique. (Rancière, 1992 : 21) Dans le cas de savoirs géographiques, comprendre la « signature de la science » vise donc à saisir comment s’efectue la scientiisation de la mise en récit du monde. C’est-à-dire comment l’on passe de la géographie, dans le sens de réalités géographiques, à la géo-graphie, c’est-à-dire à l’écriture de ces mêmes réalités, et selon quelles modalités se réalise cette écriture du monde. Comprendre de quoi retourne la poétique des savoirs géographiques paraît donc indispensable. L’enquête porte également sur la variabilité ou sur l’homogénéité de cette écriture dans les trois sphères de notre étude. L’hypothèse à creuser pose que les diférences linguistiques et conceptuelles ne relèvent pas uniquement du facteur culturel, mais tiennent pour une part au facteur politique : à la nationalisation des pratiques répondrait une nationalisation des objets et de l’écriture de ces objets géographiques. Alors que les sociétés semblent vouloir élaborer des savoirs géographiques dans un cadre autonome et indépendant, à partir d’un Universalismusgebot, d’une injonction à l’universel, la tentation du Nationalgefühl, c’est-à-dire du sentiment national, s’exprime aussi très fortement (Schröder, 2011 : 102). À la recherche des fondements géographiques communs Vouloir écrire le monde témoigne de la volonté de disciplinarisation qui anime les géographes : l’acte même de l’écriture participe en efet de la montée en discipline à l’œuvre. Cette mise en récit pose cependant question et appelle dans un premier temps la recherche de fondements communs, comme préludes à la stabilité disciplinaire. Il s’agit en efet, dans le but d’écrire au mieux les savoirs géographiques, de se mettre d’accord a minima sur les modalités et les modes de cette écriture. Cette recherche passe par trois objets principaux : inscrire l’histoire des savoirs géographiques dans un temps long, repenser la place de la cartographie, tendre enin vers une scientiicité plus grande des savoirs géographiques. Écrire l’histoire de la discipline De la même manière qu’il s’agit dans le courant du premier xixe siècle de construire un récit mythique de la nation pour mieux en assurer les fondements (Thiesse, 1999), les géographes se penchent sur l’histoire de leur discipline ain de mieux asseoir sa légitimité. Dans un parallélisme saisissant avec le processus de construction nationale, ils tendent à prouver l’antériorité historique de leur Mettre géographiquement le monde en récit 139 discipline ainsi que ses innombrables et riches apports à l’édiice scientiique tout entier, en entreprenant de célébrer leurs propres héros et monuments. Cela se traduit par quelques entreprises emblématiques, comme celle d’Edme-François Jomard qui se propose de compiler une mémoire cartographique. À partir de 1828, il défend son projet de collection géographique à la bibliothèque royale et se lance en même temps dans un ouvrage d’envergure, les Monuments de la géographie. Il met plusieurs années à les publier : quelques planches sont gravées en 1842, mais il faut attendre 1862 pour que la vingtaine de planches initialement prévues paraissent (Laissus, 2004). Dans l’édition de 1862, Jomard insère cependant une petite note préliminaire, dans laquelle il revient sur l’esprit de cette entreprise : Ayant conçu, dès 1828, lors de la création d’une Collection Géographique à la grande Bibliothèque Nationale, l’idée et le plan d’une publication des plus anciennes cartes connues, et ayant commencé, dès le même temps, l’exécution d’une entreprise qui n’est pas sans dificulté, lorsqu’en Europe personne n’avait rien annoncé de semblable : persuadé de l’utilité qu’il pouvait y avoir, pour les savants, pour les historiens, pour les amis des études géographiques, d’avoir un recueil de cartes fac-simile, où les découvertes géographiques seraient consignées de la manière la plus authentique, et, par là, les titres des peuples navigateurs mis, pour ainsi dire, au-dessus de toute discussion ; convaincu de l’avantage qu’il y aurait pour les hommes de cabinet de pouvoir consulter, sans déplacement, des monuments totalement ignorés, ou très-peu connus, dispersés dans l’Europe entière en trente endroits diférents ; pensant, enin, qu’une telle collection serait, en quelque sorte, une histoire de la Géographie écrite par elle-même, nous ne ménagions ni soins, ni correspondances, ni voyages dispendieux, ain de nous mettre en état de remplir cette tâche d’une manière satisfaisante pour le public [...]. ( Jomard, 1862b : n.p.) L’objectif de Jomard est la redécouverte et la mise à disposition du collectif géographique d’une compilation cartographique des plus grands travaux de la discipline. La liste qui suit des vingt et une planches publiées au inal montre que Jomard a arpenté tous les terrains européens, ainsi que le bassin méditerranéen, mais en se concentrant sur la période du haut Moyen Âge et de la Renaissance (du xie au xvie siècle) : 1. Globe céleste arabo-kouique en bronze du xie siècle (de la collection géographique de la Bibliothèque royale de Paris). Deux feuilles simples. 2. Globe céleste arabe en bronze, grandeur naturelle, fait à La Mecque au xvie siècle (de la collection géographique de la Bibliothèque impériale de Paris). Une feuille simple. 3. Astrolabe kouique rapporté d’Égypte (tiré de la collection de M. Marcel). Grandeur naturelle. Une feuille simple. 4. Sujets tirés d’un manuscrit lorentin du xve siècle. Une feuille simple. 5. Carte itinéraire d’un pèlerinage de Londres à Jérusalem (tirée de la chronique de Matthieu à Paris, xiiie siècle, conservée au Musée britannique). Trois feuilles simples. 140 La géographie : émergence d’un champ scientiique 6. Carte militaire du Moyen Âge, représentant le théâtre de la guerre à l’époque des premières conquêtes de la république de Venise en terre ferme. Une feuille simple. 7. Carte de l’ancien Padouan (tirée de la Bibliothèque ambrosienne). Une feuille double. 8. Carte perspective italienne du xve siècle. Une feuille simple. 9. Atlas de Petrus Vessconte, de l’an mcccvviii (Bibliothèque impériale de Vienne). Une feuille double. 10. Mappemonde des frères Pizzigani, de l’an mccclxvii. Trois feuilles doubles. 11. Carte marine du xive siècle d’une famille pisane. Une feuille double. 12. Carte du Globe, par Mohammed ebn-Aly ebn-Ahmed al-Scharfy de Sfax, an 1009 de l’hégire. Deux feuilles doubles. 13. Dix mappemondes des xe, xiiie et xive siècles des bibliothèques de Turin, Leipzig, Copenhague, Londres, Paris, Reims, etc. 14. Mappemonde du xiiie siècle conservée à Hereford. Six feuilles doubles. 15. Mappemonde Martin Behaim (Hémisphère occidental – Hémisphère oriental). Deux feuilles doubles. 16. Mappemonde de Jean de La Cosa, pilote de Christophe Colomb, in du xve siècle. Trois feuilles doubles. 17. Globe terrestre de la première moitié du xvie siècle, conservé à Francfortsur-le-Mein. Une feuille double. 18. Cartes du xvie siècle, igurées sur une cassette de la collection Trivulei, dite Cassettina all’agemina. Une feuille simple. 19. Mappemonde peinte sur parchemin par ordre de Henri II roi de France. Six feuilles doubles. 20. Mappemonde de Sébastien Cabot, pilote-major de Charles-Quint, de la première moitié du xvie siècle. Quatre feuilles doubles. 21. Mappemonde de Gérard Mercator, Duisbour, 1569. Huit feuilles simples. On retrouve généralement chez les géographes de cette époque une fascination pour la période des grandes découvertes, qui constitue le plus gros des cartes sélectionnées. Par exemple, Alexander von Humboldt invite au premier rang des héros géographiques Christophe Colomb. Son héritage est revisité et largement commenté tout au long de ses ouvrages et Humboldt lui consacre d’ailleurs un ouvrage entier, Histoire de la géographie du Nouveau Continent (1836-1837). En dépit du titre très généraliste, c’est bien la igure de Christophe Colomb qui est présentée majoritairement. À travers ce livre, Humboldt vise à retracer le il des recherches géographiques, pour leur assurer des bases aussi anciennes que solides : En examinant les événements qui ont conduit à la découverte de l’autre hémisphère, je me suis eforcé surtout de faire voir cette continuité d’idées, cette liaison d’opinions qui rattachent la in du quinzième siècle, à travers les prétendues ténèbres du moyen-âge, aux Mettre géographiquement le monde en récit 141 temps d’Aristote, d’Eratosthène et de Strabon ; j’ai voulu prouver qu’à toutes les époques de la vie des peuples, ce qui tient aux progrès de la raison, a ses racines dans les siècles antérieurs. (Humboldt, 1836-1837 : XVII) Il s’agit de « faire voir cette continuité d’idées » qui préside encore aux travaux contemporains ; un objectif qu’il partage avec Jomard. L’idée de continuité rejoint la volonté de faire discipline et de prouver la légitimité de le faire par une épaisseur temporelle déjà importante. Mais en se concentrant sur la igure de Colomb, on retrouve ici le socle de la Renaissance qui semble constituer l’âge d’or auquel la géographie du xixe siècle se réfère et qui lui sert de modèle. Le xve siècle, c’est-à-dire le temps des grandes découvertes et de la dilatation géographique du monde (Grataloup, 2007), fascine tout particulièrement. Peutêtre les géographes du xixe siècle y trouvent-ils un certain parallélisme avec le double mouvement de conquête coloniale et de révolution des transports alors à l’œuvre, qui participe aussi à l’ouverture de l’horizon européen et au changement de « grandeur de la terre » (Besse, 2003a). Un des leitmotive de Jomard consiste, dans cette veine, à représenter l’avancée progressive des découvertes géographiques et donc à replacer les savoirs géographiques dans une perspective diachronique. Mercator représente à ce titre un des héros les plus loués : son apport à l’histoire des savoirs géographiques et de leur représentation. Les progrès réalisés en matière de projection, mais aussi de sémiologie graphique ne sont bien sûr pas étrangers au choix opéré par Jomard. La mappemonde de Mercator forme de plus le dernier opus cartographique sélectionné par Jomard dans ses Monuments de la géographie, comme s’il voulait signaler que les savoirs géographiques du xixe siècle prennent racine dans la tradition renaissante de la cosmographie. L’entreprise de Jomard ne se distingue pas seulement par la volonté de recréer et de redorer un passé disciplinaire. Elle contient également les indices d’une tension dans l’écriture de cette histoire, qui signalent les enjeux dont elle est investie. Jomard mentionne rapidement deux projets parallèles, celui du vicomte de Santarem, qui dès 1842 fait paraître à Paris un ouvrage concurrent (Santarem, 1842a), et celui de Joachim Lelewel qui publie un ouvrage sur la géographie du Moyen Âge (Lelewel, 1850). Celui de Lelewel ne constitue pas vraiment un danger pour Jomard, mais l’entreprise de Santarem est perçue comme une vraie menace, d’autant plus qu’elle se positionne sur le même créneau temporel. En 1842, Jomard s’ofre un droit de réponse à la Société de géographie de Paris, dans laquelle il airme sa primauté intellectuelle quant à ce projet : Personne, dit M. Santarem, n’avait conçu cette idée ; ainsi l’auteur de cette singulière assertion oublie que la pensée de publier les anciennes cartes est émanée au sein de la Société de géographie, quinze ans au moins auparavant ; il perd de vue sa propre déclaration, qui date de plus de cinq ans. En efet, quand il communiqua, en 1842, les premières feuilles gravées de ses cartes du moyen âge, sans dire un seul mot de ceux qui avaient travaillé avant 142 La géographie : émergence d’un champ scientiique lui sur ce sujet, une vive réclamation fut faite immédiatement, et alors il déclara que loin de contester à M. Jomard la priorité de ses projets de publication il mentionnait lui-même, dans le volume destiné à accompagner son atlas, les travaux de son collègue. (BSGP, 1842, S2, T22 : 4-5) L’afaire pourrait être interprétée comme une simple anecdote, mais elle révèle les tensions à l’œuvre dans l’écriture de l’histoire de la discipline naissante. Celle-ci représente un tel enjeu identitaire que son appropriation fait l’objet de concurrences entre les géographes eux-mêmes, et, à travers eux, entre les nations européennes. Santarem persévère en publiant un Atlas accompagnant son ouvrage de 1842, et, entre 1848 et 1852, un Essai sur l’histoire de la cosmographie et de la cartographie pendant le Moyen Âge ; et sur les progrès de la géographie après les grandes découvertes du XVe siècle. Dans ces ouvrages, il vante la primauté de la nation portugaise en termes de découvertes et se fait ainsi le champion de son pays. Écrire l’histoire de la géographie ne se réduit donc pas seulement à prendre connaissance d’un passé commun, mais permet d’inscrire dans le marbre les priorités nationales si prégnantes dans le milieu du xixe siècle. C’est bien d’ailleurs le propre de toute historiographie que d’aller au-delà d’une simple convocation du passé : celui-ci n’est jamais mobilisé par hasard, et la confrontation des entreprises de Jomard et de Santarem montre bien le caractère nécessairement partiel, car toujours partial, de ce genre d’entreprises. L’écriture géographique est aussi cartographique L’enjeu de l’écriture géographique ne passe pas seulement pas le fait de s’accorder sur une histoire commune, il s’exprime également à travers le recours aux signes graphiques. Ces symboles participent aussi à la disciplinarisation des savoirs géographiques dans la mesure où ils font aussi l’objet d’un processus de normalisation (à tel signiiant est associé de manière systématique un signiié). La normalisation des usages graphiques participe aussi au « dispositif spatial de triage de l’information » sur le monde que les savoirs géographiques opèrent (Goody, 1979 : 155). Le recours à la cartographie permet à l’écriture géographique d’articuler deux modes discursifs complémentaires : un premier qui est dans l’ordre des mots et un second qui est dans l’ordre graphique. Car si une modalité d’écriture de la géographie semble apparemment faire consensus, c’est bien l’écriture cartographique. L’exemple des Monuments de la géographie plaide pour ce constat. Cet engouement se traduit aussi dans l’énergie dépensée par Edme-François Jomard et Carl Ritter dans la création de cabinets des cartes à Paris et à Berlin, et dans l’efort général de rendre visible les matériaux cartographiques dans les bulletins des sociétés. En dépit d’écarts parfois importants, les sociétés de géographie expriment une réelle préoccupation et un véritable attachement au support cartographique. En outre, dans les premières décennies du xixe siècle, le nombre d’atlas produits augmente Mettre géographiquement le monde en récit 143 considérablement, qu’ils accompagnent un texte ou soient publiés pour euxmêmes. Ne serait-ce que dans le corpus analysé pour ce travail, les productions cartographiques représentent une part non négligeable des travaux réalisés, en particulier du côté prussien, où Humboldt et Ritter accordent une attention toute particulière à l’iconographie cartographique de leurs ouvrages et à celle des autres. Humboldt accompagne quasiment chacun ses textes, sinon d’atlas complets, du moins de cartes : il consacre un ouvrage entier de cartes et de planches à ses Vues des Cordillères et monuments des peuples indigènes (1971a) ; l’Atlas géographique et physique du Royaume de la Nouvelle Espagne (1969) et l’Atlas géographique et physique des régions équinoxiales du Nouveau Continent (1971b) suivent son périple américain ; ses Fragments de géologie et de climatologie asiatiques (1831) et son Asie centrale (1843) contiennent chacun quelques réalisations cartographiques ; enin son Kosmos (2004) est accompagné d’un riche atlas réalisé par Heinrich Berghaus. Chaque ouvrage majeur possède donc son pendant cartographique. Cela est aussi vrai pour Carl Ritter, qui double ses ouvrages sur l’Europe (Ritter, 1804-1807) et son Erdkunde (Ritter, 1817-1859) d’atlas. L’examen des correspondances laisse apparaître que la construction des atlas réclame autant d’énergie, voire plus, que les textes. Avec son éditeur Cotta, Humboldt échange longuement et régulièrement sur cet objet, qu’il veut parfaitement soigné (Humboldt, 2009b). Cet enjeu est d’autant plus fort qu’en général, ce n’est pas Humboldt lui-même qui produit ses cartes, mais qu’elles résultent en général d’une collaboration : Arnold, Poirson, Arrowsmith, Berghaus, entre autres, participent aux ouvrages humboldtiens. Les cartes font aussi l’objet d’intenses commentaires dans les lieux du savoir géographique. Les bulletins des sociétés renferment de nombreux articles rapportant les progrès de la cartographie de telle ou telle région, ou vantant la réalisation de tel cartographe. Les productions cartographiques participent en ce sens pleinement de l’écriture du monde et des représentations que l’on s’en fait. La Société de géographie de Paris s’extasie par exemple, en 1834, sur les avancées de la carte de France (BSGP, 1834, S2, T1). Les réalisations d’Arrowsmith, célèbre cartographe anglais, sont particulièrement commentées aussi, surtout lorsqu’il publie son atlas la même année. Il en va de même pour le cartographe Alexander Keith Johnston, dont les productions sont universellement louées (Felsch, 2013). Ritter se fait une spécialité de commenter les avancées et nouveautés en matière de cartographie, en plus de contribuer lui-même à la production de planches. En 1832, il tire le bilan de la cartographie de la région de l’Himalaya lors d’une séance à l’Académie des sciences de Berlin, faisant la chronologie de cette entreprise à l’occasion de la parution d’un nouvel essai par Arrowsmith. Il exprime dans son intervention sa coniance dans la technique et dans le progrès inini des connaissances géographiques, dont les cartes sont le symbole : 144 La géographie : émergence d’un champ scientiique Alors même que dans le massif européen des Alpes pourtant voisin, après pourtant l’avancée extraordinaire réalisée par un Saussure infatigable et curieux (depuis 1760), de nombreuses parties de ce système montagneux appartiennent encore aux parties inconnues de la terre, on ne peut d’aucune manière attendre qu’un massif alpin asiatique lointain et trois fois plus grand puisse être complètement exploré en si peu de temps ; et cependant après seulement un siècle de travail acharné nous nous rapprochons fortement de l’exécution complète de cette tâche. (Ritter, 1832 : 99) [Wenn in dem Europäischen so benachtbarten Alpengebirge, selbst nach dem aussordernde Vorgange eines unermüdet wandernden und forschenden Saussure (seit 1760), noch manche Theile dieses Gebirgssystems zu den unbekannteren Erdstrichen gehören, so kann man auf keine Weise erwarten, dass ein dreimal so grosses, fernliegendes, Asiatisches, ganzes Alpengebirgsland in so kurzer Zeit ganz hätte erforscht werden könne, und erst nach einem Jahrhunderte fortgesetzter Arbeiten wird man der Lösung einer solcher grossen Aufgabe näher gerückt sein.] Les cartes possèdent une valeur qui va bien au-delà du symbole de l’avancée de la connaissance du monde. Elles complètent, soutiennent et prolongent l’écriture géographique et possèdent un statut propre, à la fois indépendant du texte géographique et l’enrichissant. La carte n’est ainsi pas seulement envisagée comme l’illustration des progrès géographiques ou des productions textuelles qui en résultent ; elle représente un mode d’écriture à part entière, une réalité nouvelle du monde, construite et symbolique1 ( Jacob, 1992). Airmer la scientiicité géographique Si à travers l’engouement historiographique et cartographique, la place des savoirs géographiques ne semble plus à démontrer, les années 1820 à 1860 visent cependant toujours à en airmer la légitimité, en mettant en avant leur caractère scientiique. Ce besoin fait écho à l’indéinition disciplinaire qui persiste, comme Jomard l’expose en 1847 : Les premières questions que nous avons passées en revue sont nombreuses, et cependant il existe encore d’autres non moins importantes : par exemple, la division systématique de la langue elle-même. Sans doute le domaine de la géographie s’est beaucoup élargi par les conquêtes qu’elle a faites depuis un siècle ; cependant il faut prendre garde qu’elle n’empiète sur celui des autres sciences. Comme science exacte, elle doit se renfermer sagement dans ses limites naturelles, tout en prenant l’extension qui lui appartient par l’efet du développement des connaissances. Toutes les sciences ont besoin d’elle : il n’est donné à personne aujourd’hui de pouvoir se passer des études géographiques. L’étude des cartes, aussi bien que des traités de géographie, est aussi indispensable comme fondement de l’instruction que l’est l’étude de la grammaire pour bien apprendre les langues. (BSGP, 1847, S3, T7 : 262) 1 Sur l’usage des images et en particulier des cartes chez Humboldt, voir le chapitre 7 et Péaud (2015b). Mettre géographiquement le monde en récit 145 Son collègue et correspondant britannique Jackson dresse un tableau comparable, dans une lettre qu’il envoie la même année à Jomard : Vous connaissez mes opinions sur le sujet des notations géographiques ; je suis fermement convaincu que la géographie n’atteindra jamais ce but qu’elle mérite, comme une des sciences les plus importantes, tant que son langage ne sera pas régulièrement systématisé. […] Ce dont nous avons maintenant besoin, c’est de construire un bel et complet édiice avec les abondants matériaux réunis jusqu’à ce jour. Ain d’obtenir cette parfaite symétrie et cet entier arrangement des parties, sans lesquels un édiice né peut avoir ni convenance ni beauté, il est nécessaire, avant tout, de choisir et de classer les matériaux que l’on a à élever : tant que cet arrangement ne sera pas fait, nous continuerons de réunir des objets hétérogènes en une masse informe et d’une inextricable confusion. (BSGP, 1847, S3, T8 : 81) De part et d’autre de la Manche, le constat est donc analogue. La géographie doit passer du stade de l’accumulation des savoirs géographiques à leur mise en ordre et à leur analyse et interprétation. Sortir de la « confusion » et parvenir à un « édiice » solide et visible, tel est l’objectif à atteindre pour les deux représentants des sociétés parisienne et britannique. Il faut donc « penser » et « classer » les matériaux collectés, pour reprendre l’expression de Georges Perec (2003). Cette volonté se retrouve également dans la capitale prussienne, quand en 1853, alors que la société berlinoise opte pour une nouvelle formule de bulletin, sous la forme d’un vrai journal, son secrétaire Gumprecht associe ce changement éditorial à une évolution épistémologique : la mise en œuvre d’une plus grande scientiicité dans la géographie prussienne. Il l’exprime en des termes tout à fait semblables à ceux de ses confrères londonien et parisien : Grâce à la grande richesse de la ressource littéraire qui s’épanouit en ce moment à Berlin, il devrait être au contraire possible d’agir pour la science d’une manière autre et pas moins utile, à savoir à travers une compilation méticuleuse, une comparaison et une critique du matériau géographique. (BGFE, 1853, S3, T1 : 2-3) [Bei dem grossen Reichthum litterarischen Hülfsmittel, dessen sich in Berlin jetzt erfreut, dürfte es dagegen der Zeitschrift besonders möglich sein, auf eine andere und nicht weniger nützliche Weise, nämlich durch eine gewissenhafte Zusammenstellung, Vergleichung und Kritik des geographischen Materials, für die Wissenscheft zu wirken.] Il faut faire passer la multitude des savoirs géographiques à travers le tamis de la scientiicité, via une méthode tout à la fois synthétique, comparatiste et critique, pour produire de la géographie. L’intervention de Gumprecht, tout comme l’échange entre Jomard et Jackson, plaide donc pour la disciplinarisation, pour reprendre l’expression foucaldienne (Foucault, 1969, 1975), des savoirs géographiques. Pour atteindre cette montée en discipline, les géographes se positionnent sur le registre de l’objectivation des savoirs et de leurs discours. L’argumentaire doit relever de la démonstration, de la preuve et aussi de la prudence. La progression se fait pas à pas, avec l’inirmation ou la conirmation d’hypothèses successives. Quelques exemples de formulation éclairent cette modalité d’écriture : 146 La géographie : émergence d’un champ scientiique La méthode, d’après laquelle cette partie spéciale des sciences naturelles de l’observation sera organisée, est celle qui de manière très parlante est appelée la réductrice, dans le sens d’objective, celle qui cherche à faire ressortir les principaux types d’organisation de la nature et, de cette façon, à construire un système de la nature, dans lequel elle montre les traces des relations qui construisent l’essence de la nature. […] La règle essentielle, laquelle doit assurer sa vérité au tout, est celle-ci : avancer de l’observation à l’observation, et pas de l’idée ou de l’hypothèse à l’observation. (Ritter, 1852 : 23 et 27, je souligne) [Die Methode, nach welcher dieser specielle Theil beobachtender Naturwissenschaft angeordnet wurde, ist diejenige, welche sehr bezeichnend die reducirende, als die objective, genannt worden ist, die den Haupttypus der Bildungen der Natur hervorzuheben und dadurch ein natürliches System zu begründen sucht, indem sie den Verhältnissen nachtspürt, die im Wesen der Natur selbst gegründet sind. […] Die Grundregel, welche dem Ganzen seine Wahrheit sichern soll, ist die : von Beobachtung zu Beobachtung, nicht non Meinung oder Hypothse zu Beobachtung fortzuschreiten.] Puisque nous ignorons presque tout encore sur les courans qui coulent vers le centre de l’Afrique septentrionale, nous devons partir du Nil inférieur, où la science a pénétré avec ses instruments. De là nous remonterons de proche en proche jusqu’au point où nous pourrons parvenir. ( Jomard, 1825 : 5, je souligne) Il ne paraît donc pas exister à l’occident et à cette distance du royaume du Bornou, de montagnes élevées comparables à celles de l’Atlas, ni même de hauteurs dignes d’être mentionnées ; et par conséquent, il ne peut en sortir de rivières dont le niveau soit assez élevé pour qu’elles s’écoulent dans le Nil. (ibid. : 19) De plus, dans le but que rien ne soit omis qui puisse exercer une quelconque inluence, la structure topographique du bassin, et en particulier l’aspect, la hauteur, la position et la nature des collines dans les environs immédiats du lac, s’il y en a ; ou, sinon, leur absence devront être consciencieusement notés. / Il serait inutile d’ajouter que le plus d’observations il y a en nombre, le mieux cela est ; et le plus qui peuvent être faites simultanément et le plus satisfaisant sera le résultat. ( Jackson dans BRGS, 1833, T3 : 274) [Moreover, in order that nothing may be omitted which can be supposed to exercise any inluence, the topographical structure of the bassin, and particularly the aspect, height, position, and nature of the hills in the immediate vicinity of the lake, if there by any ; or, otherwise, their absence must be carefully noted. / It were needless to add, that the more numerous the observations the better ; and the more that may be made simultaneously, the more satisfactory will be the result.] Ces trois séries de citations font ressortir quelques grands principes de scientiisation de l’activité et du discours géographiques. Tout d’abord, les trois géographes en question appellent à une objectivation des démarches et de l’argumentaire géographiques, tout en nuançant cet objectif exigent par la notation du caractère contingent et partiel des connaissances. Tous les trois mettent en efet en avant la progressivité des faits géographiques, leur construction diachronique et donc leur évolution temporelle possible. Enin, pour être considéré comme véridique, l’argumentaire géographique se doit de convoquer la comparaison des faits dans leur singularité, pour parvenir ensuite à une Mettre géographiquement le monde en récit 147 généralisation : Ritter fait passer les hypothèses après l’observation ; Jackson demande une multiplicité d’observations ; Jomard avance avec prudence. La démonstration s’appuie sur une logique pleinement idiographique, le singulier devant amener, par cumulativité, comparaison et confrontation à une montée en généralité et donc à l’établissement de lois. La prudence est de mise, les faits et l’observation devant être les seuls éléments capables de participer à la construction d’un savoir géographique. L’intention de scientiicité de la discipline s’appuie donc sur les faits et rien que les faits, les géographes reléguant toute intuition ou conjoncture hors du champ disciplinaire. Ainsi s’airme l’ordre d’une scientiicité des savoirs géographiques. Cette scientiisation demande une nécessaire standardisation de la mesure et de l’écriture du monde. La ixation des standards de mesure n’intervient certes que dans la deuxième moitié du xixe siècle2, mais alors que les géographes s’échinent à mettre le monde en ordre, en lieux et en mots, cette interrogation apparaît déjà comme un il conducteur de ces décennies. Dès les années 1820, l’on s’interroge en efet sur « le manque d’unité des mesures » (« die mangelnde Einheit der Maße », Schröder, 2011 : 92). Ces rélexions interviennent alors que surgit justement un engouement général pour la question de la mesure. Dans un moment de constitution de cadres scientiiques, le positivisme s’impose peu à peu comme un gage de scientiicité : il faut non seulement couvrir l’ensemble du monde du regard, mais encore le mesurer dans toutes ses dimensions. Les bulletins des sociétés de géographie regorgent ainsi de discussions sur les diférentes façons de relever des données barométriques, hypsométriques, thermiques, etc. Les bulletins de la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin se distinguent par un intérêt particulièrement vif pour ces questions : environ un tiers des articles est consacré au rapport d’entreprises de mesures et de considérations méthodologiques sur ce sujet, alors que cela reste plus sporadique pour les Français et les Anglais. Mais dans les trois pays se développe le même souci de s’accorder sur les unités de base de la mesure du monde. Cette recherche résonne avec l’instrumentation de plus en plus grande du monde, mais bute sur les réalités nationales, et surtout sur les concurrences internationales de plus en plus prégnantes. En 1833, Costaz propose par exemple à la Société de géographie de Paris un mémoire sur la façon d’exprimer de façon absolue les hauteurs géographiques et il plaide pour une uniformisation de leurs modes d’écriture, qui dépasserait les contingences culturelles et politiques : Chaque nation, on peut même dire chaque observateur, a voulu évaluer avec ses mesures particulières. Les uns les ont énoncées en mètres, d’autres en toises, d’autres en pieds, soit français, soit anglais, soit du Rhin, soit de Russie, etc. Il en est résulté une diversité, pour 2 À travers le choix du méridien de Greenwich par exemple. 148 La géographie : émergence d’un champ scientiique ne pas dire une confusion nuisible aux progrès de cette partie intéressante de la géographie et qui les a beaucoup retardés. (BSGP, 1833, S1, T19 : 66) Il propose un remède à cette diiculté, qui permettrait une utilisation universelle des mesures : Les grands nivellemens entrepris pour les travaux publics pourraient être exprimés dans la même langue avec toute la précision possible, si on avait soin de les lier à un ou plusieurs points dont les altitudes seraient connues. Alors les nivellements faits dans toutes les parties du monde par les ingénieurs de toutes les nations, seraient immédiatement comparables. (ibid. : 73-74) Mais le positionnement du côté de l’universel n’est pas encore tout à fait assuré, ni assumé, comme le constate David N. Livingstone : Dans tout ceci, la standardisation est nécessaire pour triompher par-delà le local, pour unir le monde et pour l’assembler à partir d’unités de mesure standardisées. (Livingstone, 2003 : 177) [In all these, standardization is needed to triumph over the local, to gather the world together, and to reassemble it from standardized units of measurement.] Bien que cette entreprise de standardisation reste vers 1840 largement incomplète, elle soulève tout du moins des ambitions, comme celle que Jomard propose dans son Mémoire sur l’uniformité à introduire dans les notations géographiques de 1847 : Ce n’est pas le lieu de proposer ici un remède à la confusion, un il qui guide sûrement dans cette espèce de labyrinthe inextricable ; il appartiendra à d’autres de rechercher et d’établir une langue commune dans l’expression des distances. D’ailleurs, quelque importante que soit cette unité itinéraire, elle ne constitue qu’une faible partie de la réforme qui est devenue nécessaire ; c’est un travail d’ensemble que les géographes, et le public européen tout entier, doivent désirer et appeler de tous leurs vœux. (BSGP, 1847, S3, T7 : 253) Jomard situe ce problème dans sa généralité : la question d’une « langue commune dans l’expression des distances » ne vaut pas tant pour elle-même que comme une partie de la réforme globale à apporter à la géographie. À ce titre, il se borne donc à poser les priorités, formulées en six points : choisir un méridien, et un seul ; adopter une mesure commune pour les sondes en mer ; ixer la notation hypsométrique ; simpliier et uniier les divisions des océans, pour les navigateurs ; déterminer les branches des leuves et des rivières et donc leurs sources véritables (cette priorité faisant écho aux recherches sur le Nil qui font alors lorès) ; s’accorder sur une orthographe et une nomenclature uniques. Ainsi tout est lié pour Jomard : de la nomenclature aux concepts en passant par les mesures diverses et les modalités de représentation graphique : La description graphique des lieux de la terre, ou le tracé, le dessin des cartes, n’ont pas moins besoin d’une amélioration, c’est-à-dire de l’adoption de quelques règles générales. Il est vrai que le dessin, comme tous les beaux-arts, est une langue universelle ; mais celui de la géographie est à part ; il repose presque en totalité sur des conventions. Depuis Mettre géographiquement le monde en récit 149 les projections de toutes sortes jusqu’aux signes topographiques, tout est soumis à des conventions pour ainsi dire artiicielles ; aussi le plus grand arbitraire y règne-t-il dans le mode d’expression du terrain. L’ingénieur, le dessinateur, le graveur se servent de procédés très variables ; aucun de ces modes n’a encore résolu le diicile problème qui consiste à représenter exactement le relief et la forme du sol ; et d’abord il faudrait régler un point qui est resté douteux : le choix de l’emploi de la lumière oblique et celui de la lumière verticale. On produit de sérieux arguments en faveur de l’un et de l’autre mode. (ibid. : 258) La question de la mesure de la terre trouve des incidences à toutes les étapes de la chaîne d’information géographique, depuis l’amont lors du recueil des données qui doivent permettre, en aval, de représenter les résultats et donc d’avancer le tableau général du monde. Pourtant, l’universalité essentielle de ce projet trouve des obstacles dans les frontières nationales qui s’érigent de plus en plus en carcans scientiiques. C’est bien le constat fait dans cet article de 1851, qui prouve que l’imposition de standards internationaux est une lutte dans la durée et surtout que les géographes en ont une pleine conscience : Le plus grand obstacle à surmonter est le sentiment d’amour-propre national qui porte les gouvernements à vouloir imposer leur premier méridien aux autres États. L’Angleterre ofre celui de Greenwich ; l’Espagne, celui de Cadix ; la Russie, l’observatoire de Pulkowa ; les États-Unis, le capitole de Washington. Dans aucun de ces pays, on ne veut faire usage du méridien de Paris ; et les Français, de leur côté, n’ont aucun motif de préférer Londres à Berlin ou Vienne à Saint-Pétersbourg. La solution du problème dépend donc complètement du choix d’un méridien qui n’éveillerait aucune susceptibilité nationale. (BSGP, 1851, S4, T1 : 199) Les susceptibilités nationales se mettent donc en travers de la volonté des géographes de construire une langue universelle, en particulier en matière de standardisation de la mesure et de la description du monde. Marqués ou non du sceau du pouvoir, les fondements de la nouvelle discipline semblent à tout le moins pris dans un balancement entre une volonté de bâtir un universel scientiique et la manifestation de particularités nationales. La question des fondements de l’écriture géographique révèle donc un premier niveau d’hétéronomie entre universel et national. Les périmètres et objets de recherche Actualiser la carte (des ressources) du monde Le but des géographes réside avant tout dans l’actualisation des connaissances sur le monde. Les discussions lors des séances des sociétés, ainsi que le contenu des bulletins et des revues spécialisées, sont en efet essentiellement consacrés à relayer et difuser les informations qui parviennent du monde entier. Proportionnellement, ce genre de contribution représente en général plus de 80 % des 150 La géographie : émergence d’un champ scientiique productions géographiques des sociétés. Si certains géographes développent des rélexions sur la langue ou les concepts de la nouvelle discipline, la majorité semble encore en faire l’économie et se concentrer uniquement sur le développement des informations géographiques. D’ailleurs, le souci des cadres de pensée ne se développe qu’à partir des années 1840, comme les remarques de Jackson à Jomard en témoignent (voir supra). En se penchant sur les objets de prédilection des géographes, cette actualité se caractérise cependant par une certaine sélectivité. Certes, c’est bien le monde entier que l’on cherche à donner à voir, mais un monde qui apparaît de manière déformée. Une analyse statistique de deux parutions éclaire cette constatation : les Nouvelles annales des voyages, revue qui paraît dès 1819 à raison de quatre numéros par an et donne une vision assez globale de la géographie à la fois française et européenne (igure 10) ; elle est complétée par une analyse des volumes de la Royal Geographical Society parus pendant cette période (igure 11)3. En analysant rapidement ces deux igures et en les comparant aux bulletins des sociétés française et prussienne, il apparaît tout d’abord que les géographes prennent bien en charge le monde dans son ensemble. Toutes les aires régionales et continentales sont plus ou moins représentées, mais l’intérêt géographique s’étend bel et bien jusqu’aux conins de la planète, les régions polaires faisant même l’objet de quelques articles. Cela rejoint l’ambition universaliste clamée par les trois sociétés, qui trouve donc une traduction directe dans la couverture complète du monde. Pourtant, l’analyse précise des contenus des nouvelles tribunes révèle certains espaces de prédilection. Toutes les régions du monde ne font pas l’objet d’une égale curiosité. Un premier gradient apparaît dans l’analyse des Nouvelles annales des voyages entre l’Europe et le reste du monde. Dès les premiers bulletins de la société parisienne, un distinguo est aussi opéré entre l’Europe et les autres continents, qui ne sont explorés et examinés que grâce à « l’esprit de civilisation » (BSGP, 1825, S1, T4 : 267). Du côté prussien, s’exprime cette même idée de civilisation, Ritter évoquant « l’âme des peuples de culture » (« der Seele der Cultur-Völker », BGFE, 1833, S1, T1 : 3). La géographie est pour lui une activité de culture qui sépare de fait le continent européen des autres parties du monde. Ritter consacre d’ailleurs un essai au découpage continental du monde 3 Les bulletins de la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin ne présentent pour la période qu’un bilan général de l’activité : ils ne permettent pas de produire une analyse quantitative. Le choix de préférer les Nouvelles annales de géographie aux bulletins de la Société de géographie de Paris se justiie triplement : d’une part les Nouvelles annales permettent de sortir du cadre de l’institution et donc de couvrir un champ plus large ; d’autre part, elles se révèlent être la première revue consacrée à la nouvelle discipline ; enin, elles sont largement alimentées par les travaux et les participants de la société parisienne. Dans leur esprit, les deux entreprises se recouvrent beaucoup. Mettre géographiquement le monde en récit Figure 10. Analyse des numéros des Nouvelles annales des voyages par aire régionale, 1819-1865. Figure 11. Analyse des bulletins de la Royal Geographical Society par aire régionale, 1831-1840. 151 152 La géographie : émergence d’un champ scientiique en 1826, dans lequel il met clairement en relation la position relative de chaque continent et le niveau de développement et de ressources dont il dispose4. Des côtés français comme prussien, le reste du monde est donc pensé, dans une perspective morale et civilisationnelle, comme un négatif de l’Europe, dans une logique de soustraction, ce qui donne lieu encore à une prédominance du Vieux Continent dans les bulletins des sociétés. Au contraire, côté britannique, domine d’avantage une vision opportuniste : les autres continents ne sont pas à la marge. Le reste du monde est l’espace de tous les possibles et de toutes les découvertes futures. Et de fait, les articles britanniques insistent en général largement sur les ressources existantes, comme cet article du premier tome portant sur Panama : Les productions végétales de l’Isthme sont des plus luxuriantes ; et en termes de vigueur ou de variétés de bois, d’après l’opinion de M. Lloyd, elles supportent la compétition avec n’importe quelle autre partie du monde. (BRGS, 1831, T1 : 71) [The vegetable productions of the Isthmus are most luxuriant ; and in the viguour and the varieties of its woods its challenges competition, in Mr. Lloyd’s opinion, with any other part of the world.] Toutes les parties du monde se valent, à partir du moment où elles soutiennent la « compétition » et ont quelque chose à ofrir. Cela explique aussi pourquoi dans les bulletins britanniques, l’Europe est en bonne place mais ne domine pas autant l’attention qu’en France ou en Prusse. Une région du reste du monde attire cependant particulièrement l’attention, à parts égales avec l’Europe dans les trois aires : l’Afrique. En ce qui concerne ce continent, l’attraction est d’un autre ordre : ce sont les mystères de la nature qui attirent les voyageurs. Le continent africain représente en efet au début du xixe siècle non seulement une des principales zones aveugles du monde, qu’il s’agit de révéler, mais encore le territoire de toutes les énigmes géographiques. L’afaire Caillié-Laing illustre dès 1828 la fébrilité qui accompagne le percement des secrets de l’intérieur du continent. Plus globalement, toute information africaine igure dans les bulletins des sociétés de géographie, spécialement pour la parisienne : les discussions sont saturées d’Afrique. Jomard igure parmi l’un des animateurs les plus actifs de cette question. Après sa participation à l’expédition d’Égypte, il s’érige en spécialiste du continent et développe un réseau de correspondances très précieux pour recueillir des données nouvelles. Les consuls français de Tanger ou de Damiette lui fournissent de très nombreux rapports, qu’il complète avec les données rapportées par les voyageurs euxmêmes. Parmi les principales énigmes, la situation précise des sources du Nil et 4 Le découpage du monde par Ritter consiste en un gradient, allant du plus (l’Europe) vers le moins (l’Afrique) (Ritter, 1852). Cette organisation préside d’ailleurs à son Erdkunde, puisqu’il part du continent le moins civilisé, l’Afrique, pour atteindre le Vieux Continent (Ritter, 1817-1859). Mettre géographiquement le monde en récit 153 L. Péaud 2014 Figure 12. Intérêts géographiques des trois sociétés de Paris, Berlin et Londres, 1820-1840. le cours du Niger retiennent particulièrement l’attention : ces deux questions forment le il rouge des questionnements pour la période 1820-1860. Dans les années 1820, la grande question est celle de la communication entre le Nil et le Niger, ou Nil noir. La carte des intérêts géographiques des trois sociétés fait apparaître les objets pris en charge en fonction de chacune d’elles et révèle ainsi des spéciicités nationales en termes de curiosités géographiques (igure 12). Du côté britannique, on retrouve une répartition un peu diférente par rapport aux deux autres sociétés. Le continent européen est en retrait, alors que s’observe une polarisation déjà importante vers les espaces coloniaux, l’empire alors en expansion. L’Asie du Sud-Est, avec l’Inde et les comptoirs chinois, sont bien représentés, de même que l’Océanie, avec l’Australie et la Nouvelle-Zélande, alors que cette région apparaît à peine pour les sociétés 154 La géographie : émergence d’un champ scientiique berlinoise et parisienne. À partir de 1837, c’est la région du Proche-Orient qui suscite l’intérêt, alors que les Britanniques tentent de prendre pied dans cette partie du monde. Une certaine concordance apparaît donc entre contexte politique et géopolitique et centres d’intérêt des géographes. Du côté français, l’Afrique reste la grande afaire tout au long de cette période, d’autant plus alors que la conquête de l’Algérie est lancée. La concurrence qui s’exerce avec les Britanniques ne manque pas non plus de susciter l’intérêt, ainsi que le prouve l’épisode de Tombouctou en 1828. La décision prise par Louis-Philippe, en 1840, d’assurer déinitivement une présence coloniale en Algérie accentue ensuite largement cette tendance5. Le terrain asiatique est également toujours bien présent. Du côté berlinois enin, les orientations sont moins dessinées, pour plusieurs raisons. La société dispose tout d’abord de moins de moyens, inanciers et matériels, et en outre l’horizon prussien n’est pas encore ouvert au colonialisme. Les bulletins de la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin mettent aussi à jour des traits communs avec les deux autres espaces : l’attrait pour l’Afrique est partagé, de même que celui pour le Proche et Moyen-Orient. L’Asie est en revanche un peu moins présente, sans doute faute de points d’appui coloniaux. Les géographies du monde dessinées par chacune des sphères difèrent donc légèrement, suivant les intérêts politiques et coloniaux se développant alors, mais malgré tout, les mêmes espaces font toujours l’objet de l’attention géographique. Et une absence d’intérêts politiques ou économiques ne signiie donc pas nécessairement une absence du champ géographique. L’orientation coloniale ne conditionne donc pas absolument les objets d’étude des géographes, même si elle s’airme. À cet enjeu s’associent souvent les enjeux économiques, dont l’importance se conirme avec le courant libéral qui traverse alors l’Europe. Les géographes se tournent vers de nouveaux objets, de nature économique. Cela explique en grande partie pourquoi les regards se dirigent de plus en plus vers l’Amérique du Sud, continent sur lequel les Britanniques essaient notamment de prendre pied par des entreprises minières, l’Asie bien sûr et le Proche-Orient. De manière collective, on reconnaît progressivement le droit aux questions économiques de citer en tant qu’objets géographiques. C’est le sens du discours du comte de Montalivet, président de la Société de géographie de Paris, en 1834 : Ainsi, à vos yeux comme aux nôtres, il ne faut pas que la science géographique ofre seulement un guide sûr, au voyageur dans ses explorations, et au général d’armée, dans ses opérations stratégiques, mais encore elle doit évaluer, dans l’intérêt du commerce et de la propriété, la mesure de la vitesse et de la pente des eaux dans les bassins de diverses grandeurs, qui forment le relief de notre sol, et déterminer la direction et la nature des divers terrains qui les composent ou les séparent : étude nationale et féconde, où viennent 5 Voir le chapitre 6. Mettre géographiquement le monde en récit 155 prendre place successivement tous les résultats utiles à l’ouverture des communications, à l’exploitation des mines, à la rapidité du transport, à la réalisation des desséchemens, et par conséquent à tout ce qui intéresse au plus haut degré la prospérité publique, à tout ce qui est le plus propre à en viviier les sources. (BSGP, 1834, S2, T2 : 275) À travers ces quelques lignes, Montalivet place les savoirs géographiques sur le registre économique, en plus du registre stratégique et exploratoire. Les géographes doivent à ce titre autant servir la connaissance objective du monde que la « prospérité publique », sous-entendue nationale. Et de fait, les expériences des géographes du corpus laissent entrevoir une implication, voulue ou subie, plus systématique sur ces questions. En 1829, Alexander von Humboldt doit par exemple servir les intérêts russes en cherchant pour le tsar Nicolas Ier des diamants et de l’or dans le massif de l’Oural (Péaud, 2012). Pour prendre un autre exemple côté français, lorsque la même année Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent s’embarque au nom du ministère de la Guerre vers la Morée, la libération du peuple grec ne suit pas à cacher les intérêts commerciaux de l’expédition (Ferrière, 2009). Les enjeux économiques modèlent donc de plus en plus les préoccupations géographiques. La « nation », objet géographique ? Les enjeux coloniaux et commerciaux interrogent aussi la part faite aux objets proprement politiques. On retrouve ici les partitions observées plus haut. Alors que le congrès de Vienne, qui a eu lieu en 1815, consacre une nouvelle organisation politique de l’Europe, les géographes ne sont pas en reste pour questionner la situation du Vieux Continent. Une diférence d’analyse apparaît entre l’Europe, entendue au sens large et comprenant une partie du bassin méditerranéen, et le reste du monde : alors que l’Afrique, l’Asie et l’Amérique sont convoquées pour satisfaire à la curiosité géographique universelle, partiellement orientée par des intérêts économiques et / ou coloniaux mais centrée sur l’actualisation de la connaissance du monde, l’Europe, dont la géographie est déjà connue, intéresse autrement. Les géographes se penchent en efet sur la création des États-nations et sur la question plus générale de la réalisation nationale. La convocation d’objets politiques passe par deux types de préoccupation. D’une manière générale, les savoirs géographiques intègrent de plus en plus les avancées des relevés topographiques réalisés nation par nation et s’intéressent aux résultats scientiiques obtenus par l’action militaire. Cette thématique est très présente dans les bulletins des sociétés de géographie ou dans la correspondance qu’entretiennent Ritter et Humboldt par exemple, qui évoque souvent les actions de l’état-major. Les entreprises cartographiques sont ainsi au centre des discussions sur l’espace national. Dans sa revue Annalen der Erd-, Völker- und Staatenkunde, Berghaus consacre une rubrique entière aux questions 156 La géographie : émergence d’un champ scientiique géodésiques, dans laquelle de nombreux articles font écho aux diférents nivellements réalisés dans le monde mais aussi au sein de la sphère allemande. En 1836, il donne par exemple les résultats d’une série de nivellements barométriques en Thüringe ; une autre fois, c’est la Prusse qui est concernée (Berghaus, 1830-1843). Au croisement entre curiosité universelle, où les connaissances s’ainent et se renouvellent avec l’amélioration des instruments, et recentrement sur l’espace national, ces opérations possèdent le même statut que les relevés réalisés dans l’empire britannique (Edney, 1997). Elles ne difèrent que par l’échelon de travail, qui est alors national, et qui tend à prendre une place essentielle : la proportion d’articles consacrés au continent européen, en légère mais constante augmentation, en témoigne. Du côté britannique, l’intérêt pour ces opérations est aussi grand, puisque l’empire apparaît comme un prolongement de l’espace national. Les diférents relevés excitent la curiosité de la Royal Geographical Society qui leur consacre un certain nombre d’articles, comme celui de Jervis, un capitaine de l’armée britannique et ingénieur, en 1837 : Un récit résumé et populaire de l’origine, du progrès et de l’état actuel des relevés entrepris sous les auspices de l’honorable East India Company a indubitablement été considéré comme un desiderata par tous ceux qui s’intéressent aux découvertes géographiques ; d’autant plus que les résultats ont récemment été présentés au public et ont naturellement soulevé quelques questions sur les méthodes utilisées et le degré de coniance que l’on peut accorder à ce qui est ici soumis à la critique. (BRGS, 1837, T7 : 127) [A summary and popular account of the origin, progress, and actual state of the surveys carrying on under the auspices of the Honourable East India Company, has doubtless been considered a desideratum by many who are interested in geographical discovery, more especially as the results have recently been brought before the public, and have naturally suggested some inquieries as to the methods pursued, and the degree of conidence to be placed in what has been this submitted to its criticism.] Les questions de méthode et d’instrumentation du monde rejoignent ainsi la préoccupation d’une continuité de la connaissance du territoire national, voire impérial (Headrick, 1981). Un autre intérêt s’articule à cette préoccupation. Les géographes développent en efet de plus en plus dans leurs travaux des interrogations sur les formes du pouvoir, et en particulier sur la réalisation nationale ou les mouvements nationalistes à l’œuvre en Europe ou à proximité. Deux exemples situés du côté français semblent révélateurs de cet intérêt : le tableau européen produit par Conrad Malte-Brun au début des années 1820 et la passion d’Edme-François Jomard pour le développement égyptien. Malte-Brun publie en 1821 un Tableau politique de l’Europe au commencement de l’an 1821. Ce texte étonne d’abord par la virulence du ton et des convictions défendues. Malte-Brun, pourtant royaliste, y prend en efet fait et cause pour les mouvements révolutionnaires qui s’éveillent dans l’Europe entière : il dénonce les exactions commises par le code des Cortès en Espagne, s’enthousiasme pour la révolution avortée à Naples, et soulève même la question Mettre géographiquement le monde en récit 157 de l’indépendance belge. Au-delà du récit de ces diférents épisodes, les analyses proposées s’articulent toutes autour de la question de la nation, qui revient sans cesse. À propos par exemple de la situation napolitaine, Malte-Brun écrit : Rien n’annonçait, rien ne motivait à Naples une révolution violente, puisque tout y marchait vers une régénération paisible sous les auspices de l’autorité légitime. Mais un foyer commun brûlait sous toute l’Italie, et ceux qui en dirigeaient l’activité choisirent Naples pour théâtre de la première explosion. Ce foyer était celui de l’esprit italien, suscité par le spectacle des grands événemens du dernier quart de siècle et exalté par les eforts d’une franc-maçonnerie politique, la société des carbonari. « Pourquoi ne sommes-nous pas une nation ? » […] Nous n’avons pas dissimulé, dans notre précédent Tableau, que nous regardons comme juste et légitime ce vœu de l’Italie. (Malte-Brun, 1821 : 28-29) Même si les modalités de mise en place d’un cadre politique italien tel que suggéré par les Carbonari ne satisfont pas Malte-Brun, qui demande le maintien des autorités légitimes déjà en place, la nation – l’État-nation – s’est en efet imposée comme cadre de pensée de l’organisation politique européenne, et comme objet d’intérêt scientiique. Bien plus, la nation apparaît comme un idéal vers lequel tendre, comme le prouvent les commentaires donnés sur la situation napolitaine. Cet horizon national à la mode européenne constitue un modèle pour nombre de géographes, comme Jomard, qui donne une lecture de l’Égypte de Méhémet Ali tournée vers le Vieux Continent. Depuis son retour de l’expédition d’Égypte, Jomard consacre une bonne part de son énergie à suivre l’actualité égyptienne et à se battre pour que le pays se développe. Il organise par exemple la venue de jeunes Égyptiens en France, ain qu’ils se forment dans les plus grandes écoles. Régulièrement, il donne des nouvelles du pays dans le cadre des sessions de la Société de géographie de Paris, informant des progrès et des diicultés auxquels l’Égypte doit faire face. Son discours se réfère constamment à l’Europe, qui fonctionne comme un idéal à atteindre et à étendre à ses pourtours méditerranéens. Jomard ne se leurre pourtant pas sur la situation du pays, comme il l’écrit dans son Coup d’œil sur l’Égypte (1836) : « Personne n’ignore que l’ancien gouvernement de l’Égypte était le plus despotique et le plus violent qui existât, sans avoir les avantages de l’unité » ( Jomard, 1836 : 19). Malgré ses réserves, il s’enthousiasme pour tous les progrès qui ont été faits depuis que les Anglais ont été repoussés, en 1807. Ces progrès entraînent l’Égypte vers un développement économique, culturel et politique, qui peu à peu la font ressembler aux modèles européens – et français : « Si l’Égypte manque encore des institutions qui caractérisent la civilisation européenne, elle n’est pourtant pas entièrement dépourvue de ces assemblées où sont accueillies les plaintes des sujets [...] » (ibid. : 22). L’Europe, considérée comme l’espace porteur d’une civilisation modèle et à reproduire, constitue donc toujours le point de la comparaison. Et le cadre national s’impose comme un idéal à atteindre. Du côté britannique, l’idée de nation voyage aussi dans le reste du monde. La géographie politique des 158 La géographie : émergence d’un champ scientiique colonies importe aussi, dans la mesure où il s’agit d’assurer le prolongement et la continuité du royaume britannique par-delà les mers. L’idée de nation se transmet à la fois au niveau de l’empire, dont il faut assurer la cohérence, mais également au niveau de chaque colonie (BRGS, 1831-1840). Les questions politiques s’imposent donc peu à peu comme objets pris en charge par les géographes. Cette tendance se renforce dans les années qui suivent, alors que le processus colonial s’accélère. Question de langue : comment dire les réalités géographiques ? Toponymie locale contre souveraineté nationale : traduire ou ne pas traduire ? Identiier des périmètres d’objets et des fondements à l’écriture de la nouvelle langue géographique sont deux enjeux majeurs dans les premiers temps de la disciplinarisation géographique, rejoints par un troisième : celui de la langue à adopter. Trouver le ton juste de l’écriture des savoirs géographiques suppose aussi de s’accorder sur la langue utilisée. Dans ce cas, choisir ou non de garder les toponymes locaux dans les travaux géographiques est une question que les géographes se posent avec acuité. Dans cet enjeu, se trouvent en balance l’universalité de la langue géographique, avec l’idéal d’une compréhension partout et par tous, et la démonstration, sinon le respect, de la diférence, de l’altérité, de ce qui inalement fait le sel des savoirs géographiques. Dès sa fondation, la Société de géographie de Paris semble avoir conscience du problème, puisqu’en 1824, elle publie un recueil de mots choisis, utiles aux voyageurs, « propre[s] à les guider et à faciliter la compréhension des vocabulaires dans les langues des pays qu’ils parcourent lorsque ces langues sont inconnues » (BSGP, 1824, S1, T1 : 272). Aider à la compréhension des voyageurs sur le terrain est une chose, mais qu’en est-il des toponymes employés dans les articles et les ouvrages des géographes, à l’aval du travail de recueil des explorateurs ? La société parisienne pose ce problème l’année suivante : Point de doute en efet qu’il ne fût très utile à chaque nation de trouver dans les dictionnaires géographiques de sa langue la manière de prononcer les noms de lieux étrangers. Mais ce vœu peut-il être satisfait ? Pourra-t-on parvenir à igurer jamais, d’une manière approchante, la prononciation locale ? Ne vaudrait-il pas mieux donner, à côté de sa traduction, le nom original lui-même dans les caractères de la langue du pays ? On pourrait varier pour le sens et la prononciation ; mais au moins le nom primitif, auquel l’œil serait bientôt accoutumé, resterait immuable. Le premier avantage qu’on obtiendrait de cette méthode, serait de ne plus être exposé, comme il est arrivé souvent, de créer autant de pays qu’on rencontrait de noms diféremment écrits. (BSGP, 1825, S1, T3 : 148) Mettre géographiquement le monde en récit 159 La société londonienne penche aussi pour plus d’importante accordée aux toponymes locaux, par exemple lorsqu’elle adresse ses instructions aux chefs d’une expédition dans le Kurdistan : Une attention particulière est recommandée à l’orthographe précise des noms de lieux, de montagnes, etc., en les citant en caractères arabes tout au long de votre voyage ; il en va de même, dès que cela arrive, de la diférence des noms dans les diférentes langues parlées dans un même endroit par les natifs ; et en copiant précisément toute inscription, surtout grecque, qui pourrait être trouvée. (BRGS, 1838, T8 : XVI) [Special attention is recommended to the accurate orthography of the names of places, moutains, etc., stating them in the Arabic character throughout your whole journey ; noting likewise, whenever it may occur, the diference of names in the diferent langages spoken in the same place by the natives ; and copying accurately any inscriptions, particularly Greek, which may be found.] Les géographes semblent donc accorder un réel intérêt aux noms indigènes, qui doivent venir comme preuve dans les démonstrations scientiiques. Est-ce là une manière de convoquer un efet de réel ? Ou bien une façon de prouver un « j’y étais » propre à légitimer un discours scientiique ? Le recours aux toponymes indigènes comme preuve de la scientiicité du discours apparaît en tout cas comme une façon de faire partagée par les trois sphères. Mais le recours à la toponymie locale ne relève pas uniquement d’un désir de scientiicité. Cette question est à la fois éminemment épistémologique et politique ; un double enjeu que Jomard exprime en 1847 dans un mémoire sur les notations géographiques présenté à la société parisienne : Ce qu’il y a de remarquable, c’est que parmi cette multitude de noms, imposée par le hasard ou la fantaisie, on a négligé précisément celui qui ne devait donner lieu à aucun double emploi, à aucune contestation, à aucune susceptibilité nationale, c’est-à-dire, partout où il existe, le nom indigène ; ce n’est que dans les derniers temps qu’on a eu le courage d’efacer des noms européens et de les remplacer par le nom local. (BSGP, 1847, S3, T7 : 257-258) Jomard soulève un problème essentiel, celui de la primauté politique, et nationale, sur les choix opérés en termes de toponymie. La plupart des géographes cherchent à contourner le problème : les noms indigènes n’ont de valeur que parce qu’ils attestent d’une connaissance efective d’une région du monde, tandis que la dimension civilisationnelle est en général gommée. Pourtant, certains géographes ne détournent pas le regard sur cet aspect, comme Alexander von Humboldt alors qu’il travaille à son atlas du Mexique. Thomas Kraft montre comment Humboldt opère un choix radical en termes de représentation graphique : il réhabilite les toponymes indigènes au détriment des noms espagnols imposés depuis la conquête (Kraft, 2014). Il juxtapose les deux toponymies, rétablissant et redonnant ainsi une existence aux Indiens. Ceux-ci n’acquièrent pas seulement une existence justiiée par une volonté d’objectivation scientiique ; Humboldt les fait advenir en ce qu’ils font pleinement partie 160 La géographie : émergence d’un champ scientiique du territoire sur lequel il travaille, en tant que composante à part entière de cet espace. D’une manière générale, Humboldt accorde aux Indiens dans son travail une place prépondérante, qu’il indique de manière systématique sur ses cartes (igure 13) (Péaud, 2015b). Tobias Kraft signale dans son ouvrage que cet acte sémiologique est éminemment politique (Kraft, 2014). Peut-être cela est-il facilité par l’absence d’intérêt colonial prussien dans la région, mais cela illustre surtout la très grande conscience de l’enjeu linguistique en géographie. Le problème linguistique n’est pas tranché d’une manière aussi nette chez tous les géographes6, la plupart semblent avoir conscience des enjeux liés à cette question, mais sans pour autant trouver de solution déinitive ou entièrement satisfaisante. Le mérite de la période 1815-1840 est surtout de le soulever. De l’intraductibilité des concepts géographiques ? Au-delà des diférentes modalités de l’écriture géographique soulevées jusqu’à présent, ce sont les concepts mêmes de la nouvelle discipline qui doivent être examinés. En efet, dans un moment où les géographes cherchent à mettre en récit le monde, les mots choisis pour le dire possèdent une valeur épistémologique très forte. Avant de s’intéresser aux diférences, il existe tout d’abord un point commun aux trois sphères : la faiblesse conceptuelle du discours géographique. Comme si le fait même de dire le monde exemptait d’une rélexion sur les modalités de ce dire, les géographes semblent faire, dans un premier temps au moins, l’économie d’une construction conceptuelle solide. Tout d’abord, il existe très peu de dictionnaires de géographie au sens que l’on connaît aujourd’hui, regroupant des concepts et les déinissant, et qui s’intitulent de cette façon. En efectuant une recherche bibliographique sur la période 1820-1830 pour les trois sphères, les résultats sont assez maigres. En France, Vosgien publie en 1825 un Dictionnaire géographique, et Langlois, dans les années 1830, un Nouveau dictionnaire universel, usuel et complet de géographie moderne, ainsi qu’un Dictionnaire classique et universel de géographie moderne. Du côté allemand, on note l’essai de Galetti en 1822, avec son Allgemeines geographisches Wörterbuch. Enin, du côté britannique, on trouve la production de Conder, Dictionary of Geography, Ancient and Modern (1834). Voilà la moisson pour les dictionnaires généralistes. D’autres genres sont un peu plus développés, notamment les dictionnaires portant sur une région ou un État, tel que celui de Krug, Neues topographisch-statistisch-geographisches Wör- 6 On trouve d’autres exemples de géographes pour qui les noms indigènes doivent être pris en compte : c’est notamment le cas de Vetch qui, en 1833, propose un article à la Royal Geographical Society sur les toponymes sud-africains (BRGS, 1833, T3). Mettre géographiquement le monde en récit 161 Figure 13. Extrait d’une carte de l’Atlas géographique et physique du Royaume de la Nouvelle Espagne, A. von Humboldt (1969). terbuch des Preussischen Staats (1823) ; ceux portant sur la géographie ancienne, rappelant l’importance encore marquée de la géographie historique, c’est le cas par exemple du Dictionnaire universel abrégé de géographie ancienne comparée de Guadet (1820) ; enin quelques dictionnaires d’itinéraires se développent, avec une utilité essentiellement commerciale, se rapportant généralement à une portion précise de territoires. Si l’on fait le compte, la forme du dictionnaire est donc loin d’être majoritaire dans les productions géographiques de l’époque. De plus, lorsque des ouvrages s’intitulent « dictionnaires », s’ils possèdent bien une organisation interne sous forme de glossaire avec des entrées référencées, ils relèvent en fait davantage de géographies universelles. C’est le cas par exemple du Dictionnaire géographique de Vosgien (1825) ou du Dictionary of Geography Ancient and Modern de Conder (1833) dont les sous-titres annoncent en fait la réalité de l’ouvrage. Si l’on analyse les articles consacrés aux termes géographiques proprement dits dans ces volumes, plusieurs éléments apparaissent. Tout d’abord, les géographes n’ont pas vraiment de mots pour les désigner : ils n’emploient pas le terme de concepts, mais souvent celui de notions générales (Vosgien, 1825 ; Langlois, 1830), laissant planer un certain lou sur ce qu’elles recouvrent. Parmi ces 162 La géographie : émergence d’un champ scientiique notions générales, les géographes placent des éléments allant de l’atmosphère à la lithosphère, de l’organisation des astres célestes aux mouvements sousterrains, ces grands concepts devant permettre de comprendre le fonctionnement et la structure du globe terrestre, et surtout de les décrire. Le catalogue des géographes s’avère bien réduit : le lexique de base contient quelques grandes notions, très généralistes. En matière d’hydrographie, Vosgien se contente par exemple de distinguer rivière de leuve, mais ne propose pas d’autres catégories (Vosgien, 1825) ; la même chose se produit avec le terme montagne, diférencié en général uniquement de colline et de plateau. Les concepts sont donc très englobants, peu nombreux et, de fait, peu précis. En efet, les déinitions données se caractérisent par leur grande brièveté. Prenons l’exemple de la division de la terre en continents. Du côté de Vosgien, on lit : La terre se divise en continens et en îles. Le continent, appelé aussi terre ferme, est une grande partie de la terre qui comprend plusieurs régions qui ne sont point séparées les unes des autres par la mer. Il y a deux grands continens, l’ancien et le nouveau : l’ancien comprend l’Europe, l’Asie et l’Afrique : sa plus grande longueur se mesure depuis le nord de la Tartarie orientale jusqu’au cap de Bonne-Espérance ; elle est d’environ 3 600 lieues. Le nouveau continent porte le nom d’Amérique, sa plus grande longueur doit être prise du détroit de Magellan jusqu’au vieux Groënland. Une île est une terre plus petite que le continent, entourée d’eau de tous côtés. Dans le continent et dans l’île il y a cinq choses à remarquer, qui sont les presqu’îles, les isthmes, les caps, les montagnes, et les côtes. (Vosgien, 1825 : 3) Pour ce qui est de Conder, voici ce qu’il indique à l’article « Continent » : Continent. Une vaste étendue de terre continue. Pris dans un sens large tel qu’utilisé par les géographes, le mot indique les deux grandes portions à la surface de la terre, parfois appelées l’ancien et le nouveau monde ; le premier comprend l’Asie, l’Afrique et l’Europe, l’autre les deux Amériques. L’Australie ou la Nouvelle-Hollande est parfois considérée comme un troisième continent de par son immense taille, mais avec des propriétés douteuses, n’étant pas un assemblage de pays, mais strictement une île distincte. L’expression, Le Continent, dans son acception commune, sous-entend les pays contigus de l’Europe, par opposition à nos propres îles. (Conder, 1834 : 172) [Continent. A vast tract of continuous land. Taken in the largest sense as used by geographers, the word denotes the two great portions of the earth’s surface, sometimes called the old and the new world ; the one comprising Asia, Africa, and Europe, the other both Americas. Australia or New Holland is sometismes called a third continent form its immenses size, but with doubtful propriety, not being an assemblage of countries, but strictly a distinct island. The phrase, The Continent, in common acceptation, implies the adjacent countries of Europe, as contradistinguished from our own islands.] La notion de continent, prise comme une partie du globe, apparaît très loue chez les deux auteurs, dans ses caractéristiques physiques : il ne s’agit que d’une grande portion d’espace. Mais quelle taille cela recouvre-t-il ? Quelles réalités physiques ? Dans quelle proportion est-ce diférent d’une île, que Vosgien amène en contrepoint ? Rien n’est dit chez Conder ; tandis que Vosgien invite, pour l’île comme pour le continent, à regarder quelques éléments phy- Mettre géographiquement le monde en récit 163 siques. Ceux-ci sont au nombre de cinq : est-ce à dire qu’il suit d’examiner les presqu’îles, les isthmes, les caps, les montagnes et les côtes pour prendre la mesure d’un continent et pour pouvoir le décrire dans son entièreté ? Vosgien s’arrête là, sans préciser plus avant ce qu’un cap ou une montagne doivent donner comme renseignement. Il apparaît surtout que la notion de continent est relative et culturelle : la plus forte distinction est celle faite entre le nouveau et l’ancien monde. Le détour part les concepts révèle tout d’abord leur relativement faible structuration pour la période 1820-1840. Un autre enjeu de la ixation d’un vocabulaire que l’on souhaite universel est qu’il se heurte aux réalités nationales. Olivier Christin, dans son Dictionnaire des concepts nomades, évoque la « nationalisation des concepts des sciences sociales » (Christin, 2010 : 13) qui ne peuvent échapper à leur environnement politique et culturel. Il ne s’agit pas d’explorer le nomadisme des concepts géographiques dans les autres sphères scientiiques, à la manière d’Isabelle Stengers (1988), mais leur déplacement (ou non déplacement) d’une aire linguistique et culturelle à une autre. Cet enjeu ressort bien des échanges entre géographes au sein et pardelà les frontières étatiques. Humboldt, au centre d’un réseau d’une étendue exceptionnelle et très sensible au phénomène du plurilinguisme, ofre à travers sa correspondance un aperçu des débats qui agitent alors les géographes – au même titre d’ailleurs que bien d’autres scientiiques. En 1832, à son ami Valenciennes, il airme le besoin de revenir à l’allemand pour écrire son Kosmos : Je commence à imprimer mon travail sur les cartes les plus anciennes et la Géographie de l’Amérique et j’ai repris avec cette ardeur que donne après une longue absence le retour vers une langue dans laquelle seule on a la conscience d’un mouvement libre (toute langue étrangère gênant l’expression vive de la pensée), une Physique du Monde et la publication de mon Cours académique. (Humboldt, Valenciennes, 1965 : 62) Dans une formule placée discrètement entre parenthèses, Humboldt exprime là toute la diiculté à assurer l’universalité d’une langue géographique. Pour lui, le passage d’une langue à l’autre ne relève pas d’un mouvement anodin, d’un simple efort de traduction, mais induit des transformations dans les modalités de la pensée, et donc dans l’exactitude de son écriture. La justesse de la langue, la précision des mots constituent une tension toujours vive chez Humboldt, comme il l’explique à Bessel lorsqu’il entame la rédaction du Kosmos : Je cherche à l’équiper avec deux choses hétérogènes, avec les valeurs chifrées les plus justes (qui sont l’expression des lois physiques et étranges) et à pouvoir donner, à travers mes faibles forces, la forme et la langue de l’élégance et la vie. (Bessel, Humboldt, 1994 : 80) [Ich suche, es auszustalten mit zwei heterogenen Dingen, mit den sichersten Zahlenswerthen (die der Ausdruck comischer und physischer Gesetze sind) und mit dem, was Form und Sprache nach meinen geringen Kräften von Anmuth und Leben geben können.] La langue, la forme données à son travail, comptent autant pour Humboldt que les informations purement géographiques distillées dans son Kosmos. Au 164 La géographie : émergence d’un champ scientiique sein de sa langue maternelle et encore plus dans le passage d’une langue à l’autre, cette diiculté est porteuse de résonances épistémologiques fortes. En efet, l’enjeu consiste bien à s’entendre par-delà les frontières politiques et linguistiques. Car l’objectif assigné à la fondation d’une discipline géographique est celui de l’universelle compréhension et du partage des savoirs produits. Un détour s’impose dans les trois sphères nationales. À partir des contenus de quelques dictionnaires anglais et français qui contiennent un glossaire (Conder, 1834 ; Langlois, 1830 ; Vosgien, 1825), ainsi que d’articles tirés du corpus prussien pour la partie allemande7, nous avons établi deux trableaux (4 et 5) qui synthétisent l’emploi et la signiication de termes géographiques choisis parmi deux champs lexicaux principaux, celui de la montagne et celui de la rivière. Termes français Termes anglais Termes prussiens Montagne Mountain, mount Gebirge Hill, mount Gebirgsland « une masse de terrain considérablement élevé au-dessus du sol environnant » (Langlois). « elevated ridge or range of high country » (Conder). « Höhen der Erde » (Miltenberg). Montagne isolée Mont, montagne Mount Berg Chaîne Chaîne Mountain, range Kette Cime Pic, cime, sommet Peak Gipfel Plateau Plateau Plateau, table-land Hochebene Colline Colline Hill Hügel Terme générique Synonymes Déinition Termes connexes principaux Tableau 4. Comparaison du champ lexical de la montagne entre les trois sphères. Le tableau 4 portant sur le lexique montagne conirme les précédentes analyses : le champ lexical est relativement pauvre. Les géographes disposent tout au plus de six à sept termes pour déinir la catégorie « montagne ». Cette remarque vaut d’ailleurs également pour le champ de la « rivière », qui associé à celui du réseau hydrographique ne contient que moins d’une dizaine de concepts : les concepts géographiques sont encore peu développés, en voie de stabilisation. Pour revenir à la catégorie « montagne », cette faiblesse se constate en particulier dans la longueur des déinitions. Quelques mots suisent pour présenter 7 Pour l’analyse des termes allemands, j’utilise l’ouvrage paru en 1815 de W. A. Miltenberg, Die Höhen der Erde oder systematisches Verzeichniss der gemessenen Berghöhen und Beschreibung der bekanntesten Berge der Erde, nebst einem Anhange, enthaltend die Höhen von vielen Städten, Thälern, Francfort, H. L. Brönner. Mettre géographiquement le monde en récit 165 cet objet pourtant si complexe. On fait le même constat chez Vosgien, pour qui une montagne est une « éminance considérable sur la surface de la terre » (Vosgien, 1825 : 3). En outre, l’emploi de synonymes renseigne sur la labilité des concepts. Conder précise dans son dictionnaire que mount et mountain sont interchangeables, le premier désignant cependant en général une montagne isolée (Conder, 1834 : 444). De même en allemand, Gebirge et Gebirgsland sont aussi échangeables selon l’avis de l’auteur. Et si le français et l’allemand font bien la diférence entre chaîne et montagne isolée, l’anglais cache toutes les distinctions possibles derrière le terme générique mount ou mountain. Termes français Termes anglais Termes prussiens Terme générique Rivière River Fluss Déinition « eaux de sources qui coulent jusqu’à de plus grandes rivières et jusqu’à la mer » (Vosgien). Termes connexes principaux Fleuve Fluss Fleuve Fluss Ruisseau Ruisseau, rû Aluent Aluent, branche Lac Lac Lake See Berge Berge Bank Ufer Source Source Source Quelle Estuaire Embouchure Firth Mündung Branch Tableau 5. Comparaison du champ lexical de la rivière entre les trois sphères8. Si l’on compare ce premier tableau avec le suivant (tableau 5), ce qui frappe est la proximité entre les lexiques français et anglais et leur nette séparation avec le lexique allemand. Les géographes français et anglais ont très clairement choisis d’avoir recours aux racines latines pour décrire la réalité du monde. Tandis que le français est très présent dans la capitale prussienne du xixe siècle, l’allemand géographique s’appuie majoritairement sur des radicaux saxons. Faut-il y voir le signe de l’airmation d’un style national ? En tout cas, le lexique géographique allemand se distingue nettement de ses voisins et propose un efet de germanisation bien identiiable, qui se poursuit d’ailleurs par la suite (chapitre 7). L’allemand joue en outre de sa structure de langue agglutinante, qui permet une très forte utilisation des préixes / suixes pour varier autour d’un concept. On le voit avec le passage de Berg à Gebirge, où le suixe ge annonce une généralisation, mais aussi avec le terme Gebirgsland, qui associe au terme 8 Pour le lexique hydrographique en allemand, je puise dans les travaux d’Alexander von Humboldt, en particulier Ansichten der Natur (1808-1826) et Kosmos (2004). 166 La géographie : émergence d’un champ scientiique précédent le mot très générique de Land (pays, région, espace). Le caractère agglutinant de la langue allemande semble permettre une montée en généralité que le français et l’anglais ne rendent pas immédiatement possible. Pour autant, ce qui est vrai pour la catégorie « montagne » ne l’est pour la « rivière », puisque l’allemand emploie, sans variation notable, le mot Fluss pour désigner aussi bien la rivière que le leuve ou le ruisseau et le terme aluent ne semblent avoir d’équivalent. Le lexique hydrographique met encore plus en exergue la faiblesse conceptuelle des termes géographiques. En particulier des côtés anglais et prussien, le corpus ne révèle pas d’efort de déinition et fait apparaître soit une absence de termes associés (anglais), soit un amalgame de toutes les distinctions (allemand, où tout se dit Fluss). Même dans le Kosmos de Humboldt, qui est pourtant un peu plus tardif (premier tome paru en 1845), aucun paragraphe n’est consacré à l’hydrographie. Le champ de la mer et des océans y est largement développé, mais pas celui de l’écoulement terrestre. Cela pose donc la question de la traductabilité des concepts relatifs à l’hydrographie. La situation côté français n’est guère plus évidente. La déinition de Vosgien (1825) est l’arbre qui cache le désert. Dans son intégralité, elle dit : Les Rivières sont des eaux de sources qui coulent jusqu’à de plus grandes rivières et jusqu’à la mer. On donne le nom de Fleuve aux plus grandes, lorsqu’elles gardent leur nom jusqu’à la mer, où elles ont leur embouchure. (Vosgien, 1825 : iv) Aucune déinition du concept de rivière n’apparaît chez Langlois (1830). Il existe bien dans son dictionnaire un article « Rivière », mais derrière lequel il note immédiatement : « v. le mot qui suit » (Langlois, 1830 : 925). Rivière n’est jamais pour lui une idée en soi, le terme se rapporte directement à des rivières particulières, aucun article générique n’arrive pour monter en généralité. Il conirme d’ailleurs cette idée en introduction : Les lacs, les leuves et les rivières n’ont pas besoin de déinition : ces termes sont assez connus. Nous observerons seulement que la rive droite et la rive gauche d’un leuve ou d’une rivière se prennent en descendant vers son embouchure. (ibid. : lxxxiv) Si l’on compare enin les racines linguistiques sur ce champ, là encore, l’anglais se trouve très proche du français, mis à part pour dire l’estuaire du leuve, où chaque sphère se distingue par l’emploi d’un terme propre. La spéciicité allemande semble se conirmer, même s’il y a, pour ce champ lexical, moins d’efets d’agglutination. Ces analyses renforcent l’idée que la mise en récit du monde passe avant tout par l’actualisation des réalités géographiques, et non par leur conceptualisation, du moins pour la période 1815-1840. Les diférences lexicales révèlent de plus une assez grande distinction entre l’allemand d’un côté, et le français et l’anglais de l’autre. Alors que du côté prussien, les savoirs géographiques Mettre géographiquement le monde en récit 167 s’enracinent dans les origines saxonnes de la langue allemande, de l’autre côté, c’est le latin qui assure leur scientiicité. * Alors que les savoirs géographiques s’institutionnalisent et se structurent progressivement en discipline dans le paysage scientiique européen, la mise en discours scientiique ne paraît pas aussi assurée que les volontés qui l’animent. La volonté de s’accorder sur des fondements communs, la mise en œuvre progressive de ce qu’on peut appeler un « contrat géographique » démontrent l’ambition de produire des savoirs géographiques qui soient scientiiques, d’une part, et universellement partageables, d’autre part. Comment, en efet, échanger ces savoirs sans modalités communes d’écriture ? Pour autant, l’analyse de l’outillage conceptuel fait apparaître une réelle diiculté à mettre géographiquement le monde en récit. Les savoirs géographiques des années 1820 à 1840 s’écrivent largement d’une manière plurielle, peu conceptualisée et théorisée. La mise en mot des savoirs géographiques se distingue donc par son statut de transition, pris en tenaille entre un projet disciplinaire ambitieux et des diicultés à le mettre en œuvre. Tout se passe comme si les géographes ne disposaient pas encore des moyens, à la fois matériels, cognitifs, conceptuels, bref de tout l’outillage intellectuel nécessaire à leur ambition universaliste. En outre, la scientiisation et l’universalisation de l’écriture géographique achoppent également sur la prééminence de plus en plus forte du politique et de la politique. De la même manière que les lux de correspondance des sociétés de géographie possèdent une orientation nationale, les objets d’étude des géographes tendent aussi à suivre l’intérêt politique. III 1840-1860 : les savoirs géographiques dans l’ombre du politique La période 1815-1840 constitue un moment sans précédent dans l’histoire des sciences en termes d’airmation des savoirs géographiques en tant que champ disciplinaire à part entière. Soutenu conjointement par ceux qui se reconnaissent comme géographes, dans une perspective d’autonomisation scientiique, et par les représentants du champ politique, reconnaissant aux savoirs géographiques une valeur stratégique, ce processus se poursuit dans les décennies suivantes. En efet, l’engouement pour les savoirs géographiques ne se dément pas au cours de la période 1840-1860. Bien au contraire, il s’accentue, intéressant aussi bien les sphères scientiique et politique que publique. Il se manifeste tout spécialement alors que le processus de colonisation se renforce, ce contexte spéciique étant à l’origine d’une nationalisation accrue des savoirs géographiques. CHAPITRE 6 L’ambition coloniale comme horizon des savoirs géographiques ? À partir des années 1830, l’intérêt colonial se renforce en Europe et contribue à informer les modalités pratiques et intellectuelles de la production de savoirs géographiques. Avec le choix opéré par le politique de développer le mouvement colonial, la manière de faire de la géographie change. Le passage d’une politique de comptoir à une logique de pénétration et de contrôle des territoires modiie les manières de produire des savoirs géographiques. Les géographes prennent désormais en charge la cartographie systématique des territoires, ainsi que le dénombrement des hommes et des ressources de ces mêmes territoires : « Les conditions d’élaboration des savoirs géographiques dans les espaces coloniaux se transforment donc rapidement » (Claval, 2008 : 17). Les géographes acquièrent alors la diicile tâche de mettre en ordre les données rassemblées sur un territoire, car les instances politico-militaires ont de nouveau un besoin accru non seulement d’informations, mais surtout d’informations ordonnées, en vue de mener à bien leur entreprise de conquête (Desbois, 2012). Leur action s’inscrit également en aval de la production des savoirs géographiques coloniaux, dans un processus de difusion. L’expression « géographie coloniale » doit donc s’entendre de plusieurs manières : premièrement, comme une géographie qui s’efectue en terrain colonial, c’est-à-dire en situation coloniale, et relève de pratiques déterminées ; deuxièmement, comme une activité de mise en ordre des données collectées à propos des territoires coloniaux ; troisièmement, comme une science faisant œuvre de propagation – ou doit-on parler de propagande ? – des savoirs sur les territoires coloniaux. L’articulation de ces diférents niveaux appelle une analyse précise des conditions de production des savoirs géographiques, alors que de nouveaux rôles leur sont assignés. 174 La géographie : émergence d’un champ scientiique L’ambition coloniale ou la nouvelle idéologie nationale ? L’enthousiasme français et britannique Avant d’en venir précisément aux conséquences sur les savoirs géographiques, il paraît important de prendre la mesure du fait colonial dans les diférentes sphères de notre étude. Des côtés français et britannique, l’élan colonial est manifeste. La France et la Grande-Bretagne font clairement le choix d’un développement colonial, chargé de soutenir la construction nationale. Il s’agit d’airmer vis-à-vis des autres États une suprématie qui doit s’exprimer territorialement. Période France Grande-Bretagne Possessions avant 1840 Antigua et Barbuda, îles Caïmans, Guadeloupe, Martinique, Dominique, Grenade, Jamaïque, Saint-Martin, Saint-Barthélémy, Saint-Pierre et Miquelon, Guyane, Montserrat, Sainte-Lucie, SaintVincent et Grenadines, îles La Réunion, Pondichéry, Mahé, Chandernagor, Albreda (Gambie), Vierges, Cap de Bonne Espérance, Sainte-Hélène, Tristan da Cunha, Algérie (conquête en cours). Bermudes, Canada, Falkland, Guyane britannique, Surinam, îles Sandwich, Pitcairn, Malaisie, Népal, Ceylan, Inde, Indonésie, Singapour, Malacca, Fidji, Nouvelles Galles du Sud, Seychelles, île Maurice, Malte, îles Ioniennes, Gibraltar, Le Cap, Aden. Territoires obtenus entre 1840 et 1860 Terre Adélie (1840), Comores (1841), Mayotte (1841), île SaintPaul (1842), Comptoir des Rivières du Sud (Afrique, 1843), Gabon (1843), île Amsterdam (1843) Algérie (départements français, 1848), Concession de Shanghaï (1849), Clipperton (1850), Nouvelle-Calédonie (1853), Concession de Canton (1859), Concession de Tientsin (1860). Territoires perdus entre 1840 et 1860 Albreda (Gambie, 1857). Nouvelle-Zélande (1840), HongKong (1841), Basutoland (1843), Natal (1843), Gambie (1843), Côte des Mosquitos (1848), Mascate (1856), îles Cocos (1857), Indian Raj (1858). Tableau 6. Les possessions françaises et britanniques entre 1840 et 1860. Le tableau 6 résume l’état et l’évolution des possessions de ces deux nations entre 1840 et 1860. En termes de calendrier et d’étendue des possessions, l’em- L’ambition coloniale comme horizon des savoirs géographiques ? 175 pire britannique possède une avance certaine sur la France. Pour les deux nations, la logique de comptoir ou de possession ponctuelle domine encore largement, en dépit de quelques entreprises phares (Inde ou Algérie). C’est bien le dernier tiers du xixe siècle et le début du xxe qui marquent l’apogée de la conquête (Wesseling, 2009). Même si les empires coloniaux ne sont pas encore à leur point d’orgue, l’entreprise d’expansion territoriale n’en fascine pas moins les sociétés métropolitaines. Les premières expositions universelles en témoignent, comme celle de Londres en 1851, de même que l’incursion de la thématique coloniale dans l’actualité médiatique et culturelle (Colley, 1992). Les artistes investissent particulièrement ce domaine, conjuguant l’inluence orientaliste aux entreprises coloniales. Des peintres tels que David Roberts ou Thomas Jones Barker contribuent à installer l’empire dans l’esprit des Britanniques. Du côté français, l’habitude coloniale n’est pas d’emblée aussi forte dans la société civile que pour les Britanniques. Pour autant, l’élan engagé par Louis-Philippe et poursuivi très fortement par Napoléon III fascine également la société civile française, en particulier en ce qui concerne l’épopée algérienne. Celle-ci s’invite en efet dans l’actualité des débats politiques de même que dans la sphère médiatique et culturelle. Suite à la prise de la smala d’Abd-el-Kader par le duc d’Aumale en 1843, épisode hautement symbolique, l’Algérie devient un des motifs les plus importants de l’art pictural français dans les années 184018601. Cela tient à la fois au processus de conquête alors en cours et au courant plus général de l’orientalisme qui se développe dans toute l’Europe. Ce courant, richement analysé par Edward Said (2003), contribue à mythiier les régions de l’Orient qui, dans un sens très vaste, englobent un espace allant de l’Afrique du Nord jusqu’au Moyen-Orient. En fonction des intérêts de chaque nation, l’Orient s’incarne davantage dans une région : alors que les Britanniques investissent largement le Proche-Orient et l’Égypte, les Français se passionnent, à l’occasion de la conquête algérienne, pour l’Afrique du Nord (Bret, 2003). Le Sahara devient un espace particulièrement rêvé et fantasmé (Blais, 2008a, 2008b). Au-delà de l’enthousiasme constaté, l’entreprise coloniale soulève également bien des débats. Si l’essentiel de cette discussion a lieu dans la deuxième moitié du xixe siècle, notamment sur le recours à la force et à la violence, les années 1840 et 1850 portent déjà en germe certaines grandes problématiques. S’engager dans un processus de domination d’espaces ultra-marins pose en efet une question essentielle : que faire de ces territoires ? Pour la France, s’emparer de l’Algérie signiie prendre pied en Afrique dans la logique de concurrence des nations européennes qui se renforce, et notamment face aux Britanniques et aux Prussiens (Nordman, 2012). Mais comment gérer ces nouveaux territoires ? Hélène Blais s’est penchée sur cette question à propos de la conquête de 1 Voir par exemple le célèbre tableau d’Horace Vernet, La Prise de la smalah d’Abd-el-Kader (1844). 176 La géographie : émergence d’un champ scientiique l’Algérie, en examinant les débats parlementaires des années 1840 (Blais, 2008b). Le problème ne consiste pas tant à discuter le principe même de la colonisation, mais à s’entendre sur ses modalités. Les parlementaires se partagent principalement en deux groupes, ceux favorables à une occupation restreinte concentrée autour de quelques points d’appui, c’est l’idée défendue par Guizot, et ceux prônant au contraire une occupation totale : La question majeure est celle du territoire algérien utile et colonisable. Le débat est bien connu : aux partisans de l’occupation restreinte, qui souhaitent limiter la colonisation aux grandes villes et à quelques plaines fertiles, s’opposent les partisans d’une occupation plus large, obtenue au prix d’une guerre totale, et seule garantie à leurs yeux d’une colonisation durable […]. (Blais, 2008a : 2) Dans les deux cas, les enjeux soulevés sont ceux de la mise en valeur du territoire et ils sont de fait essentiellement géographiques : qu’est-ce qu’Alger ? Qu’est-ce que l’Algérie ? Où commence-t-elle et où s’arrête-t-elle ? Les interrogations principales portent sur le découpage de cet espace, sur des problèmes de frontières à la fois internes et externes : faut-il intégrer l’Algérie dans un ensemble méditerranéen plus vaste ? La résolution de ces questions passe par une conception relativement malléable du territoire algérien : selon les besoins, la colonie doit pouvoir s’étendre. « [P]our les partisans de la colonisation, il faut donc inventer un territoire spéciique » (ibid. : 32), adaptable aux désirs politiques. Les débats présentent une vision fractionnée du territoire algérien, organisée en gradients selon des zones de plus ou moins grandes importance et potentialité. Alger, Oran et les ports côtiers arrivent en premier, puis suit la Mitidja, la plaine qui ofre des possibilités agricoles rêvées comme ininies, enin le désert ferme la marche dans cette hiérarchie des espaces. Ce qui ressort, c’est surtout le pragmatisme politique. Celui-ci inluence la construction du territoire : l’enjeu de la frontière, c’est surtout celui de savoir quelle portion du territoire est contrôlée et administrée. Selon les propositions, et selon la vision coloniale, cette zone est plus ou moins grande. Florence Deprest note qu’à ce titre, les délimitations entre la zone du Tell et celle du Sahara font l’objet d’un découpage en forme de « palimpseste » : en fonction des logiques favorisées (plus ou moins grande occupation), les limites territoriales luctuent (Deprest, 2011) et, avec elles, l’identité même de ce qu’on appelle alors l’Algérie. Les notions de frontière, de région et d’arrière-pays sont pour le moins évolutives : la délimitation de cet espace dépend toujours de son « fonctionnement in situ » (Nordman, 1997 : 970) et varie en fonction des besoins identiiés. Le décalage colonial prussien et allemand Contrairement aux entreprises britanniques et françaises, le processus colonial prussien se distingue par son indigence, pour ne pas dire son inexistence com- L’ambition coloniale comme horizon des savoirs géographiques ? 177 plète avant l’uniication allemande de 1871. Lorsque les nations européennes développent aux xvie et xviie siècles ce qu’on appelle aujourd’hui un premier empire colonial, les États allemands participent également à ce mouvement. Le prince-électeur du Brandebourg Frédéric-Guillaume, futur roi de Prusse, parvient à implanter quelques établissements sur les côtes de l’Amérique du Sud et de l’Afrique. Grâce à une compagnie fondée en 1682, la Kurfurstliche Afrikanisch-Brandenburgische Compagnie, il établit une petite colonie sur la côte occidentale de l’Afrique composée de deux établissements sur la « Côte de l’Or », connus sous les noms de Groß Friedrichsburg et Fort-Dorothée. Mais ces quelques tentatives ne font pas long feu puisque dès les années 1720, ces enclaves brandebourgeoises sont reprises par les Hollandais. Il faut véritablement attendre la deuxième moitié du xixe siècle avant que l’Allemagne ne manifeste de nouveau de réelles velléités coloniales. Pourquoi un tel décalage chronologique ? Michael Jeismann fournit quelques explications dans son ouvrage Das Vaterland der Feinde (1992). La spéciicité allemande de cette période tient à l’éparpillement politique et culturel. L’enjeu ne réside pas dans l’extension spatiale du territoire national, mais d’abord dans son édiication. Un premier sursaut national apparaît à l’occasion des guerres napoléoniennes, dans lesquelles l’ennemi commun, la France, fournit la possibilité d’une fédération. Comme l’écrit Michael Jeismann : Autant il semblait diicile de déinir les Allemands et la patrie allemande, autant la question de l’ennemi paraissait simple : Napoléon, évidemment, et les Français. (ibid. : 76) [So schwierig das Deutsche und des Deutschen Vaterlandes zu deinieren waren, so leicht schien die Frage nach dem Feind : Natürlich, Napoleon – und die Franzosen.] Après 1815, l’Allemagne perd la raison de cette unité temporaire : un ennemi commun. Pour autant, la question de l’uniication demeure un enjeu essentiel. Si les rois de Prusse manifestent quelques velléités uniicatrices (Schultze, 2007), les véritables concrétisations ne commencent qu’avec l’arrivée au pouvoir de Bismarck, en 1864. C’est d’ailleurs après une autre guerre contre les Français, l’ennemi fondateur, que la nation allemande apparaît inalement ( Jeismann, 1992). La nation prussienne, et a fortiori allemande, étant encore à consolider, le regard ne porte pas outre-mer, vers des possessions coloniales qui ne seraient soutenues par aucune structure métropolitaine solidement établie. L’imaginaire colonial n’est pas d’actualité du côté de la société prussienne dans les années 1830, même si le gouvernement surveille cependant les avancées de ses voisins européens. La conquête de l’Algérie par les Français, par exemple, fait l’objet d’un suivi attentif de la part des autorités prussiennes (Nébia, 2008), preuve que la colonisation, même si elle n’est pas encore dans les années 1830 le sujet d’attention principal, est présente dans les esprits. 178 La géographie : émergence d’un champ scientiique Les sociétés de géographie française et britannique, relais inégaux de l’engouement colonial Les colonies s’invitent dans les sociétés de géographie Malgré les diférences marquées entre les trois sphères, l’élan colonial qui se développe à partir des années 1840 a des retentissements importants en termes de production et de difusion des savoirs géographiques, et ce même du côté prussien. Entre 1840 et 1860, les colonies ne forment pas l’unique centre d’intérêt développé dans les séances et les bulletins des sociétés de géographie, mais leur place s’airme. Un examen du nombre d’articles du bulletin de la Royal Geographical Society et de la Société de géographie de Paris qui sont consacrés à cette question permet d’en donner un premier aperçu. Dans un comptage efectué sur vingt années (1840-1860) pour Paris et Londres, les articles des bulletins consacrés aux colonies constituent environ 30 % du nombre total d’articles. À travers l’examen de sa présence dans les bulletins des sociétés, l’enjeu colonial ne constitue pas une préoccupation majoritaire des géographes : les enthousiasmes sont encore largement portés par la reconnaissance des terres intracontinentales inconnues et par les énigmes naturelles, telles que les grands systèmes hydrographiques. Les épopées de John Franklin en Arctique, de David Livingstone à la recherche des sources du Nil (BRGS, 1850-1855), de Heinrich Barth en Afrique ou encore des frères Schlagintweit en Asie centrale (BGFE, 1845-1860) passionnent bien davantage. Cependant, sans briller par son omniprésence, cette question se distingue par sa présence régulière. Si l’on poursuit l’analyse, mais cette fois-ci du point de vue du fonctionnement des sociétés, les espaces coloniaux comptent de plus en plus. Parmi les membres collaborateurs, beaucoup vivent dans ces territoires, et les sociétés y trouvent également des relais institutionnels. C’est particulièrement vrai pour la Royal Geographical Society qui proite de l’étendue territoriale et du nombre important des possessions de la Couronne. Dans le bulletin de 1859, la société fait d’ailleurs paraître la liste exhaustive de ses membres, en précisant leur origine (BRGS, 1859, T29). Il est ainsi possible de mesurer la part des colonies. Sur un total de 1 302 membres, 68 proviennent de territoires coloniaux. Ce chifre représente un peu plus de 5 % du total des membres, ce qui est donc nettement moins que la proportion d’articles consacrés aux espaces coloniaux. Cependant, la plupart de ces membres ont rejoint la société londonienne dans les années 1850, ce qui traduit une montée en puissance récente et forte de ces espaces en termes d’inluence. Il faut en outre ajouter les responsables de la politique coloniale qui vivent en métropole, tels que les secrétaire et sous-secrétaire du Colonial Oice, le ministre des Afaires coloniales, qui prennent aussi part aux activités L’ambition coloniale comme horizon des savoirs géographiques ? 179 de la société. Les colonies s’airment donc discrètement mais sûrement. Du reste, le tableau 7 fait ressortir une couverture géographique conséquente des territoires possédés par la Couronne britannique. On retrouve certes une large prédominance de l’Inde, qui comptabilise un tiers de tous les membres résidant en territoire colonial, et une forte représentation de l’Australie, mais il faut noter aussi la présence de l’île Maurice ou de Hong Kong. Certains territoires, en revanche, ne sont pas du tout représentés. Une hiérarchie certaine s’établit donc parmi les possessions, qui relète à la fois la surface, l’ancienneté des possessions ainsi que l’importance qui leur est conférée. Un processus semblable s’observe d’ailleurs du côté de la société parisienne : les territoires africains, et en particulier l’Algérie, y sont surreprésentés en termes de membres participant à ses activités, alors que les autres espaces sont relativement délaissés (BSGP, 1830-1860). Globalement, la proportion de membres résidant en territoire colonial y demeure aussi très faible (moins de 5 %). Territoire colonial Inde Canada Nombre de membres 23 7 Île Maurice 3 Cap de Bonne Espérance 6 Australie 18 Nouvelle-Zélande 3 Afrique 2 Canton 1 Ceylan 2 Jamaïque 1 Hong Kong 1 Bornéo 1 Total 68 Tableau 7. Origine des membres de la Royal Geographical Society venant des colonies britanniques, 1859. Si l’inclusion de membres vivant dans des espaces coloniaux reste pour la période 1840-1860 plus de l’ordre du symbole, les sociétés peuvent aussi compter sur la participation d’institutions scientiiques présentes dans ces territoires. Celles-ci forment des relais non négligeables dans la collecte et la difusion des informations géographiques, en élargissant le cercle des correspondants et en assurant la consolidation de la chaîne d’informations géographiques. Du côté britannique, la Royal Geographical Society peut par exemple compter sur le soutien de plusieurs associations scientiiques. En Inde, la Geographical Society 180 La géographie : émergence d’un champ scientiique et l’Asiatic Society de Bombay collaborent aux actions londoniennes : à Calcutta ce sont l’Asiatic Society of Bengal, le Geological Survey of India ainsi que la Public Library qui apportent leur soutien ; Madras contribue avec sa société philosophique et Singapour avec le Journal of Indian Archipelago. Du côté de l’Australie, on trouve un Philosophical Institute et la Royal Society of Tasmania. Du côté canadien, enin, la Royal Geographical Society peut se prévaloir de la collaboration de la Library of the Parliament of Canada et du Canadian Institute, tous deux situés à Toronto (BRGS, 1859, T29). Tous les territoires coloniaux ne sont certes pas représentés, mais ces coopérations permettent d’en relayer les actualités scientiiques et géographiques. Pour ce qui est de la Société de géographie de Paris, les collaborations sont un peu plus limitées : l’Algérie apparaît encore une fois en première ligne, avec la Commission scientiique développée sur place (BSGP, 1830-1860). Les sociétés de géographie ne se contentent pas d’être les réceptacles de données collectées dans et sur les espaces coloniaux. Elles se font aussi actrices de cette collecte, en lançant des campagnes sur telle ou telle région, ces entreprises se faisant généralement sous le contrôle plus ou moins soutenu du politique. En 1849, la société parisienne propose ainsi une série d’instructions en vue d’une exploration politique et économique depuis Alger jusqu’au Sénégal, rédigée à la demande explicite du ministère de la Marine (BSGP, 1849, S3, T12). Les objectifs de cette mission sont doubles : d’une part, établir des communications entre Alger et le Sénégal, les deux leurons coloniaux français, et, d’autre part, mettre en place des relations commerciales pérennes entre ces deux régions. L’introduction le rappelle sans détour : Le voyage que M. Panet se propose d’efectuer comporte deux systèmes diférents. Le premier système aurait pour objet de tenter d’établir des communications directes entre le Sénégal et l’Algérie. Et dans le cas où ce projet ne pourrait pas s’exécuter, le second système consisterait à opérer, surtout dans un intérêt commercial, une reconnaissance dans le haut du Sénégal : à redescendre le Djoliba, en le prenant au-dessus de Ségo jusqu’à Djenné, d’où l’on se dirigerait sur les contrées tout à fait inconnues de l’est. (ibid. : 162) L’objectif à remplir est donc clairement libéral et commercial : l’activité géographique y apparaît essentiellement liée à des impératifs politiques. Le fait même que ces instructions soient commandées par le ministre de la Marine indique un degré d’inluence et d’impulsion de plus en plus marqué du politique sur le fonctionnement de la société parisienne. Cette incursion ne se fait pas uniquement en termes d’orientation des objets, car le politique engage aussi le domaine inancier pour que soient encouragées les recherches africaines. En 1855, la Société de géographie de Paris lance un prix sur l’Afrique, dont l’objet consiste encore une fois à déterminer un itinéraire entre Alger et le Sénégal. En 1860, la société relance ce projet et sollicite des souscriptions inancières dont le tableau 8 traduit la répartition. L’ambition coloniale comme horizon des savoirs géographiques ? Souscripteurs La Société de géographie Souscription (en francs) 500 Le ministère de l’Instruction publique 2000 Le ministère de l’Agriculture et du Commerce 2000 Le ministère de la Guerre 1000 Le ministère de l’Algérie et des Colonies 2000 Un anonyme 300 M. J. Laroche 150 M. Tourasse Feu G. Mollien, ancien voyageur 10 200 M. Assolant 10 Souscriptions recueillies en Algérie 50 M. Élie de Beaumont Total 181 100 8320 Tableau 8. Liste des souscripteurs au prix pour un voyage de l’Algérie au Sénégal (d’après BSGP, 1860, S4, T19 : 434). Le soutien politique représente pour l’encouragement de ce voyage près de 80 % du total de la somme engagée. Si les colonies s’invitent dans les sociétés de géographie, cela se fait donc en grande partie grâce aux demandes et aux appuis, moraux mais surtout inanciers, des gouvernements. Des soutiens variés au processus colonial La comparaison des corpus français et britannique révèle que si les acteurs politiques, en matière coloniale, sont globalement semblables de part et d’autre de la Manche, les sociétés ne sont en revanche pas engagées également dans le processus colonial du point de vue idéologique. L’intérêt porté au processus colonial par les géographes britanniques ne doit pas seulement être estimé au regard du nombre de membres et d’articles touchant à cette entreprise. Car si ces deux indicateurs plaident pour un intérêt réel mais mesuré, les déclarations d’intention des responsables de la Royal Geographical Society donnent à entendre un tout autre son : celui de l’enthousiasme plein et entier pour l’expansion coloniale. Il est fréquemment rappelé dans les bulletins que la société de géographie de Londres possède une public utility, une utilité publique au service de la gloire nationale (voir par exemple : BRGS, 1847, T17 : xlviii). Celle-ci passe de plus en plus par un soutien airmé aux entreprises coloniales lancées par le gouvernement. Parmi les membres de l’institution londonienne, Roderick Impey Murchison est un des plus fervents défenseurs du processus. Plusieurs fois président de la société, il argumente en ce sens dans les adresses annuelles 182 La géographie : émergence d’un champ scientiique qu’il déclame devant les membres (BRGS, 1844, T14, ou 1845, T15). En 1859, il s’exprime en des termes qui lient très clairement les entreprises géographiques et coloniales : Tous ceux-là, de même que de nombreux propriétaires et gentlemen professionnels, prennent un intérêt profond dans notre progrès, parce qu’ils voient et sentent que dans la difusion de connaissances neuves, et dans la lutte pour les questions de géographie physique, d’histoire naturelle, et sur les productions des pays distants, nous sommes continûment en train de faire progresser les intérêts matériels de la nation. C’est pour de telles raisons que les secrétaires des départements à l’étranger et aux colonies, ainsi que le bureau de l’Amirauté, ne faillissent jamais à nous fournir les matériaux qui encouragent l’intérêt et la tenue de nos soirées de rencontres. (BRGS, 1859, T29 : 344) [All these, as well as many proprietors and professional gentlemen, take a deep interest in our progress, because they see and feel that in the difusion of fresh knowledge, and in grappling with questions of physical geography, natural history, and the productions of distant countries, we are continually advancing the material interests of the nation. It is for such reasons that the Secretaries of the Foreign and Colonial Departements, as well as the Board of Admiralty, never fail to supply us with materials which sustain the interest and character of our evening meetings.] Il dit sans détour le rôle que les savoirs géographiques jouent dans la construction nationale. Et la mention du secrétaire chargé des colonies inclut l’entreprise coloniale dans cet efort national. À l’occasion d’autres interventions, Murchison précise quelles doivent être les actions à mener. Dans ce processus, les géographes doivent servir le gouvernement en indiquant les meilleurs emplacements portuaires ou industriels, ainsi qu’en établissant des itinéraires commerciaux. Les savoirs géographiques jouent donc clairement un rôle, dans l’esprit de Murchison et de la Royal Geographical Society, dans la mise en valeur des territoires coloniaux et, partant, dans le soutien de la gloire nationale. S’ils se placent au service de l’action coloniale, les géographes britanniques attendent aussi un retour de la part de l’expansion coloniale : qu’elle leur fournisse des occasions de compléter leur connaissance du monde. C’est en ce sens qu’Hamilton conclut, en 1848, son adresse à la Royal Geographical Society : Mais pour faire cela, son inluence doit être étendue, ses membres doivent être augmentés, la sphère de son utilité doit être élargie. Les colonies et possessions de la GrandeBretagne s’étendent à chaque portion du globe. Ses bateaux naviguent sur chaque rivage, et ses ils sont surtout en train d’explorer chaque coin du globe. Ainsi, dans aucun autre pays ne se trouvent autant de facilités pour amasser et collecter de l’information géographique. Espérons que la Royal Geographical Society, encouragée comme elle se doit de l’être par les évidences pratiques et positives du soutien public, trouvera rapidement les moyens d’organiser et de systématiser cette masse d’informations de telle sorte qu’elle rencontre les besoins du public et qu’elle remplisse, au moins en partie, les intentions originelles de ses fondateurs. (BRGS, 1848, T18 : lxxii) [But to do this, its inluence must be extended, its members must be increased, the sphere of its utility must be enlarged. The colonies and possessions of Great Britain extend to every quarter of the globe. Her ships navigate every shore, and her sons are foremost to L’ambition coloniale comme horizon des savoirs géographiques ? 183 explore every corner of the globe. In no country, then, are there such facilities for amassing and collecting geographical information. Let us hope that the Royal Geographical Society, encouraged as it must be by the practical and positive evidences of public support, will speedily ind the means of arranging and systematising this mass of information in such a manner as to meet the requirements of the public, and to fulil, in part at least, the original intentions of its founders.] Le but original de la société ne doit donc pas être oublié : la collecte et l’organisation de l’information géographique demeurent l’objectif à atteindre. Et le processus colonial, qui donne accès à tous les endroits du globe, constitue une opportunité essentielle pour mener cet objectif à bien, quand bien même il résulte d’une instrumentalisation conscientisée par les géographes britanniques. Tout se passe comme si, ayant pris conscience du rôle qu’ils jouaient, de plein gré ou non, dans le processus colonial, les géographes britanniques décidaient d’en tirer parti. Cela révèle une posture réaliste et pragmatique de leur part : comme ils ne peuvent faire sans, ils en tirent proit. L’adhésion à la colonisation n’atteint pas les mêmes proportions du côté français, ou du moins ne s’exprime-t-elle pas dans les mêmes termes. Les géographes français semblent en efet davantage mettre l’accent sur les possibilités qu’ofrent les territoires coloniaux en matière de données scientiiques que sur la dimension glorieuse qu’ils peuvent conférer à la France. Tout comme leurs confrères britanniques, ils reconnaissent à l’expansion territoriale le mérite important d’ouvrir la curiosité géographique à de nouveaux objets, mais en semblant éluder l’épineuse question de la participation des géographes euxmêmes à cette entreprise. Tout se passe comme s’ils restaient étrangers aux buts militaires et politiques et ne se concentraient que sur l’aspect purement scientiique. Il existe pourtant clairement un lobby africaniste parmi les géographes français, qui s’appuie sur la conquête de l’Algérie et sur le renforcement de la présence française au Sénégal. Cela se traduit par exemple par la création d’un prix Afrique en 1855 et par l’augmentation des articles consacrés aux possessions françaises sur ce continent. Pour autant, ce lobby porte avant tout sur l’augmentation des connaissances sur l’Afrique, sans faire de lien direct avec la gloire que la France pourrait en tirer. Dans l’article de 1849 précédemment cité, portant sur les liens à établir entre l’Algérie et le Sénégal, il est tout à fait remarquable de voir comment les instructions données au voyageur Panet, alors même qu’elles sont exigées par le ministère de la Marine, ne comportent que très peu de références au projet politique sous-jacent. Alors que l’introduction rappelle « l’intérêt commercial » de l’entreprise (BSGP, 1849, S3, T12 : 162), les instructions elles-mêmes demeurent à un niveau essentiellement scientiique. Comme pour n’importe quelle autre expédition, la société met en exergue les points à éclaircir ou à vériier et signale les diicultés potentiellement rencontrées. Au milieu de l’article, les instructions se détournent même de l’objectif 184 La géographie : émergence d’un champ scientiique initial pour mieux rejoindre le chemin du progrès des savoirs géographiques pour eux-mêmes : Dans ce second système, on s’éloigne un peu de l’idée d’établir des communications directes entre l’Algérie et le Sénégal. Mais si le voyageur a principalement pour but de faire des recherches et d’établir des relations dans l’intérêt du commerce de notre colonie, il a l’espoir, cependant, de inir par pousser au loin des explorations précieuses à la science. (ibid. : 168) La participation de la Société de géographie de Paris à l’action coloniale – ces instructions sont tout de même rédigées à la demande directe du ministère de la Marine – semble donc justiiée, et du même coup presque oubliée, par le fait même que cette occasion pourrait fournir des renseignements géographiques. L’objectif initial de l’article tend même à être détourné : Il est de l’honneur du gouvernement français, qui possède depuis si longtemps le Sénégal, de faire connaître enin au monde savant une contrée dans laquelle il lui est si facile de faire pénétrer un voyageur et de recueillir des documents du plus haut intérêt. La science, le commerce, l’humanité même, le réclament. Un pareil projet, une fois signalé, ne saurait plus être abandonné. Attendra-t-on que les Anglais, partant de Mogador, nous enlèvent jusque chez nous le mérite et la gloire d’un succès qui est si bien à notre portée ? (ibid. : 166) Dans l’esprit des géographes parisiens, il ne s’agirait donc pas de s’inscrire dans un projet colonialiste, mais bel et bien d’œuvrer pour l’augmentation des connaissances disponibles sur le Sénégal. De fait, de nombreux articles traitant d’espaces soumis par la colonisation française négligent ou sous-estiment la dimension politique que les informations recueillies peuvent revêtir. Comme le signale Dominique Lejeune, les instructions données aux voyageurs, en dehors de celles commandées par les autorités françaises, ne comportant dans ces années aucune véritable mention du processus de domination engagé (Lejeune, 1993). Certains géographes vont même plus loin dans l’esprit universaliste, en rappelant que les regards ne doivent pas uniquement se tourner vers ces territoires, mais également sur tous les autres. C’est le sens de l’article de Delaroche en 1859, lorsqu’il commente les progrès faits sur la recherche d’itinéraires entre l’Algérie et le Sénégal : Mais la Société de géographie ne peut pas borner son action à cette simple mesure. Elle a un grand rôle à remplir, je dirai même un devoir à accomplir. Il lui appartient de prendre l’initiative et la direction d’un mouvement, de ce que j’appellerai, à l’exemple de nos voisins d’outre-Manche, d’une agitation à organiser en France, non pour un but politique ou industriel, mais pour le progrès des connaissances humaines, pour le réveil et l’encouragement des sciences géographiques. (1859, S4, T17 : 376) À l’instar de Jomard, il rappelle que le but que s’est donné la Société de géographie de Paris ne réside pas dans « un but politique ou industriel », mais qu’elle travaille pour le progrès général des sciences. Et que si la géographie et la colonisation ont partie liée, la seconde doit aider la première et non l’in- L’ambition coloniale comme horizon des savoirs géographiques ? 185 verse. Les géographes français semblent donc ne pas considérer l’entreprise coloniale comme une voie d’instrumentalisation de leur pratique, mais plutôt comme une occasion, analogue à d’autres, de mieux accéder à des régions encore inconnues. Ils mettent en avant les progrès ainsi réalisés par les sciences géographiques et le soutien accordé à leurs entreprises. Leurs rélexions, laissant apparaître un manque évident de rélexivité, ne paraissent pas prendre la mesure de leur implication dans le processus colonial lui-même. Face au miroir du progrès des savoirs géographiques, les implications politiques disparaissent et ne se réléchissent pas. La posture des géographes parisiens n’est ainsi pas du tout réaliste, comme leurs confères britanniques, mais plutôt chimérique. Cela est d’autant plus étonnant que la pratique géographique est déjà largement informée par le contexte colonial. Les géographes français semblent opérer un déni d’interaction avec le processus colonial, n’en ont pas une pleine conscience ou refusent d’en prendre conscience. Cette situation change radicalement au début des années 1860 avec l’entrée de Jules Duval dans l’institution (Lejeune, 1993) qui, lui, prend fermement le parti de la participation active et consciente de la société à l’entreprise coloniale française. Dès 1863, Duval prend clairement le parti de la colonisation française, notamment en Algérie, que les savoirs produits doivent servir à justiier et à appuyer. Dans un commentaire à l’ouvrage de Piesse sur ce territoire, il précise sans détour son état d’esprit : L’œuvre colonisatrice accomplie par la France en Algérie, qui n’est guère indiquée que comme un incident et un accessoire dans l’Itinéraire de M. Piesse, devrait en occuper le fonds, et en composer la substance. On peut juger de son importance par un chifre. En 1860, le mouvement commercial de l’Algérie française, constaté par les douanes, s’élevait à 263 millions de francs et plaçait cette colonie au septième rang d’importance dans l’ordre de nos échanges. Prétendrait-on que le bénéice en revient à la société indigène et musulmane ? (BSGP, 1863, S5, T5 : 380) Ces quelques analyses distinguent ainsi grandement la production géographique française de son pendant britannique : alors que cette dernière fait véritablement des espaces colonisés un objet à part entière, la première n’en fait que l’occasion de recherches géographiques. Écrire géographiquement l’espace colonial Mesurer, recenser et cartographier l’espace colonial Les analyses précédentes révèlent que les territoires coloniaux, même s’ils ne forment pas le cœur des activités des sociétés de géographie, s’immiscent dans la production des savoirs géographiques. Quelles conséquences cette incursion 186 La géographie : émergence d’un champ scientiique a-t-elle sur la manière d’appréhender le monde ? D’un point de vue méthodologique tout d’abord, la pratique géographique en contexte colonial contribue ainsi au renforcement de la militarisation du champ disciplinaire. Celle-ci tend, en retour, à favoriser deux pratiques géographiques : le recensement des ressources et la mesure de l’espace. L’un des premiers enjeux d’une mission d’exploration consiste à déceler et à recenser les ressources disponibles sur un territoire en voie de conquête ou déjà dominé. Ce motif des ressources revient très fréquemment dans les bulletins des sociétés parisienne et londonienne, car la mission des géographes présents sur les terrains coloniaux comprend notamment la détermination des ressources disponibles. À l’occasion de l’exploration scientiique de l’Algérie, le recensement des ressources est d’une extrême importance, alors que le gouvernement entend faire de cette région la igure de proue des possessions coloniales françaises. L’enjeu ne réside pas seulement dans la conquête, mais bien dans l’installation pérenne et fructueuse de colons. Une des interrogations fortes concernant l’Algérie consiste à déterminer si, au-delà des plaines côtières, le territoire est fertile et donc cultivable. Bory de Saint-Vincent s’empare largement de cette question alors qu’il se trouve sur place, en remettant en cause les rapports précédents fournis au gouvernement. Dès août 1840, il s’étonne des idées fausses véhiculées sur le canton de Sétif : Que d’idées fausses on m’en avait donné et que je reconnais de plus en plus combien le gouvernement lui-même est ignorant. Ainsi au retour de nos courses dans l’est et le centre, je lus dans le compte rendu du Ministère de la Guerre, sur la province de Constantine, que le canton de Sétif abonde en beaux arbres à fruits et particulièrement en magniiques noyers. Et bien, le croiriez-vous, le riche canton de Sétif, fertile en grains, dont Léon l’Africain disait cela littéralement il y a près de trois siècles, ne possède pas un buisson […]. (Bory, 1908 : 64-65) Parce qu’ils n’envisagent pas uniquement le territoire pour lui-même mais en regard des ambitions territoriales de leur gouvernement, les géographes en situation coloniale abordent l’espace au prisme des ressources disponibles ou non. De fait, cette habitude place les géographes dans le champ de l’action politique et dans une logique prospective, leur expertise étant requise en vue de futurs aménagements territoriaux. Cette dimension opérationnelle, qui témoigne de la situation des géographes dans le champ de l’action, se traduit dans les mots des géographes par l’emploi régulier du futur, par le passage au mode conditionnel ou par l’expression de la conscience de travailler pour le service de l’État. On peut ainsi lire chez Bory de Saint-Vincent quelques marques du futur, trahissant la logique prospective dans laquelle se situe le géographe : Que diriez-vous si la commission scientiique vous démontrait que l’Algérie entière, depuis Tunis au Maroc et de Tagurt ici ne contient que quatre cent mille âmes en tout […] ? (ibid. : 81) L’ambition coloniale comme horizon des savoirs géographiques ? 187 Dans un exemple britannique à propos de la colonisation australienne, chez le major Roe, le sens du service rendu à la nation s’exprime là aussi très nettement. Il ne confond pas les intérêts géographiques (au sens de scientiiques) rencontrés et les ressources naturelles utiles pour une population ; au contraire, il les distingue nettement, le second enjeu, celui sur lequel se joue l’avenir du territoire, prenant le pas sur le premier : Ayant maintenant détaillé aussi brièvement que possible les principales occurrences connectées avec mes mouvements passés et mes intentions futures, je ne peux que regretter que les premiers aient montré une valeur de toute première importance d’un point de vue géographique, quoique les bonnes régions disponibles, à la fois bonnes pour les cultures et pour les pâtures, n’aient été vues que de façon morcelée, adaptée à des opérations limitées ; mais j’assure votre Excellence que dans le reste de mes investigations, peu importe la direction qu’elles prendront, toutes mes forces seront utilisées pour rendre cette expédition aussi productive que possible en termes de bénéices publics. (BRGS, 1852, T22 : 3) [Having now as briely as possible detailed the principal occurrences connected with my past movements and future intentions, I can but regret that the former have proved of value chiely in a geographical point of view, although much good and available country, both arable and pastoral, has been seen in patches adapted to limited operations ; but I beg to assure his Excellency that in the remainder of my proceedings, let them be in what direction they may, for carrying out the ultimate views of the Government, my best exertions shall be used for rendering the expedition as productive as possible of public beneit.] Il s’agit, en plus d’efectuer la collecte des ressources, de saisir l’étendue et la situation démographique des régions colonisées. La géographie pratiquée en contexte colonial et à propos de ce contexte particulier tend de ce fait à être essentiellement quantitative et à s’appuyer sur une mesure chifrée de l’espace, ce qui répond en retour aux exigences de scientiicité développées par les géographes eux-mêmes. Sur le terrain, arpentage rime avant tout avec mesure, collecte et quantiication du territoire observé. Dans un article de 1854 visant à donner des « hints to travellers », des « indications pour les voyageurs », les membres de la Royal Geographical Society fournissent une iche descriptive précise à compléter lors de l’exploration d’une région (BRGS, 1854, T24). Outre les mesures physiques classiques, une importance toute particulière est accordée aux aspects zoologiques, botaniques et ethnographiques. Il apparaît aussi crucial de posséder des connaissances précises en termes d’étendue du territoire, de direction du relief, de climat, que des données démographiques. La collecte de toutes ces mesures donne ensuite lieu à leur agrégation sous forme de tableaux statistiques, forme très répandue dans les bulletins des sociétés de géographie et qui semble être le moyen privilégié pour rassembler et comparer les informations obtenues sur les territoires coloniaux. Dans ce panorama quantitatif, la question démographique revêt une importance toute particulière en matière de gestion du territoire. Cette importance accordée à la mesure de tous les phénomènes observés sur le terrain conirme 188 La géographie : émergence d’un champ scientiique la tendance observée lors des décennies précédentes : les savoirs géographiques sont une afaire de mesure et de quantiication. Leur objectivation passe par l’usage du chifre et par la possibilité de les comparer entre eux. La pratique en contexte colonial, dans l’objectif de répondre à des besoins politiques, favorise donc le renforcement de l’approche quantitative pour produire des savoirs géographiques, et fait donc écho aux exigences formulées hors contexte colonial par les géographes. La réciprocité entre sphère géographique et sphère politique s’airme aussi dans la symétrie des pratiques mises en œuvre. De plus, cette approche est largement calquée sur les collectes réalisées en métropole, mises au point par les bureaux statistiques continentaux. Car l’objectif n’est pas uniquement de procéder à des relevés statistiques, mais de les unir avec ceux déjà réalisés par ailleurs, en vue d’une continuité scientiique sur tous les territoires d’une même nation et d’une comparabilité accrue. Les recherches en contexte colonial orientent également les approches géographiques vers plus de description, mettant l’accent sur la dimension qualitative. L’article « Hints to travellers » insiste sur la nécessité conjointe d’associer la qualité à la quantité des informations collectées : « Telles sont les inalités appropriées des voyageurs scientiiques : mais il doit toujours leur rester à l’esprit que la qualité, et non la quantité, est la vraie inalité » (« Such are the appropriate ends of scientiic travellers : but it should ever be borne in mind that quality, not quantity, is the true end », ibid. : 335). Dans une rubrique « Ethnography and statistics » du même article, les instructions précisent les points clés auxquels s’attacher. Approches statistique et descriptive sont appelées à se combiner : Population – Nombre de nations, de tribus, etc. ; distribution géographique ; nombre total ; nombre de familles, etc., mâles, femelles, enfants ; formes caractéristiques – mensurations, poids, couleur, odeur (or saleté), cheveux, traits ; modiications non naturelles de forme – par pression, mutilation, incision, etc. ; caractère moral et intellectuel ; maladies – corporelles et mentales ; génération, développement et vitalité de la population, conditions des diférentes classes. (ibid. : 358) [Population – Number of Nation, Tribe, etc. ; Geographical Distribution ; Total Number ; Number of families, &c., Males, Females, Children ; Characteric Form, – dimensions, weight, colour, odour free from uncleanliness, hair, features ; Unnatural modiications of form, – by pressure, mutilation, incision, etc. ; Moral and Intellectual Character ; Diseases, – corporeal and mental ; the Generation, Development, and Vitality of the Population ; Classiications of Population ; Condition of various classes.] Il s’agit donc pour les géographes de prendre la mesure, chifrée et qualitative, de la situation des territoires sur lesquels ils enquêtent. Car c’est bien une enquête qu’ils mènent, pour le compte de leur gouvernement. En efet, le contexte colonial informe les modalités et les objets des descriptions géographiques engagées. Cet article de la société londonienne n’est à l’origine pas destiné spéciiquement aux régions colonisées, mais à toute région du monde dans laquelle se trouvent des voyageurs et scientiiques britanniques. Or, quelques L’ambition coloniale comme horizon des savoirs géographiques ? 189 remarques accompagnant les iches descriptives laissent penser que le fait colonial infuse la pratique géographique en général : Le voyageur peut-il souligner la façon la plus probable de civiliser et bénéicier aux indigènes ? […] Collectez toute information qui peut éclairer les migrations des nations. NB. La patience et la discrétion les plus grandes sont recommandées dans les relations avec les indigènes – ne jamais permettre qu’une insulte imaginaire provoque une vengeance qui puisse mener à une efusion de sang. Il doit être absolument gardé à l’esprit que le droit du sol existe – nous sommes les agresseurs. (ibid. : 357) [Can the traveller point out the most probable mode of civilizing and beneiting the natives ? […] Collect all information that can throw light on the migration of nations. N.B. The greatest forbearance and discretion are strongly recommended in all intercourse with the natives – never to allow an imaginary insult to provoke retaliation which may lead to bloodshed. It must be borne in mind their’s is the right of soil – we are the aggressors.] Par défaut, les géographes britanniques sont donc placés dans un rôle de représentation de l’autorité de la Couronne, comme si toute campagne d’exploration pouvait potentiellement mener à une conquête coloniale. Les relevés géographiques trouvent donc toute leur place dans le processus de réciprocité dynamique : leur expertise est sollicitée aussi bien en amont qu’en aval de la colonisation et contribue à déterminer les actions du politique. Cela signale en retour une délimitation du regard géographique et des périmètres d’objets analysés. Même quand les géographes n’arpentent pas un territoire colonisé, leurs pratiques passent par le tamis du prisme colonial (Raj, 1997). Une autre conséquence doit être soulevée : en contexte colonial, les savoirs géographiques afermissent leurs liens avec la cartographie, qui devient un des outils privilégiés de représentation et d’écriture des territoires concernés. La reconnaissance des territoires donne en efet généralement lieu à leur mise en carte, une façon de mettre en ordre visuellement les informations collectées tout en asseyant une domination militaire et politique. Le medium cartographique apparaît ainsi à la fois comme la traduction des explorations scientiiques menées en terrain colonial et comme l’instrument, de même que le symbole, de la conquête militaire achevée ou en train de se faire. Du côté britannique, cela passe notamment par le « Great Trigonometrical Survey », qui vise la couverture de l’Inde dès la in du xviiie siècle. Commencée réellement au début du xixe siècle, elle s’étend sur plusieurs dizaines d’années, tant la tâche à accomplir est immense. Symboliquement, la campagne vise à assurer la prédominance britannique sur le sous-continent indien : Matthew Edney souligne que ce projet constitue à la fois une entreprise idéologique et une solution technique innovante pour cartographier une grande étendue d’espaces (Edney, 1997). Cette entreprise tient une place non négligeable dans l’esprit des géographes britanniques de la première moitié du xixe siècle. Étant donnée l’immensité de la tâche, ce déi les tient en haleine pendant plusieurs dizaines d’années, comme en témoignent les bulletins de la Royal Geographical Society qui relaient 190 La géographie : émergence d’un champ scientiique régulièrement les progrès ou diicultés de cette campagne cartographique (voir par exemple : BRGS, 1837, T7, ou 1851, T21). Du côté français aussi, la cartographie s’impose comme un outil et comme la marque du processus colonial, tout spécialement en Algérie. Henri Desbois l’airme, l’« Algérie a constitué le laboratoire de la cartographie coloniale française » (Desbois, 2012 : 69). Sous le contrôle du général Pelet qui encadre les opérations, les ingénieurs du Dépôt de la guerre participent aux premières expéditions sur le territoire algérien, ils sont présents sur place dès les années 1830 et pendant tout le temps de la conquête vers le sud. Dès 1830, Delaroche, qui dépend du Dépôt de la guerre, dresse par exemple le plan d’Alger, indispensable à la poursuite des opérations. Comme le rappelle Henri Desbois, le rôle des cartographes est double : dresser les cartes des champs d’intervention militaire et préparer la carte générale qui servira à administrer la future colonie. Les ingénieurs géographes se situent ainsi sur le double horizon du présent et du futur, intégrant de fait la carte dans le processus de colonisation. Comme dans le cas indien, l’Algérie est rattachée au système géodésique français. La carte de France, projet mené parallèlement sous la conduite du général Pelet, constitue le modèle à suivre pour les ingénieurs arpentant l’Algérie. Si cela possède un vrai intérêt technique et cartographique, cela permet surtout d’assurer le rattachement de l’Algérie à la France (ibid.), et d’airmer la continuité territoriale de la nation française. Alors que les progrès militaires français ouvrent le territoire en direction du désert, on voit les limites physiques onduler en fonction de la conquête, à la manière d’un palimpseste (Deprest, 2011). En 1840, une carte de Beaupré marque ainsi une coupure très nette entre la plaine et le pays des dattes et indique en outre une coupure très marquée, à l’aide de pointillés, entre la zone contrôlée par les Français et le reste du territoire algérien. D’autres cartes, postérieures, repoussent la frontière du désert en même temps que progresse la domination militaire française. Au fur et à mesure que celle-ci avance, la frontière de l’inconnu et de l’insoumis recule, proposant une image cartographique sans cesse renouvelée de ce territoire. Du point de vue des méthodes et des outils, le contexte colonial inluence donc nettement les pratiques et habitudes des géographes. Des périmètres nationaux de l’écriture des territoires coloniaux En termes de mise en récit, des conséquences sont aussi notables. Tout d’abord, en analysant statistiquement les bulletins des sociétés londonienne et parisienne, il apparaît que la carte des curiosités géographiques est calquée, du moins en partie, sur la carte des possessions coloniales du pays concerné. Quand on écrit sur des territoires coloniaux, c’est avant tout sur son propre espace colonial, du moins sur celui dont s’occupe la nation de laquelle on dépend. Cela s’avère particulièrement vrai pour la société londonienne, dont l’écrasante majorité L’ambition coloniale comme horizon des savoirs géographiques ? 191 Figure 14. Proportion d’articles consacrés à des espaces coloniaux britanniques dans les bulletins de la Royal Geographical Society, 1840-1860. des articles consacrés à des espaces coloniaux portent sur des possessions britanniques (igure 14). Seules quelques colonies françaises ont voix au chapitre : la côte africaine en 1842, la Gambie en 1846 et Mayotte et les Comores en 1849. Pour le reste, les espaces coloniaux abordés par la Royal Geographical Society appartiennent tous à l’empire britannique. Cette première analyse plaide donc pour un traitement nationalisé des territoires coloniaux. Cela s’avère également vrai pour la société parisienne, qui consacre dans la période 1840-1860 environ un tiers de ses articles et communications au continent africain, alors même que les eforts coloniaux se portent essentiellement sur l’Algérie et l’Afrique de l’Ouest. Si l’on aine les analyses, il s’avère en outre que les espaces coloniaux ne sont pas également considérés les uns par rapport aux autres. L’écriture des espaces coloniaux relète les particularités de l’espace que l’on écrit. À travers les bulletins des deux sociétés transparaît une hiérarchie des territoires coloniaux : ce sont aussi des centres et des périphéries qui sont mis en avant. Du côté français, la prédominance africaine frappe d’emblée (igure 15). L’Afrique et, plus encore, l’Algérie, se situent ainsi au cœur des curiosités géographiques françaises en matière coloniale. Parmi les autres espaces africains convoqués par la société française, le Sénégal et l’Afrique de l’Ouest sont majoritaires. Plus de 50 % des articles qui portent sur des espaces coloniaux sont ainsi consacrés à ce qui constitue bien la grande afaire coloniale des années 1840-1860 en France. Il y a ainsi une confusion ou, du moins, une surface de recouvrement 192 La géographie : émergence d’un champ scientiique L. Péaud 2014 Figure 15. Cartographie de l’intérêt colonial de la Société de géographie de Paris, 1840-1860. très nette entre l’entreprise politique à l’œuvre et le champ couvert par les géographes français. L’Algérie ouvre également au reste de l’Afrique, qui constituait déjà dans les périodes précédentes une région riche pour l’imaginaire géographique. Le Sénégal et l’Afrique de l’Ouest constituent en particulier des champs d’investigation nouveaux pour la société parisienne. Les recherches portant sur les espaces coloniaux sont loin d’être majoritaires à la Société de géographie de Paris et, en ce sens, on ne peut pas conclure à une domination du contexte colonial. Pour autant, lorsque les géographes parisiens se penchent sur cet objet, ils embrassent pleinement le champ d’intérêt mobilisé par le politique. La cartographie des territoires coloniaux britanniques convoqués dans les articles de la Royal Geographical Society ofre une autre coniguration. Deux espaces s’aichent en tête : l’Afrique, l’espace colonial en devenir, et l’Australie, une des plus récentes colonies britanniques qui soulève alors bien des espoirs. L’ambition coloniale comme horizon des savoirs géographiques ? 193 L. Péaud 2014 Figure 16. Cartographie de l’intérêt colonial de la Royal Geographical Society, 1840-1860. Au sein de la catégorie Afrique, ce sont plutôt les régions de l’est et du sud du continent qui sont surreprésentées, dans une coniguration contraire à celle présentée par la société parisienne. De plus, alors que l’Afrique et l’Australie apparaissent au centre des curiosités géographiques, il n’y a pas de domination écrasante telle que l’on peut la constater côté français avec l’Afrique et l’Algérie. La géographie coloniale proposée par la société londonienne s’avère moins centripète et davantage polycentrique. L’Inde, une des plus anciennes possessions de la Couronne, suscite toujours un intérêt important, en particulier alors que son levé topographique y est réalisé. En revanche, le Canada n’apparaît pas porteur de vifs appétits géographiques, alors qu’il forme pourtant une des plus vastes possessions de l’empire et également une des plus anciennes. Mise à part cette anomalie canadienne, tous les espaces coloniaux britanniques jouissent d’un intérêt relativement égal, proportionné certes aux espoirs qu’on leur porte 194 La géographie : émergence d’un champ scientiique et aux entreprises qui y sont menées, mais sans que de gros déséquilibres se révèlent en termes d’intérêt géographique. Cette diférence de considération, par rapport à la société parisienne, tient bien sûr à la coniguration politique, juridique et économique diférente de l’Empire britannique en regard du système colonial français. Dans les deux cas, il s’avère cependant que le contexte colonial informe nettement les périmètres d’objet pris en charge. Quelle rhétorique géographique du fait colonial ? Le politique infuse-t-il autant les discours ? La rhétorique géographique est-elle, pour le dire autrement, complètement au service du projet colonialiste ? Certains exemples le laissent penser, en particulier la mise en récit de l’exploration de l’Algérie, puisqu’il s’avère que les autorités politiques contrôlent les productions scientiiques. Daniel Nordman s’est penché sur l’écriture de l’Exploration scientiique de l’Algérie, l’ouvrage issu de la mission française (Nordman, 1998). Il met à jour le contrôle du texte par le politique et les tensions qui en résultent. Alors que trois instances sont en jeu, les auteurs, la commission académique et le ministère de la Guerre, ce dernier a le pouvoir de décision inal. Daniel Nordman écrit : […] un fait me paraît, plus que jamais, indiscutable : le rôle du ministre de la Guerre est considérable, et rompt souvent la chaîne des relations personnelles. C’est lui qui ixe les étapes de la publication et le sens de la navette, et qui s’attribue la décision inale. (ibid. : 85) C’est d’ailleurs le maréchal Soult qui décide de l’intitulé du texte : Exploration scientiique de l’Algérie pendant les années 1840, 1841, 1842 publiée par ordre du gouvernement et avec le concours d’une commission scientiique (1848-1849). La hiérarchie est ainsi clairement rappelée : le politique vient avant les savants, lesquels ne lui sont que subordonnés. Daniel Nordman rapporte que certains travaux sont ainsi hâtés par le ministère, tandis que d’autres sont ralentis. Les interventions suscitent des heurts, notamment de la part de la Commission académique qui se sent usurpée. Elle se déclare dissoute en 1844, apprenant qu’une part des travaux va paraître sans que les auteurs aient été prévenus. Cette déclaration n’est pas suivie des faits, mais elle témoigne tout de même de la tension qui règne autour de l’écriture du texte. Les règles établies en 1844 par le ministère étaient pourtant claires : Ce contrôle sera en général une simple formalité, surtout pour les portions de la publication relatives aux sciences naturelles, physiques, à l’architecture, à l’archéologie, etc. ; mais il ne saurait en être ainsi, vous le comprendrez aisément, pour tout ce qui touche aux sciences historiques ou autres, dont les résultats généraux, bien qu’entièrement liés à l’œuvre de la Commission scientiique, sont de nature à exercer […] une certaine inluence sur les intérêts politiques et administratifs de l’Algérie. (ibid. : 85) L’ambition coloniale comme horizon des savoirs géographiques ? 195 Dans la section de la commission dévolue aux sciences historiques et géographiques, cette « inluence » se fait sentir en matière de représentation spatiale du territoire algérien. Cet espace est considéré comme très étendu dans le texte de l’Exploration scientiique de l’Algérie, alors que la partie dominée par les Français est encore relativement réduite en 1848-1849, moment où l’ouvrage paraît. L’essentiel des possessions françaises se situe sur la côte, or le texte, lui, présente un territoire qui s’étend jusqu’au désert. Dans l’introduction à ses Recherches sur l’Algérie méridionale, qui constituent une partie du deuxième tome de la section des sciences historiques et géographiques (1854), Carette ne laisse aucun doute sur la délimitation de l’Algérie. Pour lui, et donc pour le gouvernement, il est évident que l’Algérie doit être comprise comme l’espace s’étendant de la côte jusqu’au désert, celui-ci faisant partie intégrante du territoire : L’Algérie nominale, c’est-à-dire l’ancienne régence d’Alger, est partagée, par une ligne dirigée à peu près de l’Est à l’Ouest, en deux zones distinctes, que les indigènes désignent sous les noms de Tell et de Sahara. Le Tell, dont le nom dérive du mot latin Tellus (terre cultivable), est la zone qui borde la Méditerranée, et, ainsi que son nom l’indique, la région du labourage et des moissons. Le Sahara s’étend au midi du Tell ; c’est la région des pâturages et des fruits. Ainsi les habitants du Tell sont surtout agriculteurs, les habitants du Sahara sont surtout pasteurs et jardiniers. (Carette, 1854 : 5-6) Cette vision d’un territoire vaste fait largement écho au mythe d’une immense Algérie défendu par Bory de Saint-Vincent dans ses propres schèmes mentaux. L’Algérie n’apparaît pas seulement comme un vaste territoire, elle est de plus unie et cohérente. Cette unité, que Carette décrit comme longtemps décriée par les géographes eux-mêmes, tient non seulement à la cohérence du relief et du climat, mais aussi à l’action des administrateurs français qui en ont repéré les grands traits et les potentialités. L’exploration scientiique de l’Algérie est aussi là pour rappeler que la domination française a mis in au « désordre » et restaurer l’unité perdue de cette région, qui vise même à englober les régences voisines : Le désordre que la déplorable administration des Turcs avait introduit dans toute l’Algérie n’est nulle part aussi complet que dans le voisinage des frontières. Il y a quelques années, il n’existait encore, pour passer d’une régence dans l’autre, que deux routes praticables, celle du littoral et celle du Sahara […]. (ibid. : 17) L’expression « il y a quelques années » fait bien sûr référence, encore qu’à demi-mot, à l’action bienfaisante des Français dont l’arrivée marque une rupture. L’inluence du politique se traduit donc dans la conception spatiale et mentale des géographes qui écrivent ces lignes. Alors que le projet colonial exige et ambitionne la domination d’une immense portion de territoire et sa cohésion, le discours géographique entretient ces souhaits en fournissant au public une image de l’Algérie calquée sur les desiderata politiques. L’inluence du politique n’est pas toujours aussi directement visible, mais elle apparaît dans les trois sphères, car le discours géographique s’empresse 196 La géographie : émergence d’un champ scientiique de dire les éléments utiles et utilisables, à court comme à long terme. Cela se retrouve d’ailleurs aussi bien chez les géographes français peignant le tableau d’une Afrique du Nord idyllique que chez les géographes britanniques. La géographie des espaces coloniaux consiste ainsi essentiellement en une géographie des ressources, une géographie dont le but est de rendre les choses plus faciles pour les futurs occupants. Cette thématique est également largement développée par Bory de Saint-Vincent, dans sa volonté de montrer l’image d’une Algérie riche en multiples ressources, si bien administrée. Cela se retrouve dans l’Exploration scientiique de l’Algérie, dont le but apparaît clairement de mettre à l’unisson le discours géographique avec les attentes des colonisateurs. Le principal topos vise en particulier à faire passer le Sahara pour un véritable jardin d’Éden. Par la destruction des anciens mythes géographiques considérés comme erronés, l’ouvrage vise en retour à construire un nouveau mythe. Depuis les montagnes qui bornent l’horizon du Tell jusqu’aux premières côtes du pays des Noirs, il semblait que la nature, dérogeant à ses lois ordinaires, renonçant à la variété qui forme le caractère essentiel de ses œuvres, eût étendu une nappe immense et uniforme composée de steppes ardentes ; région maudite, parcourue çà et là par quelques troupes de sauvages, étrangers aux premiers besoins de la vie individuelle qui attachent les hommes au sol, et aux premiers besoins de la vie sociale qui attachent les hommes à leurs semblables. Telle n’est point la nature, tel n’est point l’aspect du Sahara, vaste archipel d’oasis, dont chacune ofre un groupe animé de villes et de villages. Autour de chaque village règne une large ceinture d’arbres fruitiers. Le palmier est le roi de ces plantations autant par l’élévation de sa taille que par la valeur de ses produits ; mais il n’exclut pas les autres espèces : le grenadier, le iguier, l’abricotier, le pêcher, la vigne, croissent à côté de lui et mêlent leur feuillage au sien. (ibid. : 7) Cette habitude, qui consiste à dépeindre les colonies comme regorgeant de richesses et formant le substrat idéal à une mise en valeur optimale pour qui sait s’y prendre, se retrouve dans de nombreux travaux de géographes français dans ces années. Carette produit dès 1849 une recherche sur la Kabylie, dans laquelle il adopte la même stratégie : J’ai choisi la contrée qui comporte la déinition la plus exacte et celle qui renferme, dans le moindre espace, les produits les plus variés et les populations les plus nombreuses. Le cadre de cet inventaire embrasse les questions qui se rattachent le plus directement aux intérêts français : 1º la délimitation, la coniguration et l’aspect du sol ; 2º les habitudes de travail et d’échange ou les ressources que chaque groupe de population trouve dans le territoire qu’elle habite ; 3º l’état politique ou les relations des tribus entre elles. (Carette, 1849 : 6) Il s’agit toujours de vanter les richesses que l’on pourrait tirer de ce territoire. La stratégie rhétorique des géographes semble donc se calquer sur une nécessité utilitaire. Les articles de la Société de géographie de Paris se conforment à cette règle, dans la mesure où ils ne présentent les colonies qu’à travers l’aspect de leurs ressources et de leurs potentialités commerciales. La seule diférence, L’ambition coloniale comme horizon des savoirs géographiques ? 197 majeure, tient en ce que les articles publiés par la société parisienne ne visent pas à instiller l’image d’une Algérie mythique, idéalisée, aussi bien par sa taille que par ses ressources. Ils se contentent de dresser le tableau des ressources des colonies, participant d’une rhétorique de l’utilité, mais sans entrer dans le jeu de la mythiication comme cela se constate clairement dans l’Exploration scientiique de l’Algérie. Du côté britannique, les espaces coloniaux sont également abordés, pour l’immense majorité des articles, à travers le prisme des ressources disponibles, celles qui concourent à une installation à court autant qu’à long terme. Mais on ne décèle pas, comme dans l’écriture de l’Algérie, de stratégie de mise en conformité de l’image scientiique des espaces coloniaux avec les ambitions politiques qui les atteignent. Dans les bulletins de la Royal Geographical Society, le propos se concentre sur la délivrance d’informations dont la nature est certes à même de faciliter les entreprises colonialistes, mais dont la présentation se veut la plus neutre, objective et surtout synthétique possible. De plus, que ce soit du côté français ou britannique, on trouve assez peu de recours à la rhétorique de la défense et de la gloriication nationales. Tout se passe comme si les géographes se cantonnaient à l’aspect matériel, pratique et quantiiable de la colonisation. Les seules vraies mentions du lien entre colonisation et grandeur nationale apparaissent dans les discours généraux, présentés à l’occasion des assemblées générales des sociétés. Du côté britannique, ils sont portés par les grandes igures de la société londonienne, telles que Murchison ou Hamilton. En 1859, Murchison, alors président de la Royal Geographical Society, espère que le gouvernement britannique suivra l’avis de la société pour un brillant avenir colonial : En vain votre vieux président a insisté sur ce point depuis de nombreuses années, en vertu des conseils prodigués par les oiciers de marine qui ont l’expérience de ces mers, et sur l’opinion desquels il pouvait se reposer : mais il a coniance qu’une protection navale sufisante de l’Australie – pas moins que celles des îles britanniques – occupera maintenant sérieusement l’attention du gouvernement, du parlement et du pays. (BRGS, 1859, T29 : 343) [In vain has your old President insisted on this point for many years, in virtue of the advice of naval oicers of experience in thoses seas, on whose opinions he could rely ; but he trusts that a suicient naval protection of Australia – no less than of the British isles – will now seriously occupy the attention of the Governement, the Parliament, and the country.] Les géographes britanniques, même si cela reste discret, n’hésitent pas à prendre clairement le parti de la colonisation. Cela s’inscrit dans une logique réaliste, dont les ressorts ont été présentés plus haut. Du côté français, cela reste plus discret, en dépit pourtant de l’implication de facto des géographes dans les campagnes militaires. Une des rares marques de soutien, mais encore assez peu emphatique, revient à Victor-Adolphe Malte-Brun, alors qu’il présente le tableau général des colonies françaises : Nous formons des vœux pour la complète réussite des travaux de colonisation que le gouvernement encourage dans les mers lointaines qui baignent nos colonies de la côte 198 La géographie : émergence d’un champ scientiique de Madagascar et des îles de l’Océanie, et nous espérons voir dans un avenir prochain ces colonies mentionnées comme leurs aînées dans les tableaux statistiques de nos colonies, véritables archives de la richesse commerciale française. (BSGP, 1854, S4, T8 : 286) L’enthousiasme de Malte-Brun est discrètement exprimé et ne porte que sur deux régions particulières, et non pas sur tout le programme colonial français. De plus, l’entreprise est avant tout pensée en termes commerciaux, les enjeux de gloire ou de rayonnement de la nation n’étant pas amenés au premier plan. Rien n’indique en tout cas un enthousiasme collectif. Qu’est-ce qui explique cette sorte de détachement observé des deux côtés de la Manche, alors même que les deux nations s’attachent progressivement à construire un empire colonial ? Pour ce qui est des géographes britanniques, on peut sans doute avancer deux facteurs explicatifs : l’ancienneté du fait colonial d’une part, qui n’appelle pas autant la nécessité de stratégies justiicatives que s’il en était à son commencement, et la vision libérale qui prévaut économiquement d’autre part, qui vise à un certain pragmatisme et incite donc à se concentrer sur les aspects pratiques et utilitaires de la question. Pour les géographes français, des causes contraires produisent peut-être le même efet. L’horizon colonial est en efet neuf et limité à quelques régions, au premier titre desquelles l’Algérie et l’Afrique du Nord. Il ne s’agit que d’une hypothèse, mais, en dehors de l’écriture de l’Exploration scientiique de l’Algérie fortement contrainte par le politique, il est possible d’interpréter ce relatif détachement comme le signe d’un défaut d’habitude coloniale chez les géographes de la société parisienne. Le facteur temporel plaide en faveur de cette idée, puisque les choses changent à partir des années 1860, alors que le gouvernement impérial français décide d’accélérer le processus colonial. Les décennies 1840 et 1850 ne compteraient alors que comme un essai, une esquisse dont les géographes n’auraient pas encore pris la mesure. En outre, il faut aussi compter avec un changement de génération parmi les géographes, qui intervient aussi au début des années 1860 : des Duval ou Vivien de Saint-Martin, dont la formation scientiique s’est faite alors que le fait colonial s’installe progressivement, en deviennent d’ardents soutiens. Vivien de Saint-Martin fait par exemple de la colonisation une afaire de grandeur nationale : Voilà ce que depuis 1830 nous avons fait en Algérie. La France a droit d’en être ière autant que du progrès de ses armes, car il est digne d’une grande nation de faire marcher de pair l’œuvre de l’intelligence avec l’œuvre de la force. (Vivien de Saint-Martin, 1873 : 484) L’enthousiasme mesuré des années 1840-1860, ou du moins cantonné aux opportunités économiques et commerciales, se transforme dans la seconde moitié du xixe siècle alors que la « course au clocher » pour la possession du monde va s’accentuant. Les géographes y jouent alors un rôle considérable, l’engagement de Marcel Dubois le prouve (Dubois, 1894). Pour ce qui est des géographes L’ambition coloniale comme horizon des savoirs géographiques ? 199 du milieu du siècle, la rhétorique coloniale de défense et d’expansion nationale n’apparaît pas encore complètement comme une habitude disciplinaire. * Pour les géographes de la période 1840-1860, les espaces coloniaux à la fois représentent et ne représentent pas un horizon scientiique. Ce moment apparaît en efet comme une phase de transition entre le premier et le deuxième xixe siècle, dans lequel l’habitude coloniale s’impose progressivement dans le champ des savoirs géographiques sans y être encore dominante. L’analyse concomitante des diférents niveaux de considération des territoires coloniaux par les géographes (la colonie peut être un terrain, un objet d’étude ou une idée à défendre) laisse apparaître des distorsions diachroniques et géographiques dans le traitement de ces espaces. Entre le vécu du terrain colonial et son écriture, diférentes réalités s’expriment. De même, si l’on constate un engagement pour la défense du processus colonial côté britannique, celui-ci demeure malgré tout ténu quand on le mesure en nombre d’articles, par exemple. Et du côté français, si l’espace colonial impose des habitudes méthodologiques et pratiques, il n’apparaît pas non plus comme une préoccupation collective première. Une diférence s’observe tout de même à ce sujet entre France et Grande-Bretagne : alors que des deux côtés de la Manche les géographes mettent l’accent sur les bienfaits de la colonisation quant au progrès des savoirs géographiques, seuls les géographes britanniques ont conscience du rôle qu’ils jouent en retour dans la progression coloniale. Que ce soit côté français ou britannique, la rhétorique géographique est celle de l’utilité et de l’eicacité : dire et décrire les espaces coloniaux conine largement à une géographie des ressources. Cette dernière remarque concernant la tendance à écrire uniquement ce qui peut servir au gouvernement et à la sphère politique indique que le développement du processus colonial possède des implications épistémologiques fortes, puisque ce processus tend à réduire le champ de vision géographique. Et il l’oriente, car la cartographie des espaces coloniaux convoqués par les géographes fait nettement apparaître une nationalisation du regard géographique : le contexte politique dirige les curiosités. CHAPITRE 7 Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation Avec la montée des préoccupations coloniales et le renforcement national qui se poursuit, la période 1840-1860 marque un tournant dans la considération des savoirs géographiques. D’une part, ceux-ci gagnent en valeur scientiique, par des eforts de scientiisation et de théorisation ; d’autre part, ils s’imprègnent aussi de plus en plus de courants idéologiques, qui sont le relet de la montée des concurrences nationales. À l’occasion d’un changement générationnel et en lien avec le contexte politique, les géographes se positionnent de moins en moins du côté de l’universel. Les aspirations nationales, qui s’expriment distinctement selon les sphères considérées, ont des conséquences en termes d’idéologisation des discours et des postures géographiques. L’analyse des conséquences du développement colonial donne les premiers indices, mais difus, de la nationalisation des savoirs géographiques. En examinant plus globalement les implications du processus de renforcement national à l’œuvre, il apparaît que les savoirs géographiques se coulent en efet progressivement dans le moule national qui tend à devenir le cadre de référence dans lequel et à propos duquel ils s’élaborent et circulent. Ce dernier temps de l’analyse vise donc à prolonger les rélexions menées jusque-là et à proposer une lecture synthétique des rapports entre nations et savoirs géographiques en France, Prusse et Grande-Bretagne entre les années 1840 et 1860. 202 La géographie : émergence d’un champ scientiique Un engouement géographique général La géographie dans la sphère publique Relétant l’ouverture de l’horizon européen, grâce au processus de colonisation et aux innovations technologiques, en particulier la vapeur, les savoirs géographiques suscitent un engouement reviviié après la phase de fondation des sociétés de géographie. Les savoirs géographiques semblent, au milieu du siècle, s’attacher un public plus élargi que le champ de l’unique sphère institutionnelle. Les géographes acquièrent le statut de montreurs du monde. Avec l’amélioration des technologies de transport, en particulier la vapeur, ainsi qu’avec l’invention du télégraphe au début des années 18401, le monde jusqu’à ses conins devient accessible, et ce rapidement. Tous les continents sont connus, sinon reconnus. Ainsi, c’est aussi à travers le succès des expositions universelles, qui présentent le monde au prisme de la nation organisatrice, et les animations géographiques qui s’y trouvent, que se mesure le succès public dont jouit la géographie. Parmi ces animations, les géoramas occupent une place de choix, comme celui présenté à Paris en 1844 par Guérin, qui est un des premiers du genre. Après celui-ci, d’autres connaissent un très grand succès auprès du public ; Iris Schröder commente en ces termes l’attraction du géorama de Wyld, le Great Globe présenté à Londres en 1851 : Parmi les grandes attractions de l’exposition universelle de Londres de 1851 se trouvait un bâtiment inhabituel sur Leicester Square. Il s’agissait d’un haut bâtiment à dôme, qui était encadré par quatre portails d’entrée. De l’extérieur, le bâtiment semblait isolé du fait de sa taille, l’intérieur était lui spectaculaire : c’était un énorme globe, une sphère creuse dont les murs étaient construits à partir de plâtre soigneusement modelé en cartes en relief. À l’intérieur, le globe était praticable, de jour la lumière entrait par la coupole, le soir il était illuminé grâce à un éclairage au gaz. Sur quatre niveaux reliés entre eux et accessibles par des escaliers allongés, les visiteurs pouvaient laisser leur regard vagabonder sur les continents et les océans. En outre, une brochure d’au moins cent pages, en petit format et imprimée de manière épaisse, expliquait ce qui se trouvait sur chaque niveau. Comme le correspondant du Times de Londres le formula de manière enthousiaste lors de l’inauguration, le globe était « un monument de notre connaissance géographique actuelle ». (Schröder, 2011 : 7) [Zu den grossen Attraktionen der Londoner Weltausstellung von 1851 gehörte ein ungewöhnliches Gebäude auf dem Leicester Square. Es handelte sich um einen hohen Kuppelbau, der von vier Eingangsportalen gerahmt war. Von außen iel das Gebäude allein aufgrund seiner Grösse ins Auge, das Innere war spektaculär : Es war ein grosser Globus, eine Hohlkugel, deren Wände, aus sorgsam mit Gips modellierten Relief karten der Erde bestanden. In seinem Innern war der Globus begehbar, tagsüber iel das Licht durch die 1 Le premier câble trans-Manche est posé en 1850. Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 203 Kuppel, abends wurde er mithilfe einer Gasbeleuchtung erhellt. Auf vier durch langgezogene Treppen verbundenen Ebenen konnten die Besucher ihren Blick über die Kontinente und die Ozeane schweifen lassen. Dabei erläuterte eine gut hundertseitige, kleinformatige und dicht bedruckte Broschüre, was auf welcher Ebene zu sehen war. Wie der Korrespondent der Londoner Times anlässich der Eröfnung enthusiastisch formulierte, war der Globus « a monument of our present geographical knowledge ».] La tradition des géoramas n’est pas neuve (Besse, 2003b), mais l’attraction de celui-ci en fait un véritable succès populaire qui se traduit en termes de fréquentation : le tarif d’un schilling l’entrée attire avant la in de 1852 plus d’1,2 million visiteurs. Plus généralement, le nombre de visiteurs des premières expositions universelles (plus de 6 millions en 1851 à Londres ; 5,1 millions en 1855 à Paris) témoigne de l’engouement contemporain pour la connaissance et l’appréhension de la diversité du monde (Schröder, 2011). Cet enthousiasme signale la passion géographique du moment, qui s’exprime d’autant plus fortement et clairement à l’occasion des grands événements que sont les expositions universelles. Alors que le public européen s’enthousiasme pour la découverte du monde, un nouveau genre littéraire répond à cette curiosité : les guides de voyage. De manière quasi simultanée en France, en Grande-Bretagne et dans la sphère allemande, trois collections sont fondées pour satisfaire la curiosité des nouveaux explorateurs du monde. Car à la faveur du développement des lignes de chemin de fer en Europe, les voyages se réalisent plus aisément et révolutionnent la tradition du Grand Tour. Les premiers guides sont tout d’abord à destination des voyageurs, la catégorie « touriste » apparaissant plus tardivement, mais incluent tous des itinéraires pittoresques ou romantiques et des indications sur les sites à ne pas manquer. La maison d’édition londonienne John Murray se lance la première sur ce nouveau marché. Le premier volume de ses Red Books sort en 1836 et porte sur les curiosités de la Hollande, de la Belgique et de la Rhénanie. Il devient une sorte de bible du voyageur, indiquant par un système d’étoiles, qui existe encore aujourd’hui dans bien des collections, les immanquables de chaque région. Le succès de la collection est tel que les guides sont traduits en allemand par l’Allemand Karl Baedeker et difusés dans la sphère germanophone. Baedeker et Murray s’associent jusqu’au début des années 1870, puis chacun développe le champ d’activité dans sa propre sphère linguistique. Baedeker conserve quelques principes de son prédécesseur, notamment la fameuse couverture rouge. Traduits à leur tour en de nombreuses langues, maniables, peu encombrants et richement illustrés de cartes et de photographies, les guides Baedeker deviennent à la in du xixe siècle la collection de tourisme de référence. La sphère française n’est pas non plus en reste dans le domaine des guides de voyage. Alors qu’il visite l’exposition universelle de Londres en 1851, l’éditeur Louis Hachette s’inspire de son collègue anglais (Morlier, 2011). Il choisit lui aussi un rouge vif pour que ses guides soient reconnus en librairie et 204 La géographie : émergence d’un champ scientiique passe même des contrats avec les compagnies ferroviaires pour que ceux-ci soient en bonne place dans les gares. Encouragé par ce succès, Hachette développe ensuite des guides de voyage : il rachète en 1855 le fonds de Louis Maison et sa collection des Guides Richard qu’il augmente et renforce. Pour Hachette, Joanne participe à la collection des guides de la Bibliothèque des chemins de fer et de la Bibliothèque cicérone. La première fonctionne suivant le principe d’un guide-itinéraire par grande voie ferrée et la seconde propose des guides pour des villes ou des lieux plus touristiques. Car le voyageur se fait en efet peu à peu touriste, ce qui change les attendus de cette nouvelle littérature géographique. Mais certains invariants demeurent, comme l’illustration, de plus en plus riche. L’échelle change en revanche, passant de la région au territoire local, et les guides se dotent d’informations historiques et patrimoniales. À partir de 1860, Joanne dirige en outre le nouveau projet d’Hachette, l’Itinéraire général de la France, dans lequel le territoire national doit être entièrement couvert par un quadrillage d’une quinzaine d’ouvrages (ibid.). Le développement de la géographie institutionnelle Cet engouement pour les savoirs géographiques ne se restreint pas à la sphère publique, il produit aussi des conséquences dans la sphère institutionnelle. Alors que les efectifs des sociétés de géographie stagnent, voire reculent entre les années 1830 et 1840, le milieu du xixe siècle correspond à un moment où les adhésions augmentent de nouveau. L’histogramme réalisé à partir des diférents bulletins des sociétés permet de rendre compte de cette évolution (igure 17). La période 1840-1860 est bien globalement celle d’une augmentation des membres, mais celle-ci varie en proportion et en chifres absolus d’une société à l’autre. Les efectifs doublent pour Londres et augmentent de 40 % pour Paris, tandis que pour Berlin ils bondissent de plus de 45 %. Ces chifres sont tous impressionnants et illustrent un enthousiasme renouvelé pour les questions géographiques. Le président de la société londonienne durant cette période, Murchison, commente cet engouement avec ferveur. En 1859, il exulte de voir que la Royal Geographical Society s’impose comme la première des associations scientiiques de Londres : Notre nombre a augmenté si régulièrement que même si la Société semblait avoir atteint son sommet l’an passé, quand je parlais qu’il avait rapidement augmenté de 600 à près de 1100 membres, j’ai maintenant la joie d’apprendre qu’elle possède en fait 1200 membres, un nombre excédant de loin celui de tout autre corps scientiique à Londres. (BRGS, 1859, T29 : 343) [So steadily have our number augmented, that although the Society seemed to have reached its climax last year, when I spoke of it having rapidly increased from 600 to nearly 1100 members, I have now the happiness to know that it actually possesses 1200 members, a number far exceeding that of any other scientiic body in London.] Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 205 Figure 17. Évolution de l’efectif des trois sociétés de géographie de Paris, Berlin et Londres, 1821-1860. De telles manifestations de satisfaction, mais un peu plus nuancées, s’afichent aussi à Paris (BSGP, 1860) et à Berlin (BGFE, 1859) pour les bons résultats obtenus entre 1840 et 1860, même si la société parisienne marque quant à elle un léger repli et ne semble pas autant touchée par la frénésie géographique. Derrière cet accroissement général se cachent cependant des réalités diférentes, dès lors que l’on envisage la situation en chifres absolus. Londres se distingue très nettement de ses consœurs parisienne et berlinoise par le nombre de membres qu’elle regroupe : plus de 1300 en 1860, alors que les deux autres sociétés ont encore des allures provinciales, même si Berlin dépasse Paris en 1860. Cette diférence relète la hiérarchie qui structure l’Europe scientiique ainsi que les moyens alloués dans chaque sphère au progrès des savoirs géographiques. Londres possède en efet une capacité de mobilisation inancière et matérielle nettement supérieure à Paris ou Berlin (Fierro, 1983 ; Lejeune, 1993 ; Markham, 2009). Pour autant, la période 1840-1860 demeure celle d’une augmentation des adhésions, quelle que soit la société considérée. Cela constitue le premier indice que l’engouement géographique touche aussi la sphère institutionnelle. Le deuxième indice se trouve dans l’inlation du nombre de publications géographiques. Livres et revues géographiques semblent avoir trouvé leur public, car leur volume augmente au milieu du xixe siècle. Pour s’en rendre compte, il suit de mesurer le nombre de pages consacrées aux comptes rendus de lecture et aux nouvelles acquisitions dans les bulletins des sociétés de géographie. Pour donner un exemple concret, rien que pour l’année 1855, la Société de 206 La géographie : émergence d’un champ scientiique géographie de Paris reçoit une vingtaine d’ouvrages par séance, ce qui correspond à plus de cent ouvrages sur l’année (BSGP, 1855, S4, T9 et S4, T10). Quant aux recensions, elles représentent entre vingt et trente articles par an. Sans la dépasser, la part de l’activité de revue d’ouvrages géographiques rivalise avec l’annonce des nouvelles découvertes et explorations. La nécessité d’une bibliothèque se renforce d’ailleurs dans ces années pour les sociétés. Murchison fait par exemple, dans les années 1850, une campagne acharnée auprès du pouvoir britannique pour que la Royal Geographical Society dispose enin d’un lieu de stockage de sa collection d’ouvrages (BRGS, 1852, T22 ou 1859, T29). Outre les ouvrages, les revues dédiées aux savoirs géographiques se développent aussi, de deux manières parallèles. D’une part, les revues existantes changent à cette époque de format et, d’autre part, de nouvelles revues sont créées. Sauf les bulletins londoniens, les journaux des sociétés de géographie font tous peau neuve. En 1851, les bulletins de la société parisienne inaugurent une nouvelle formule : celle-ci gagne en épaisseur, puisque les volumes passent de 250 à 500 pages en moyenne et contiennent une nouvelle rubrique, celle des « Nouvelles géographiques », fortement alimentée (BSGP, 1851). En 1853, c’est la Gesellschaft für Erdkunde qui propose à son tour un périodique renouvelé. Il prend tout d’abord le nom de Zeitschrift für Allgemeine Erdkunde, Journal de géographie générale, et gagne lui aussi en volume. Dans son introduction au premier numéro, Gumprecht convoque comme modèle les Annales des voyages dirigées par Malte-Brun. Trois formes principales d’articles structurent le journal berlinois : 1) De plus longues contributions originales des membres ; 2) des extraits et de plus courtes notices au contenu géographique venant de journaux allemands ou étrangers et si possible une uniication complète des matériaux concernés ; 3) des annonces et des critiques des nouvelles et importantes œuvres et cartes géographiques, aussi bien allemandes qu’étrangères, auxquelles s’ajoutent les bulletins des sessions mensuelles de la société de géographie de Berlin, et enin à la in de l’année une bibliographie complète de la littérature géographique générale et un registre. (BGFE, 1853, NF, T1 : 4) [1) Längere Originalaufsätze von Mitarbeitern ; 2) Auszüge und kürzere Bemerkungen erdkunlichen Inhaltes aus deutschen und fremden Zeitschriften und eine möglichst vollständige Vereinigung des bezüglichen Materials ; 3) Anzeigen und Kritiken neuer wichtiger, sowohl deutscher, als fremder geographischer Werke und Karten, an welchen Inhalt sich noch die Berichte über die monatlichen Sitzungen der Berliner Gesellschaft für Erdkunde, und endlich am Schlusse des Jahres eine vollständige Bibliographie der gesammten geographischen Litteratur und ein Register anschließen werden.] La revue berlinoise entend donc ainsi prendre une autre dimension, en se donnant de nouvelles ambitions. Il s’agit pour elle d’être à la hauteur des productions françaises et britanniques. Elle s’inscrit à ce titre dans un mouvement plus global de renforcement des revues géographiques dans les métropoles européennes. Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 207 À côté des remaniements, de nouvelles revues apparaissent et viennent compléter le paysage géographique européen, telles que le Geographische Jahrbuch (Annuaire géographique) de Heinrich Berghaus qui paraît de manière éphémère entre 1850 et 1852, à Potsdam. La sphère prussienne rattrape nettement son retard lors de cette période et fournit aussi la plus emblématique des revues géographiques européennes pour le xixe siècle, les Petermann Geographische Mittheilungen. Cette revue est devenue, à partir de 1855, date de la parution du premier numéro, « l’organe central de la géographie dans la seconde moitié du xixe siècle » (Felsch, 2013 : 94). L’aventure de cette revue signe aussi le temps de la gloire pour son créateur, alors qu’il rejoint la ville de Gotha en 1853, après avoir vécu en Grande-Bretagne près de dix ans. Il possède déjà une solide réputation de cartographe et répand son aura sur la irme de Justus Perthes, avec lequel il s’associe pour poursuivre ses activités (ibid.). L’entreprise s’adjoint peu à peu les collaborations de célèbres géographes, cartographes et statisticiens prussiens et allemands, parmi lesquels Heinrich Berghaus. Le début de la collaboration entre Petermann et la maison Perthes est d’abord consacré à la publication du voyage africain de Heinrich Barth. Mais dès son arrivée à Gotha, Petermann lance aussi le projet de parutions régulières dans le journal publié par Perthes, qui permettraient de faire connaître les dernières nouvelles géographiques, à la manière du journal de Berghaus (Weller, 1911, 1914). Comme son illustre confrère, il commence par intituler sa publication Petermanns Geographisches Jahrbuch, qui devient vite les Geographische Mittheilungen. À partir du 15 février 1855, une revue à part entière, indépendante du journal de Perthes, paraît sous le nom de Petermanns Geographische Mittheilungen aus Justus Perthes’s Geographische Anhalt über wichtige neue Forschungen auf dem Gesamtgebiet tellurischer Wissenschaft ou der Geographie2. Cette entreprise dure vingt-trois ans, sous la direction de Petermann, et produit jusqu’en 1878, date de sa mort, cinquante-six volumes. L’aventure continue après sa disparition, mais c’est bien Petermann qui en fait le succès et la réputation. Il réunit autour de lui les plus grands noms de la géographie allemande : Barth, Vogel ou encore Heuglin collaborent à cette nouvelle aventure. Ritter et Humboldt commentent abondamment et avec enthousiasme les parutions des premiers numéros dans leur correspondance (Humboldt, Ritter, 2010). Plusieurs facteurs concourent au succès de la revue. Tout d’abord, Petermann se positionne sur un créneau neuf dans la sphère germanique. À part les bulletins de la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin et quelques journaux éphémères, tel celui de Berghaus, il n’existe pas de revue 2 Le nom de la revue passe donc de l’Annuaire géographique de Petermann aux Annonces géographiques, puis aux Annonces géographiques de Petermann à partir des repères géographiques de Justus Perthes sur les nouvelles et importantes recherches géographiques sur le champ général de la science tellurique ou de la géographie. 208 La géographie : émergence d’un champ scientiique géographique à proprement parler. Alors qu’il revient de Londres où la Royal Geographical Society se distingue par son activité foisonnante, le calme allemand le frappe. Un de ses objectifs consiste à participer au mouvement général de développement de cette branche du savoir dans la sphère germanophone. Il le rappelle à l’occasion du premier numéro : Pour promouvoir et annoncer les progrès de la géographie, partout dans le monde civilisé se sont regroupés des spécialistes, ou bien quelques-uns isolément se sont fait un devoir de poursuivre cet objectif. Nous aussi nous sentons incités à entrer dans les rangs de cet idéal, – non sans timidité, si nous sommes aussi appelés. Dans nos Geographischen Mittheilungen, qui dans notre esprit prennent le relais du Geographischen Jahrbuch de notre illustre professeur, professeur Berghaus, nous voulons essayer d’apporter notre faible obole au travail global réalisé autour des nouvelles ou surtout importantes recherches dans le champ général de la science tellurique. (PGM, 1855, T1 : 1-2) [Um die Fortschritte der Geographie zu befördern und zu verkünden, sind überall der civilisirten Welt die Fach-Männer zum gemeinsamen Streben zusammengetreten, oder einzelne haben es sich zur Lebensaufgabe gemacht, demselben Ziel nachzustreben. Auch wir fühlen uns angeregt, in die Reihen dieser unserer Vorbilder einzutreten, – nicht ohne Schüchternheit, ob wir auch dazu berufen sind. In unsern « Geographischen Mittheilungen », die sich, ihrem Wesen nach, dem « Geographischen Jahrbuch » unsers innig verehrten Lehrers, Professor Berghaus, anschliessen, wollen wir versuchen, ein geringes Scherlein beizutragen zur allgemeinen Kunde neuer oder überhaupt wichtiger Forschungen auf dem Gesammtgebiete tellurischer Wissenschaft.] L’enjeu de cette revue consiste donc à s’inscrire dans le développement européen des savoirs géographiques et à en fournir un ancrage germanophone solide. Petermann entend participer à l’extension de la connaissance humaine et, outre le but élevé qu’il s’est ixé, il propose une approche relativement innovante de la géographie. Un coup d’œil à la table des matières du premier numéro indique une organisation par régions du monde, ce qui est assez rare dans les productions de cette époque. Ensuite, sa revue vise l’eicacité. Quatre catégories permettent de faire le tour de chaque continent : les grands articles, les notices, la recension de la littérature géographique et les cartes. Chaque volume compte un très grand nombre d’articles, relativement courts pour la plupart, qui visent à l’exhaustivité de l’information géographique. L’accent est mis sur l’actualité géographique et la fraîcheur des informations transmises. D’un point de vue thématique, tout est couvert ou presque : la géographie humaine côtoie des thématiques plus physiques, pour reprendre les partitions actuelles. Et aucune partie du monde n’est oubliée. Mais ce qui participe au succès de la revue se situe surtout dans la richesse de la quatrième catégorie : les cartes. Petermann accorde en efet une place prépondérante à la cartographie, ses premières amours. Dès le premier numéro de son périodique, il airme ainsi sa volonté de les mettre en bonne place : Nos Mittheilungen doivent se distinguer de tous les autres écrits semblables, du fait qu’elles regroupent les résultats inaux des recherches géographiques sur des cartes soigneusement Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 209 travaillées et proprement exécutées et qu’elles les illustrent graphiquement. C’est pourquoi jamais un numéro de notre journal ne paraîtra sans un ou plusieurs accompagnements cartographiques, et ceux-ci seront conçus avec beaucoup d’attention, de manière à ce qu’ils forment pour tous les propriétaires des Atlas de Stieler, de l’Atlas physique de Berghaus ainsi que les autres œuvres cartographiques issues d’institutions, un supplément continu et facilement accessible en format de poche. (ibid. : 2) [Unsere « Mittheilungen » sollen sich dadurch von allen ähnlichen Schriften unterscheiden, dass sie auf sorgfältig bearbeiteten und sauber ausgeführten Karten des Endresultat neuer geographischen Forschungen zusammenfassen und graphisch veranschaulichen. Nie wird deshalb eine Nummer unserer Schrift ausgegebn werden, ohne eine oder mehrere Karten-Beilagen, und diese werden mit besonderer Rücksicht darauf entworfen werden, dass sie allen Besitzern von Stieler’s Hand-Atlas, Berghaus’ Physikalischem Atlas, und anderen aus der Anstalt hervorgegangenen Kartenwerken ein fortlaufendes leicht zugängliches Supplement in handischler Form gewähren.] Plus qu’une illustration, la carte doit constituer dans l’esprit de Petermann un support à part entière de l’information géographique. Forte de ces atouts et d’une réelle originalité dans sa conception, cette entreprise s’impose en quelques années comme un organe incontournable des progrès de la géographie européenne. Le développement de la cartographie Cet attrait pour le medium cartographique est déjà marqué à partir des années 1820-1830, il s’ampliie dans la période 1840-1860. Cela se traduit par la création de nouveaux lieux de production ou de stockage des cartes, publics ou privés, et / ou par l’augmentation du nombre de cartes produites. La réalisation la plus spectaculaire est celle de la Map Room de la société londonienne, créée en 1854. Comme ses consœurs, la Royal Geographical Society prévoit dans ses statuts de 1830 la formation d’une collection complète de cartes et de schémas, depuis la période la plus ancienne marquée par des contours géographiques grossiers jusqu’aux plus perfectionnés du temps présent. (BRGS, 1830, T1 : vii) [complete collection of maps and charts from the earliest period of rude geographical delineations to the most improved of the present time.] Les premières années ne sont pour autant guère satisfaisantes : mises à part quelques centaines de cartes glanées dans les étages de l’Amirauté, les décennies 1830 et 1840 sont pauvres en acquisitions. Il faut attendre les années 1850, et plus particulièrement 1854, pour que la collection cartographique décolle (Crone, Day, 1960). La collection se développe alors que la Couronne accorde à la Royal Geographical Society des fonds et des moyens matériels pour cette entreprise. Cinq cents livres sont octroyées pour louer un appartement propre à recevoir le stock de cartes, et deux mille pour l’acquisition de nouveautés et 210 La géographie : émergence d’un champ scientiique de raretés. Les cartes de l’Ordnance Survey alimentent notamment ce bureau des cartes, qui bénéicie de la multiplication des entreprises de relevés topographiques lancées par la Grande-Bretagne en métropole et dans les colonies. Proitant ainsi des productions privées mais aussi gouvernementales, la Map Room devient un organe essentiel de la société londonienne (ibid.). Outre l’augmentation des collections institutionnelles, la période 1840-1860 voit le développement de bureaux de production cartographique. En 1839, Heinrich Berghaus, le collaborateur de Humboldt en matière de cartes, ouvre une des premières écoles cartographiques privées en Allemagne, la Geographische Kunstschule, installée à Potsdam. Non seulement il forme les futurs cartographes prussiens, mais il produit également dans cette école des cartes et des atlas, dont le Physikalischer Atlas (1837-1848) commencé seul et poursuivi avec ses élèves. Il réalise aussi l’atlas qui accompagne les volumes du Kosmos de Humboldt, ce qui assure à l’école sa renommée. L’école fonctionne entièrement sur des fonds privés, ce qui rend son existence parfois diicile et aléatoire (Felsch, 2013), mais la qualité de la formation et des productions lui assure un public toujours plus nombreux. Pour autant, le plus fameux bureau cartographique reste sans doute celui de William et Alexander Keith Johnston, créé à Londres au milieu des années 1820. La fabrique se rend célèbre par les innovations technologiques qu’elle encourage (gravure sur cuivre) et par les grandes entreprises cartographiques qu’elle engage : Alexander Keith Johnston contribue largement à la réalisation de la version anglaise de l’atlas du Kosmos de Humboldt par exemple, et lui-même lance un National Atlas of General Geography, dont les premières planches sortent des presses en 1843. De plus, cette entreprise fonctionne comme un véritable centre de formation pour les cartographes de l’Europe entière. Petermann, après avoir passé plusieurs années chez Berghaus, parfait son éducation cartographique dans cette irme (ibid.). Les cartes prennent ainsi une place de choix dans les productions géographiques, les volumes écrits s’accompagnent de plus en plus d’atlas qui forment non pas des appendices au texte principal, mais des ouvrages à part entière. Plusieurs facteurs concourent à la valorisation du medium cartographique dans le champ des savoirs géographiques et façonnent la façon dont les cartes sont établies. Tout d’abord, la cartographie rejoint le problème de la mise en ordre du monde. Alors que l’exploration physique des blancs du planisphère se poursuit, les géographes ont à cœur d’actualiser les cartes. Celles-ci représentent alors graphiquement les progrès réalisés en termes d’explorations et de connaissances. Or le rythme des explorations s’accélère au milieu du siècle, ce qui enjoint les cartographes à revoir de manière très régulière leurs cartes. De plus, les techniques d’impression s’améliorent nettement, avec la mise en place de la gravure sur cuivre (Felsch, 2013 ; Schröder, 2011), ce qui facilite la reproduction et donc la difusion des cartes à une échelle mondiale. Ensuite, en Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 211 contexte colonial comme en métropole, les cartes symbolisent plus que jamais la mainmise et le contrôle politique sur un territoire. Les représentations scientiiques ne sont donc jamais bien éloignées d’objectifs politiques, d’autant que la majeure partie des cartes est produite par des instances militaires : Dépôt de la guerre, Ordnance Survey ou Kriegsschule, qui organisent une grande partie du système de production cartographique, de la collecte des données en amont sur le terrain à l’élaboration des cartes (Desbois, 2012). Elles gèrent des projets de grande ampleur, comme celui de la carte de France mené par le général Pelet à partir de la in des années 1820 (ibid.). Le contexte colonial constitue de plus un ferment cartographique fécond. Et même lorsque les productions cartographiques sont assurées par des entreprises privées ou des particuliers, les commandes recouvrent des objets politiques : Alexander Keith Johnston fournit par exemple au gouvernement britannique des cartes démographiques (Felsch, 2013). Les commandes et besoins politiques constituent donc un des facteurs d’explication les plus importants de l’engouement cartographique du milieu du siècle. Ici, la sphère institutionnelle réagit donc à des attentes tant sociales que politiques. Les géographes dans la sphère du pouvoir Les sociétés de géographies, organe du pouvoir ? Concernant la sociologie des sociétés de géographie, la tendance observée lors des décennies précédentes se poursuit. Entre 1840 et 1860, les sociétés recrutent et ce, surtout du côté des élites dirigeantes, politiques, économiques et militaires. Cette tendance n’est pas nouvelle, mais elle est de plus en plus marquée. Plusieurs indices concourent à cette conclusion. Catégorie Aristocratie 1821-1861 1840-1861 Efectif % Efectif % 18 49 4 21 Armée 8 22 5 26 Autres 11 29 10 53 Total 37 100 19 100 Tableau 9. Sociologie des présidents de la Société de géographie de Paris, 1821-1861. Du côté français, la liste des présidents de la société parisienne suit à se rendre compte de l’incursion du monde du pouvoir. Bien que cette fonction soit éminemment et essentiellement honoriique, elle représente tout de même 212 La géographie : émergence d’un champ scientiique l’orientation donnée à la noble institution. Entre 1821 et 1861, l’aristocratie et l’armée représentent à elles seules près des trois quarts des présidents de la société (tableau 9). Cette proportion chute environ de moitié pour la période 1840-1861, avec une place plus grande faite aux civils. Même si leur part baisse en proportion, les titres des militaires qui siègent comme président signalent que la très haute administration militaire est présente : amiraux, contre-amiraux ou généraux se partagent ainsi la fonction. Les militaires et responsables politiques sont aussi très nombreux dans les rangs des membres ordinaires. Un tour d’horizon des membres de la société londonienne permet de s’en convaincre (tableau 10). Sur les 1 302 membres que la société compte au début de l’année 1859, 246 font partie du corps militaire, le reste des membres étant composé à 90 % de membres de l’aristocratie. Catégorie Efectif % de membres Armée 246 19 Aristocratie 932 72 Autres 124 9 Total 1 302 100 Tableau 10. Sociologie des membres de la Royal Geographical Society, 1830-18593. Le pouvoir apparaît d’autant plus comme un élément central du dispositif géographique qu’il renforce son soutien moral et inancier. Les subventions restent à peu près les mêmes que dans les décennies précédentes : 52 000 £ par an pour la Royal Geographical Society par exemple, qui est de loin la plus généreusement dotée (BRGS). Ponctuellement, quelques donations viennent en outre aider les sociétés, comme l’aide apportée en 1845 à la collection géographique de la bibliothèque royale gérée par Jomard (BSGP, 1845, S3, T4). Le soutien augmente surtout en termes de prises d’intérêt dans les expéditions lancées ou soutenues par les sociétés de géographie. Cependant, chaque gouvernement participe à la hauteur de ses possibilités. Côté britannique, les moyens déployés sont largement supérieurs à ceux investis dans la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin, qui garde une dimension provinciale. L’enthousiasme public et royal est particulièrement fort pour l’expédition polaire de John Franklin lancée en 1845, inancée par l’Amirauté et soutenue par la société londonienne (BRGS, 1845, 1846, 1847). Du côté français, les subventions portent majoritairement sur des projets coloniaux : le politique ne se montre pas avare, comme le prix lancé en 1855 pour la reconnaissance d’un itinéraire entre l’Algérie et le Sénégal le prouve. 3 Dans ce tableau, le double compte armée / aristocratie n’est pas efectué. Lorsqu’un aristocrate est en même temps militaire, il est comptabilisé dans la catégorie « Armée ». Ce qui indique que la catégorie « Aristocratie » est légèrement sous-estimée. Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 213 Seul le pouvoir berlinois paraît nettement en retrait dans l’accompagnement des projets de la société de géographie. La société berlinoise fonctionne sur un mode indépendant, comptant sur les mécénats particuliers et les adhésions individuelles. Les lancements d’expéditions sont d’ailleurs peu nombreux et les appels de fonds souvent diiciles à atteindre. Une diférence assez marquée existe donc entre les sociétés parisienne et londonienne et la société berlinoise, qui conserve un fonctionnement de type associatif beaucoup moins ancré dans les sphères de pouvoir. Cela induit une hiérarchie entre les sociétés elles-mêmes, selon un gradient d’implication du pouvoir. Mais quelles que soient leur situation inancière et leur taille, la présence de membres des sphères de pouvoir se renforce et atteste d’une intrication toujours plus forte entre les champs. L’apparition d’une nouvelle génération de géographes Ce qui favorise également le rapprochement entre ces deux sphères tient à un changement de génération des géographes à partir des années 1850. Entre 1850 et 1865, les fondateurs des sociétés de géographie disparaissent presque tous en efet. Parmi les disparitions les plus emblématiques, trois retiennent particulièrement l’attention : celles de Humboldt, Ritter et Jomard, qui interviennent en quelques années. Alexander von Humboldt s’éteint en mai 1859, Ritter en septembre de la même année et Jomard en septembre 1862. Ainsi, autour de 1860, ce sont trois igures majeures de la géographie du premier xixe siècle qui quittent la scène. Les hommages sont unanimes et nombreux, leurs confrères décrivent des hommes infatigables, dévoués à la cause géographique qu’ils avaient totalement embrassée. Dans le long article en forme d’éloge que la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin consacre à Carl Ritter comme dans l’hommage rendu à Jomard par ses collègues parisiens, transparaît l’image de deux hommes pleinement engagés dans les progrès de la discipline : [Hommage à Ritter :] Pour permettre la réalisation de son œuvre immense, cela nécessitait de fait la réunion de fort nombreuses et variées qualités, qui advinrent grâce à un talent originel, grâce à une conduite de vie caractéristique et une étude constante, comme elle s’était trouvée de la même manière à cette époque chez aucun autre que lui, et qui dans les temps à venir se trouvera aussi rarement : la réunion d’une force immense, et véritablement géniale, d’une conception géographique totale et la combinaison d’un souci infatigable et suivi du plus petit détail, la combinaison d’une connaissance vivante et vaste dans le domaine des sciences de la nature avec une maîtrise sûre d’une matière historique énorme, enin la combinaison de la foi et la minutie de la recherche érudite avec le talent de la présentation la plus riche, la plus signiicative et toujours récente. (BGFE, 1859, ZAE, T6 : 218) [Um die Ausführung seines grossartigen Werkes zu ermöglichen, bedürfte es in der That der Vereinigung höchst mannichfaltiger und verschiedenartiger Eigenschaften, die in ihm durch ursprüngliche Anlage, durch eine eigenthümliche Lebensführung und die beharrlichsten Studien herbeigeführt worden war, wie sie in gleicher Weise weder von ihm, noch 214 La géographie : émergence d’un champ scientiique zu seiner Zeit sich in irgend einem Andern gefunden hat, und auch in künftigen Zeiten wohl nur höchst selten sich wieder inden wird : die Verbindung einer gewaltigen, wahrhaft genialen Kraft geographischer Gesammtanschauung und Combination mit einer auch dem kleinsten Detail unermüdlich nachgehenden Sorgfalt, ausgedehnter und lebendiger Kenntnisse auf dem Gebiete der Naturwissenschaften mit sicherer Beherrschung eines ungeheuern historischen Stofes, endlich der Treue und Gründlichkeit gelehrter Forschung mit der Gabe der reichsten und bezeichnendsten, stets frischen Darstellung.] [Hommage à Jomard :] Tout était à créer dans le nouveau département, mais avec ce zèle ardent, cette activité et cet esprit de suite qui surmontent toutes les diicultés, qualités que notre confrère possédait au suprême degré, quelques mois s’étaient à peine écoulés depuis son installation, que ces archives générales des sciences géographiques qui ne renfermaient avant lui qu’un petit nombre de documents la plupart incomplets, avaient plus que décuplé, étaient ouvertes aux hommes studieux, avides de s’instruire, et pouvaient déjà être consultées avec fruit. Proitant de toutes les occasions qui s’ofraient à lui avec les fonds mis à sa disposition, soit par des échanges avec les puissances étrangères, soit enin par les dons qu’il obtenait, en stimulant le zèle de ses nombreux correspondants, il est parvenu, après trente-quatre ans d’exercice, à rendre son dépôt, qui n’a pas cessé un seul instant de s’accroître, le plus riche du monde peut-être. Il est à craindre que les mesures récemment adoptées, depuis la mort de son créateur, n’aient fortement ébranlé ce bel établissement, en le réduisant à n’être qu’une succursale, un simple dépôt subordonné au Département des imprimés, et par conséquent sans initiative scientiique et sans force. (BSGP, 1863, S5, T5 : 93) Ritter partage avec Jomard la particularité d’être l’un des premiers en Europe à s’être consacré exclusivement à la géographie et à ses progrès. Leurs contemporains en ont une totale conscience et la dernière remarque concernant Jomard n’est d’ailleurs pas anodine : avec la disparition de Jomard, mais comme avec celle de Ritter et de Humboldt, la géographie ne perd-elle pas ses meilleurs ambassadeurs ? À qui revient dès lors l’« initiative scientiique » ? La disparition des fondateurs, des « dernier[s] savant[s] universel[s] » (Gayet, 2006), coïncide avec l’avènement d’une nouvelle génération, représentée notamment par August Petermann ou Louis Vivien de Saint-Martin, qui incarne une autre manière de faire de la géographie et d’être géographe. Alors que les Humboldt, Jomard et Ritter incarnent la igure du savant dévoué à la science, et plus encore à l’humanité, dans une vision kantienne et héritée des Lumières, leurs successeurs semblent laisser de côté cette dimension et privilégier leur propre ego. Pour qualiier cette attitude, Philipp Felsch parle à propos d’August Petermann de « Privatgelehrter » (Felsch, 2013 : 151), c’est-à-dire d’érudit privé, au sens où le géographe serait alors un savant menant ses recherches à et pour son propre compte, une sorte de prestataire de services pour le compte de qui veut bien de lui. La carrière géographique se professionnalisant peu à peu et l’existence de la discipline paraissant assurée à partir des années 1840, les membres de la nouvelle génération, qui n’ont pas participé à la fondation des premières institutions, voient peut-être aussi les avantages personnels à retirer du fait de devenir géographe. L’avancement des connaissances humaines, et des connais- Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 215 sances géographiques en particulier, ne s’eface pas pour autant, mais ce sont aussi les perspectives professionnelles attrayantes qui peuvent susciter des vocations, et plus uniquement une certaine dévotion pour le progrès scientiique. Le parcours de Vivien de Saint-Martin ofre à ce titre une bonne illustration de ce processus. Né en 1802, il n’appartient pas à la génération des fondateurs des sociétés de géographie. Sa biographie révèle une dimension individuelle forte et le distingue par son engagement dans et pour la construction d’une géographie partisane. Non seulement le développement géographique est à son service propre, mais il doit encore servir à asseoir la place de la France dans le concert des nations européennes. Pour propulser sa carrière, Vivien de Saint-Martin jette son dévolu sur les institutions déjà existantes de la géographie, qu’il reprend à son compte. Il s’illustre à partir de 1840, date à laquelle il reprend l’entreprise de Conrad Malte-Brun et dirige les Nouvelles annales des voyages et des sciences géographiques. Il est plusieurs fois vice-président de la Société de géographie de Paris. Enin, il lance à partir de 1862 une nouvelle revue, L’année géographique : revue annuelle des voyages de terre et de mer ainsi que des explorations, missions, relations et publications diverses relatives aux sciences géographiques et ethnographiques. L’introduction du premier numéro donne le ton et contribue à classer Vivien de Saint-Martin dans cette nouvelle génération de géographes : On rapporte que dans la conversation qu’il eut avec Napoléon, lorsque celui-ci se trouvait à Erfurth en 1807, Goethe aurait dit, à propos du génie scientiique de la France : « Ce qui caractérise votre nation, Sir, ce n’est pas seulement l’urbanité, l’esprit, les dispositions sympathiques, c’est de ne pas savoir la géographie. » Authentique ou non, il faut avouer que le mot attribué au grand poète exprime le sentiment de l’Allemagne, et que nous l’avons justiié sous plus d’un rapport. Nous devons reconnaître, en efet, que la géographie n’est pas précisément le côté le plus brillant de notre éducation nationale. Cette infériorité, dont nous n’avons pas à rechercher la cause, est d’autant plus aligeante qu’elle n’est pas de vieille date. Jusque vers la in du dernier siècle, c’est la France qui a tenu en Europe la tête des sciences géographiques ; c’est à la France qu’appartenaient alors, dans cette branche des études historiques, les plus grands noms et les plus grandes œuvres. Depuis quatre-vingts ans tout a changé de face. Pendant que les saines traditions s’altéraient chez nous et se perdaient au milieu de nos bouleversements, nos voisins d’outreRhin, obscurs et inconnus il y a cent ans à peine, se sont rapidement élevés jusqu’à la position d’où maintenant ils laissent tomber sur nous leurs regards quelque peu dédaigneux. N’exagérons rien, cependant ; le feu sacré ne s’est jamais complètement éteint. Ce qui nous manque, ce n’est pas la science, c’est la difusion. Il est temps d’y songer sérieusement, et de secouer l’apathie où nous nous sommes assoupis. Nous pouvons regagner bien vite la place que nous avons laissé prendre. Quand un prodigieux mouvement s’accomplit dans le domaine tout entier des études historiques, quand d’immortelles découvertes, dont l’initiative appartient à la France, renouvellent en quelque sorte les fondements de la science et en agrandissent immensément les horizons, les études géographiques, qui sont la base de toutes les autres, ne sauraient rester plus longtemps dans l’état de stagnation où elles se sont afaissées. (Vivien de SaintMartin, 1863 : I-II) 216 La géographie : émergence d’un champ scientiique La posture de Vivien de Saint-Martin bouleverse tout ce que les géographes précédents ont laborieusement développé : l’idée essentielle d’une universalité des savoirs et celle, qui est liée à la première, d’une mise de ces savoirs au service de l’humanité. À travers ces deux paragraphes, il apparaît que le rapport entre géographie et humanité est renversé. Sans doute le ton vindicatif de l’auteur dérive-t-il d’une montée des tensions géopolitiques en Europe au début des années 1860, mais il semble s’inscrire dans ce contexte, voire même y participer. Alors que pendant les décennies 1830, 1840 et même 1850, nombre de géographes regardent l’actualité politique avec une certaine distance, Vivien de Saint-Martin en fait un prisme d’interprétation et d’élaboration des savoirs géographiques. À l’encontre de ses prédécesseurs, il dresse le portrait d’une géographie partisane, non pas au service de l’humanité, mais seulement d’une partie d’entre elle. Il s’agit à ce titre d’utiliser la géographie comme un pouvoir au service des nations, et non l’inverse. Cette idée se retrouve également chez Petermann (Felsch, 2013). L’exemple de Vivien de Saint-Martin invite à pousser la rélexion sur le tournant générationnel : la défense qu’il fait d’une géographie partisane ne relète-t-elle pas l’idéologisation progressive et renforcée des savoirs géographiques ? Sans parler d’une omniprésence idéologique – les Vivien de Saint-Martin et Petermann n’étant pas majoritaires –, les savoirs géographiques semblent en efet ne plus être animés uniquement par les exigences universalistes et humanistes qui ont contribué à les fonder. Certes, il reste de très illustres représentants de ces aspirations, tels qu’Élisée Reclus en France (Ferretti, 2014). Les années 1840 et 1850 ne sont encore pas les années 1860 ou 1870, pendant lesquelles une politisation de la science s’efectue à l’occasion du contexte géopolitique européen bien particulier, mais elles annoncent de nouvelles orientations prises par la science géographique. La nationalisation de la fabrique géographique Une circulation nationalisée des informations géographiques Tout d’abord, les lux institutionnalisés provenant des sociétés ou leur parvenant se singularisent par leur caractère de plus en plus européo-, voire nationalo-centré. Les échanges, qu’ils soient matériels ou immatériels, continuent d’être très nombreux et de constituer un des modes de fonctionnement les plus importants des sociétés de géographie. Durant la période 1840-1860, les sociétés ne renoncent donc pas à reproduire l’idéal de la République des Lettres, mais le politique s’invite dans la circulation des lux d’informations. En efet, et cela s’inscrit dans la continuité des années précédentes, elles reçoivent Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 217 et difusent les informations géographiques selon une logique nationale, ou qui relète en grande partie les sphères d’inluence politique de la nation dont elles dépendent. Cette tendance déjà forte avant s’accentue lors des décennies 1840-1850. L’enjeu colonial contribue pour une bonne part à la continuelle nationalisation des lux. Les trois cartes ci-dessous présentent la géographie des lux pour chaque société, en dehors du continent européen, ce qui permet de dessiner des géographies nationalisées des circuits du savoir géographique (igures 18, 19 et 204 page suivante). Chaque société possède ses sphères de prédilection, qui ne se recouvrent pas nécessairement les unes les autres. La société britannique continue de couvrir une grande partie du monde, grâce à un réseau d’informateurs très étendu. La société berlinoise possède une aire d’inluence nettement moindre, tandis que sa consœur parisienne se trouve dans une situation intermédiaire. Quelques éléments changent cependant avec la période 1820-1840. Le développement du processus colonial tend à modeler la cartographie des lux de l’information dessinée pour chaque société. En efet, si l’on compare ces igures aux igures 16 et 17, une bonne partie des cartes peut être superposée. Les espaces coloniaux contribuent nettement à modeler la géographie des réseaux des sociétés de géographie : ils renforcent certaines régions (Afrique du Nord et Algérie côté français ; Inde, Asie orientale côté britannique, par exemple) et en font surgir de nouvelles (Afrique de l’Est côtés britannique et prussien, notamment). Ainsi, le contexte politique et militaire de conquête participe à la coniguration spatiale et réticulaire de la chaîne d’information géographique, en dessinant des géographies nationalisées. De plus, l’actualité économique contribue elle aussi à accentuer les diférences observées : par exemple, alors que la Grande-Bretagne signe en 1842 les accords de Nankin, les lux s’accentuent avec la Chine et l’Asie orientale. Enin, un point commun surgit, l’intérêt accordé à l’Amérique centrale. Cette présence nouvelle et simultanée traduit la curiosité portée au projet d’un canal transocéanique à travers l’isthme central-américain. Les perspectives économiques entrouvertes suscitent alors de la part des trois sociétés un élan d’intérêt qui s’exprime par l’extension de leur réseau d’information dans cette région. Le contexte politique, qui est aussi militaire et économique, contribue ainsi à façonner des géographies nationalisées pour les réseaux d’échange et de circulation des savoirs géographiques. Non seulement les sociétés de géographie s’avèrent être des organes scientiiques annexés au pouvoir national dont elles dépendent, mais celui-ci oriente encore l’origine des lux déployés vers elles et en partance de ces institutions. 4 La légende de la igure 19 est commune aux igures 20 et 21. 218 La géographie : émergence d’un champ scientiique L. Péaud 2014 Figure 18. Flux et échanges d’informations vers la Royal Geographical Society, 1840-1860. L. Péaud 2014 Figure 19. Flux et échanges d’informations vers la Société de géographie de Paris, 1840-1860. Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 219 L. Péaud 2014 Figure 20. Flux et échanges d’informations vers la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin, 1840-1860. Légende 220 La géographie : émergence d’un champ scientiique Des cartographies nationales Un autre indice de cette intrication entre savoirs géographiques et monde politique se situe dans l’orientation thématique et utilitariste des productions cartographiques. En efet, si le medium cartographique s’airme en tant qu’outil et production de prédilection des géographes entre 1840 et 1860, il apparaît aussi inluencé par les sphères du pouvoir. Les demandes politiques et militaires favorisent l’émergence d’un nouveau type de représentation cartographique : la carte par répartition, ou carte thématique. Le signal de départ est donné en 1828 avec la réalisation de la première carte démographique de la Prusse de Carl von Rau (Administrativ-Statistischer Atlas von Preussischen Staat), qui rappelle que la Prusse avait été le premier État européen à se doter d’un bureau oiciel de statistiques, dès 1805. Quelques réalisations similaires suivent en Grande-Bretagne et en France : en 1833, une carte de Scorpe représente la répartition de la population à l’échelle mondiale ; en 1836, d’Angeville propose dans son Essai sur la statistique de la population française un essai de cartographie quantitative. Mais tout commence réellement avec le développement des cartes de chemin de fer dans les années 1830, qui marque le début de réelles innovations graphiques (Palsky, 1991). Comme le rappelle Gilles Palsky : La distribution de la population est pour eux [les ingénieurs] un paramètre essentiel : pour tracer une voie nouvelle, il faut prendre en compte les lux existants (mouvements des voyageurs et des marchandises sur les routes, les canaux) mais également la population desservie. Celle-ci, décrite statistiquement dans les mémoires ou avant-projets de lignes, a pu également faire l’objet de représentation cartographique. (ibid. : 454) Une des premières cartes de ce genre est réalisée par Henry Drury Harness en 1837, pour la commission des chemins de fer d’Irlande ; elle est accompagnée d’une des premières cartes utilisant la proportionnalité pour représenter les lux de voyageurs sur le réseau de chemin de fer irlandais. La question de l’aménagement du territoire devient ainsi une préoccupation majeure des gouvernants et des irmes privées chargées de le réaliser. Et les cartes thématiques, qui sont à l’origine essentiellement des cartes par répartition, se multiplient. Elles concernent en premier lieu des aspects démographiques : la connaissance de la répartition de la population sur le territoire représente un enjeu majeur. Des cartographes comme Johnston, Berghaus ou Petermann sont les acteurs de ce renouveau cartographique. Alors qu’il séjourne à Londres à la in des années 1840 et que les autorités craignent une épidémie de choléra, Petermann produit une carte de la répartition de la population des îles britanniques qu’il transmet au gouvernement5. Ce genre de cartes 5 Il s’agit de la Cholera Map of the British Isles (1848). Cette carte est consultable à la Staatsbibliothek zu Berlin. Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 221 se généralise peu à peu et signale à la fois des innovations techniques et l’interaction grandissante entre les préoccupations politiques et les productions géographiques. Les cartes de répartition de population sont permises par la rencontre de l’apparition d’enjeux politiques nouveaux (hygiène, aménagement du territoire, croissance démographique), du développement d’outils statistiques performants et des rélexions menées au sein de la discipline géographique en matière de représentation graphique. Ce besoin de représenter s’inscrit également dans la volonté de quantiier et de mesurer tous les phénomènes : la ièvre cartographique est aussi à ce titre une ièvre statistique et quantitative. Cet exemple signale de plus la complexité et la réciprocité des liens existants entre les sphères politiques et les savoirs géographiques : en l’occurrence, l’inluence exercée par le politique ne se traduit pas seulement en termes de contraintes épistémologiques (périmètres d’objets imposés), elle ouvre aussi la voie à des innovations disciplinaires pérennes qui font encore aujourd’hui la valeur des productions géographiques. Car dans les années 1840 et 1850, ce ne sont ni plus ni moins que les premiers jalons de la sémiologie moderne qui sont posés (ibid.). Une écriture nationalisée du monde ? L’analyse des discours géographiques sur les espaces coloniaux a révélé une certaine distance idéologique de la part des géographes. Mais des interactions évidentes avec le contexte politique national apparaissent : pour autant, le discours géographique s’imprègne-t-il aussi de ces relations privilégiées ? La nationalisation des périmètres d’objets La cartographie des objets des trois sociétés de géographie montre bien en efet une nationalisation des centres d’intérêt géographiques (igures 21, 22 et 23, page suivante). Du côté de la société parisienne, on y retrouve la passion pour le continent africain constatée plus haut, qui domine très nettement les autres espaces. Cette attraction de l’Afrique est d’ailleurs commune aux trois sociétés, elle domine aussi pour la société londonienne et suit l’Europe de près pour les géographes berlinois. L’Europe demeure encore un pôle d’intérêt non négligeable pour les géographes français ; mais ensuite les autres sous-continents ou régions du monde sont à peu près également marginalisés. La cartographie des périmètres d’objets géographiques français se révèle donc très concentrée sur deux régions phares qui relètent les intérêts français très tournés vers le processus colonial. La carte française partage cependant avec les deux autres une marginalisation des pôles et des espaces périphériques d’une manière générale (comme les îles), qui comptent faiblement. 222 La géographie : émergence d’un champ scientiique L. Péaud 2014 Figure 21. Carte des périmètres d’objets de la Société de géographie de Paris (1840-1860). L. Péaud 2014 Figure 22. Carte des périmètres d’objets de la Royal Geographical Society (1840-1860). Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 223 L. Péaud 2014 Figure 23. Carte des périmètres d’objets de la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin (1840-1860). La carte pour la société londonienne fait apparaître une coniguration plus polycentrique, mais dominée également par l’Afrique. L’Océanie et le Proche et Moyen-Orient se taillent aussi une part non négligeable des objets d’intérêt, ce qui contraste totalement avec la place que ces régions occupent pour Paris ou Berlin. Cette carte révèle clairement une coïncidence entre les intérêts coloniaux et commerciaux de la Grande-Bretagne et les curiosités géographiques. Cela est d’autant plus visible que l’Europe occupe une place relativement marginale, contrairement aux deux autres sociétés. Pour les géographes britanniques, le regard porte bien au-delà du Vieux Continent, et cela apparaît comme une constante tout au long de la période. Côté berlinois enin, le regard porte majoritairement sur l’Europe, qui distance les autres régions du monde en termes de curiosité géographique. Seule l’Afrique sort quelque peu du lot, signe que les intérêts européens convergent globalement vers ce continent. On retrouve enin les signes de la présence économique de la Prusse : l’Amérique du Sud, où quelques tentatives de colonisation allemande ont eu lieu, et l’Asie du Sud-Est, en particulier la Chine, se distinguent. Même si les trois sociétés partagent des intérêts (Afrique) et des désintérêts relatifs communs (Arctique, Antarctique), des spéciicités nationales apparaissent bien, qui distinguent nettement les périmètres géographiques pris en charge par chacune des trois sphères. Ces cartes 224 La géographie : émergence d’un champ scientiique interrogent du reste la concordance des intérêts géographiques avec le contexte colonial et économique, puisque les cartes des aires d’inluence économiques se superposent presque à l’identique (voir supra : igures 19, 20 et 21). Ce que les cartes révèlent se trouve conirmé par la lecture des articles publiés par les sociétés et par les préoccupations des géographes : les questions économiques et commerciales apparaissent en efet de plus en plus comme des enjeux dont les géographes se saisissent. L’intérêt porté à ces questions est largement lié côté français et britannique au développement colonial, qui ouvre de formidables opportunités en termes de marché. Mais, même hors contexte colonial, les enjeux commerciaux s’airment comme des objets géographiques majeurs. Cela se traduit pour une part en termes quantitatifs : les articles concernant des questions commerciales ou économiques représentent entre 15 et 20 % du contenu des bulletins, toutes sociétés confondues. La totalité de ces articles porte sur l’espace national ou colonial britannique pour la Royal Geographical Society ; pour les sociétés parisienne et berlinoise, l’immense majorité concerne aussi l’espace national, mais on trouve également quelques incursions du côté des autres nations européennes. La Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin manifeste notamment un certain intérêt pour le développement du commerce en Algérie sous domination française (BGFE, 1855, S3, T4) ou encore pour les visées britanniques en Sierra Leone (BGFE, 1850, S2, T6). La Société de géographie de Paris regarde aussi ponctuellement du côté des entreprises concurrentes, par exemple les velléités allemandes à la in des années 1840 (BSGP, 1846, S3, T6). La plupart du temps, en tout cas, les questions commerciales sont donc abordées à travers le prisme national et dessinent des périmètres d’objets nationalisés. En outre, et pour rester du côté allemand, même les tenants de la reine Geographie, c’est-à-dire d’une géographie pure et seulement attachée à élucider les phénomènes naturels, accordent à ces enjeux une importance non négligeable. On peut nettement le voir à travers les articles proposés par Ritter. Celui-ci multiplie, à l’Académie des sciences de Berlin, les communications sur le progrès des cultures agricoles : en 1841, sur l’étendue géographique de la culture de la canne à sucre ; en 1844, sur la culture de l’olivier ; en 1846, sur l’origine africaine du café ; et en 1847, sur les caravanes de chameaux et la culture des dattes chez les peuples nomades d’Afrique du Nord. Ces articles mêlent toujours une dimension historique, mais ils prouvent surtout que les enjeux économiques, ici agricoles et marchands, inluencent de plus en plus la production des savoirs géographiques puisque, même dans le cadre de la reine Geographie qui se veut détachée de toute contingence politique et nationale, la question est posée. L’expression de cet intérêt économique se manifeste de plus par un traitement particulier de ces objets. Les sociétés prennent en charge deux éléments : d’une part, une veille scientiique quant aux avancées du commerce de leur nation et, d’autre part, une participation à l’ouverture de nouveaux territoires Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 225 marchands. Ces deux activités s’inscrivent dans la rhétorique de l’utilité des savoirs géographiques. Il s’agit de dire utilement les progrès réalisés par chaque nation conquérante. Cela se traduit par une utilisation accrue de l’approche statistique, qui apparaît comme le moyen le plus commode pour rendre compte d’une situation marchande. En 1855, un article berlinois s’intéresse par exemple à « la nouvelle situation du Penjab sous domination britannique » (« Die neueste Zustände des Pengab unter britischer Herrschaft », BGFE, 1855, NF, T4). Si l’article commence par rappeler l’enjeu moral et culturel de s’intéresser aux progrès de la domination britannique dans le monde, la préoccupation majeure n’en reste pas moins de prendre la mesure des intérêts commerciaux engendrés par cette nouvelle conquête. Le reste de l’article développe en efet largement les potentialités agricoles de la région, notamment la culture de l’indigo, dans une optique utilitariste et libérale (ibid.). Pour simpliier l’approche chifrée et quantiiable des espaces, l’utilisation des tableaux statistiques semble aussi se généraliser pour rendre compte des situations marchandes de telle ou telle région. Cela s’avère aussi vrai pour les espaces coloniaux que pour les autres territoires. Les questions économiques encouragent donc une approche quantitative des territoires, ce qui s’accorde avec le développement des institutions statistiques à la même époque et la volonté d’objectivation des savoirs géographiques exprimée par les institutions géographiques elles-mêmes. Les géographes prennent alors l’habitude d’un langage chifré, synthétique et qui possède surtout une dimension appliquée, opérationnelle, qui remet clairement en cause les ambitions universalistes aichées lors des décennies de fondation des sociétés. De plus, les géographes ne se contentent pas d’écrire les progrès commerciaux, ils y contribuent eux-mêmes en les organisant en partie. Pour ne prendre qu’un exemple, en ce qui concerne les géographes français, la grande afaire se situe surtout du côté de l’Afrique du Nord et de l’Algérie. Ils prennent en efet une part active à la détermination d’itinéraires commerciaux entre le Sénégal et Alger, ainsi qu’à la reconnaissance des ressources présentes dans les nouveaux territoires coloniaux. Comme le rappellent les instructeurs de la Société de géographie de Paris, « le voyageur a principalement pour but de faire des recherches et d’établir des relations dans l’intérêt du commerce de notre colonie » (BSGP, 1849, S3, T12 : 168). Et encore : Le voyageur aurait à noter, aussi bien que possible, la route parcourue ; l’aspect et la nature des contrées traversées ; les sources, puits ou stations, les campements, les oasis qu’il rencontrerait ; les mœurs, la langue, les traditions, les moyens de commerce et d’existence des peuplades et des tribus avec lesquelles il aurait des communications […]. (ibid. : 163) En ouvrant la voie aux progrès libéraux des nations dont ils dépendent, les géographes se mettent ainsi au service des projets nationaux. Les enjeux économiques orientent aussi la curiosité des géographes du côté des artefacts et du développement des nouvelles technologies de transport. Les futurs canaux 226 La géographie : émergence d’un champ scientiique de Panama et de Suez ofrent en particulier l’occasion aux géographes de s’enthousiasmer pour la facilitation des relations interocéaniques. Les sociétés de géographie proposent nombre d’articles à ce sujet (BRGS, 1856, T6 ; BSGP, 1854, S4,T8 ; PGM, 1855, T1) ; de même que la correspondance entre Ritter et Humboldt qui s’entretiennent régulièrement de l’avancée du projet et des avantages préférentiels de tel ou tel itinéraire (Humboldt, Ritter, 2010). Il ne faudrait cependant pas conclure à une domination des questions économiques et marchandes sur le paysage géographique européen du milieu du xixe siècle. Pour autant, ces préoccupations, liées de très près à la gloire nationale, orientent peu à peu les savoirs géographiques en favorisant une dimension sociétale et contribuent à forger leur caractère synthétique entre science de la nature et science des sociétés. Une préoccupation nationale montante pour la France et la Prusse Même si la « nation » n’est pas dominante d’un point de vue quantitatif, les enjeux nationaux ressortent tout de même de la lecture des bulletins des sociétés de géographie et des ouvrages de l’époque. Les géographes des sphères prussienne et française, en particulier, semblent porter un regard neuf sur l’idée de nation et sur leur pays, tandis que les géographes britanniques ne manifestent pas d’intérêt quant à cette question, sans doute en raison de l’ancienneté de la conscience et de la réalité nationales britanniques. Du côté prussien, les années 1840 et 1850 sont marquées par la montée en puissance de l’idée d’uniication allemande. Cela se traduit de manière politique, par exemple à l’occasion de la révolution de 1848 et de l’éphémère parlement de Francfort où l’idée d’une seule et unique Allemagne prend brièvement corps. L’idée d’Allemagne se manifeste également dans le domaine culturel. Durant les années 1840, les intellectuels germaniques mettent alors en avant la seule chose susceptible à leurs yeux de pouvoir réunir à nouveau tous les Allemands, la culture et les valeurs communes. Ainsi, l’exaltation de l’antériorité historique de l’espace germanique et de ses valeurs « traditionnelles » se fond dans le mouvement nationaliste naissant. C’est pendant cette période, en 1841, qu’August von Fallersleben compose le Deutschlandlied, le chant de l’Allemagne, pour exprimer son désir d’une Allemagne forte et unie, mais aussi plus libérale. Ce chant s’inspire aussi de la crise rhénane qui commence en 1840, et durant laquelle la France airme sa volonté d’annexer de nouveau les territoires de la rive gauche du Rhin : L’Allemagne, l’Allemagne au-dessus de tout, par-dessus tout au monde. Quand constamment pour sa protection et sa défense, fraternellement elle est unie, De la Meuse jusqu’au Niémen, de l’Adige jusqu’au Détroit. L’Allemagne, l’Allemagne au-dessus de tout, par-dessus tout au monde. (Fallersleben, Deutschlandlied, 1841 : couplet 1) Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 227 [Deutschland, Deutschland über alles, über alles in der Welt. Wenn es stets zu Schutz und Trutze brüderlich zusammenhält, von der Maas bis an die Memel, von der Etsch bis an den Belt. Deutschland, Deutschland über alles, über alles in der Welt.] À l’idée d’une culture germanique unie et unique, les géographes prussiens et allemands répondent par les arguments du sol et de la nature. Dès 1840, les géographes de la société berlinoise s’enthousiasment par exemple pour la Carte géognostique de l’Allemagne, de l’Angleterre, de la France et des pays voisins (Geognostischen Karte von Deutschland, England, Frankreich und der Nachbarländern) de Leopold von Buch. Herr von Dechen, chargé du compte rendu, s’exprime en ces termes : Grâce à la synthèse si bien réalisée par Leopold von Buch de ces quatre systèmes, l’Allemagne est redevable de la variété de ses relations géognostiques, de la complexité de la constitution de la surface de son sol et de la gloire de ses régions montagneuses et vallonnées ; elle se distingue grandement de la grande partie de la France qui la borde, où, des sables colorés jusqu’aux formations tertiaires, les couches ont été déposées uniformément sans aucune discontinuité grâce à une surrection continue du sol, jusqu’au remplissage inal des gorges dessinées, au milieu desquelles Paris s’est élevé sur les nouveaux terrains. (BGFE, 1840, M1 : 48) [Dem Zusammentrefen dieser vier, von Leop. v. Buch so glücklich unterschiedenen Systeme verdankt Deutschland die Mannigfaltigkeit seiner geognostischen Verhältnisse, die Complication seiner Oberlächenbildung, die Anmuth und den Reiz seiner Gebirgs- und Hügelgegenden ; wie verschieden von dem nebenliegenden großen Theil von Frankreich, wo von bunten Sandstein bis weit in der tertiairen Formationen hineinreichend, die Schichten ohne alle Unterbrechungen gleichförmig bei stetiger Hebung des Bodens abgesetzt wurden, bis zur endlichen Ausfüllung des rund gestalteten Busens, in dessen Mitte auf den neuesten Absätzen sich Paris erhebt.] Dans l’esprit de Dechen, l’Allemagne elle-même se trouve redevable de l’œuvre de Leopold von Buch, qui prouve scientiiquement son unité géologique. Les travaux géographiques prennent ainsi place dans un système de justiication de l’existence de la nation allemande. Plusieurs articles parus dans le bulletin de la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin plaident pour l’idée que les géographes aussi, à leur niveau, doivent contribuer à l’efort d’uniication nationale. L’entrée géologique revient à plusieurs reprises (voir par exemple : BGFE, 1846, NF, T3) et forme un enjeu majeur : il s’agit de prouver que la nature a voulu une Allemagne unique et unie6. Cette appropriation et cette défense du territoire allemand passent en outre en grande partie par le medium cartographique, 6 Ce procédé se retrouve à la in du xixe et au début du xxe siècle en France, avec l’invention du Massif central par les géologues, qui contribue pour une part à l’avènement de l’identité nationale française. O. Poujol explique les tenants de ce processus : avec le déclassement des théories des bassins luviaux de Buache, les géologues du xixe siècle cherchent à expliquer les formations montagneuses sur des bases solides (Poujol, 1994). Ils en viennent ainsi à délimiter un grand plateau central, le futur Massif central, qui devient alors un élément très fort de l’identité géographique de la France, et de la nation par extension. 228 La géographie : émergence d’un champ scientiique qui permet visuellement de s’imprégner des dimensions du territoire allemand rêvé. Deux des principaux cartographes et géographes de l’époque, Heinrich Kiepert et Heinrich Berghaus, s’y essaient à la in des années 1840. Et les thématiques choisies ne le sont pas au hasard : carte des nationalités de l’Allemagne pour l’un et cartes des langues et dialectes pour l’autre7. Pour les géographes français, l’attention portée à la question nationale se manifeste, paradoxalement, par une curiosité accrue à propos de son histoire : il faut démontrer l’antériorité historique de la France pour prouver son unité géographique. Comme l’écrit Vivien de Saint-Martin en 1856, l’enjeu est de trouver les preuves d’un passé ancien : « Ces titres d’origine qu’aucune nation de l’antiquité n’avait pu conserver et auxquels on suppléa plus tard par des récits légendaires, les études savantes de notre époque les ont en partie retrouvés » (BSGP, 1856, S4, T12 : 25). Les géographes sont mis à contribution dans ce processus de positivation et de scientiisation de l’histoire française. Entre 1853 et 1858, le passé apparaît comme une thématique récurrente. Dès 1853, un premier article interroge l’étymologie des noms des provinces françaises (BSGP, 1853, S4, T5). Mais dans les années suivantes, c’est l’horizon historique de la France antique, la Gaule, qui est très largement mobilisé. En 1856, l’emplacement d’Alésia devient sujet de discussion : Une découverte récente, faite dans le département du Doubs, entre Ornans et Salins, vient d’attirer l’attention des archéologues, en Bourgogne comme en Franche-Comté, et même de susciter entre eux une assez vive polémique, à l’occasion de l’intéressante question d’histoire et de stratégie que soulève la position d’Alésia, cette ville fameuse, dont la prise et l’occupation par Jules César mirent un terme à l’héroïque résistance de nos ancêtres ; événement dont l’importance est telle qu’il est également superlu de la signaler, et intéressant d’en découvrir le véritable théâtre : cette polémique semble rappeler l’ancienne querelle qui, au temps des Arabes, divisait les Séquaniens et les Éduens. (BSGP, 1856, S4, T12 : 94) La ixation des hauts lieux du passé national paraît ainsi une des plus importantes missions que les géographes doivent remplir. La question de l’emplacement d’Alésia revient encore l’année suivante (BSGP, 1857, S4, T13). Cette thématique ne touche pas seulement Alésia, mais tout ce qui concerne la Gaule, qui constitue l’horizon géographique et historique de prédilection pour fonder avec force les cadres de la nation française. Si l’on continue l’inventaire des articles de la société parisienne sur ce sujet, on trouve, en 1857, un article sur les forêts de la France dans l’Antiquité et au Moyen Âge (ibid.). L’engouement pour le passé antique de la nation se fait donc nettement sentir, faisant ainsi apparaître les hauts lieux de la mémoire géographique (Nora, 2004). Alors que durant la période précédente, les géographes se cherchaient des héros, ce sont les champs de bataille fondateurs 7 Ces deux cartes sont consultables à la Staatsbibliothek zu Berlin. Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 229 de la nation qu’ils visent à mettre en avant dans les années 1840-1860. Ainsi, la tendance est bien à la création de la nation, par la redécouverte de moments ou de lieux érigés comme fondateurs dans un efort de la mémoire collective. Mis à part la dimension historique de la nation, les géographes parisiens insistent aussi sur les enjeux d’actualité : accroissement démographique et industriel, comme pour la ville du Creusot (BSGP, 1857, S4, T13), ou plus généralement les transformations du territoire national. En 1860, c’est le département fraîchement français de la Savoie qui est ainsi mis à l’honneur, à travers le compte rendu du guide réalisé et publié par Adolphe Joanne. L’introduction rappelle en toute discrétion le retour du département dans le giron français, puis la suite du compte rendu insiste sur quelques points particulièrement enchanteurs pour les touristes et souligne les grandes caractéristiques de la Savoie ; mais l’auteur ne manque pas de glisser quelques remarques nationalistes qui donnent le ton de cette époque riche en bouleversements au niveau européen : La Savoie a pour limites, au nord, le lac Léman, qui la sépare des cantons suisses de Vaud et de Genève ; à l’ouest, le Rhône, qui coule entre elle et le département de l’Ain : au sud la rivière de Guiers et de hautes crêtes de montagnes qui la séparent de l’ancien Dauphiné, ou des départements des Hautes-Alpes et de l’Isère ; à l’est enin, la chaîne des Alpes qui la sépare du Piémont et du Valais. Défendue de ce dernier côté par les plus hautes montagnes d’Europe et d’un autre par une ligne de pics, par le Léman et le Rhône, elle n’est facilement accessible que du côté de la France par le lac du Bourget et la vallée du Graisivaudan [sic]. La nature l’avait donc rendue éminemment française, si déjà elle ne l’avait toujours été par sympathie et par besoin. (BSGP, 1860, S4, T20 : 276-277) Comme leurs confères prussiens, les géographes français invoquent donc aussi la nature comme motif de découpage des territoires nationaux. Des deux côtés du Rhin, les savoirs géographiques participent donc de l’élaboration de cadres nationaux, que l’on veut alors scientiisés et objectivés. La nationalisation de l’écriture du monde Les périmètres d’objets ne sont pas les seuls indices qui plaident pour une nationalisation des savoirs géographiques. La façon de nommer et de mesurer le monde dépend en efet, et de plus en plus, de l’endroit d’où l’on parle et contribue à le déinir. Avec la conquête progressive du monde par quelques nations européennes, la toponymie se modèle en fonction des dominations territoriales. Chacun nomme pour signaler la primauté de sa présence sur un territoire, ou renomme pour indiquer sa légitimité à posséder tel ou tel territoire, ce qui peut donner lieu à un véritable palimpseste toponymique, comme le constate Jomard au milieu des années 1840 : La division des Océans et leurs dénominations, celles des diférentes parties du globe, celles de l’Océanie, sont aujourd’hui, et seront encore longtemps le sujet de nombreuses 230 La géographie : émergence d’un champ scientiique dissidences entre les navigateurs et géographes anglais, russes, français, américains, hollandais, portugais, espagnols, etc. Il serait utile de simpliier ces divisions, surtout de les dénommer d’une manière commune. (BSGP, 1847 (S3, T7) : 255) « Les dénombrer d’une manière commune » apparaît alors comme un vœu pieu, tant les terminologies géographiques sont liées à l’exercice d’un pouvoir (militaire, économique ou politique) sur un territoire et qu’ils représentent ce pouvoir. De nombreux autres géographes dressent un constat similaire à celui de Jomard, c’est le cas de Cortambert par exemple : Dans la Pennsylvanie, n’est pas convenable de conserver, par les deux n, les traces du nom respectable de Guillaume Penn, fondateur des premiers établissements de cette lorissante région ? Pourquoi les Anglo-Américains écrivent-ils toujours avec un seul l leur Montpelier, chef-lieu du Vermont, qui devrait cependant garder l’orthographe du Montpellier de l’ancien monde ? (BSGP, 1846, S3, T6 : 60) Cortambert semble pourtant participer lui aussi à la confusion toponymique de l’époque puisque, à l’instar de nombreux géographes français, britanniques ou prussiens, il défend une uniformisation nationale des terminologies géographiques. En efet, tous (ou presque) font le constat de la diiculté de passer d’une langue à l’autre (de la langue indigène à la langue maternelle européenne, mais aussi entre les diférentes langues européennes). En revanche, la solution proposée ne passe pas par une universalisation des notations, comme l’ambition d’une science géographique universelle et internationale pourrait le souhaiter, mais par une nationalisation des écritures et des prononciations. L’exemple de Montpelier / Montepellier le laisse déjà penser : le véritable enjeu de la dénomination du monde réside dans la mise en avant du prestige national de chacun. Et Cortambert précise sa manière de penser en poursuivant ses rélexions : Franchissons le Grand Océan (qui n’est plus le Paciique), entrons dans l’Océanie, et remarquons-y, du moins dans la partie orientale, des noms indigènes harmonieux, doux, presque unanimement composés de voyelle. Ici encore prenons garde aux lettres étrangères : n’appelons pas la plus grande des Sandwich Owhyhee, à la manière anglais, mais Haouaii, à la française. On a substitué avec raison à l’orthographe étrange Eaheino-Mauwee celle d’Ica-na-Maoui. Les îles Hamoa paraissent s’appeler plus correctement Samoa ; le vrai nom des îles situées au S.-O. des Mariannes n’est pas sans doute Pelew, mais Palos, suivant l’orthographe espagnole. (ibid. : 60-61) Choisir l’orthographe française plutôt qu’anglaise, voici l’option retenue par Cortambert. Est-ce pour une facilité de prononciation ou simplement pour ne pas froisser l’orgueil français ? Cette solution avancée par Cortambert interpelle dans la mesure où il dénonce dans un premier temps de son article la multiplicité des dénominations de certains lieux, ce qui irait à l’encontre d’une science géographique unique et universellement cohérente, mais il opte, sans exprimer la conscience des efets de son choix, pour une nationalisation évidente des toponymes. Ce phénomène de construction toponymique a été bien analysé Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 231 par Philippe Pelletier sur le Japon et l’Extrême-Orient : le xixe siècle est celui de l’imposition d’un ordre géographique européen sur des réalités éloignées, grâce notamment à la dénomination (Pelletier, 2011). Les grands découpages du monde (Occident, Orient) sont ainsi peu à peu ixés, selon des délibérations historiques et géographiques qui sont celles de l’Europe. Le Vieux Continent continue ainsi son œuvre de découpage du monde (Grataloup, 2009). La métagéographie imposée par les États à travers la toponymie vient inluencer les schèmes mentaux des géographes et contraint ainsi les ambitions universalistes. Cette réalité se vériie également pour d’autres notations géographiques : le choix des systèmes de mesure. De la même manière que pour les autres notations géographiques, une tension s’exerce au proit de l’échelon national. La question n’est pas neuve, puisque depuis la Révolution française, l’uniformisation des poids et mesures constitue un enjeu tout à la fois scientiique et politique. Denis Guedj, dans son roman La Méridienne (Guedj, 1997), fait le récit de l’aventure française menée par Delambre et Méchain qui visait à mesurer la longueur du méridien de Paris et à partir de laquelle le mètre fut calculé. Condorcet en rappelle les grands principes dans un discours de 1791 : En efet, nous avons exclu de ce choix toute détermination arbitraire ; nous n’avons admis que des éléments qui appartiennent également à toutes les nations. Il est possible d’avoir une unité de longueur qui ne dépende d’aucune autre quantité. Cette unité de longueur sera prise sur la Terre même. Le quart du méridien terrestre deviendra l’unité réelle de mesure, et la dix millionième partie de cette longueur en sera l’unité usuelle. (Condorcet, cité dans Guedj, 1997 : 355) Si cette mesure du monde, faite à partir de la nature et donc marquée par sa valeur universelle, est déterminée au tout début du xixe siècle, il n’en reste pas moins que, d’une part, le mètre est loin d’être adopté par tous les pays (la Grande-Bretagne n’est par exemple pas présente dans la commission de vériication des mesures de Delambre et Méchain et se désolidarise d’emblée de cette entreprise) et, d’autre part, le premier méridien n’est toujours pas le même pour tous les peuples. Du côté de Londres, on préfère Greenwich, pour Paris, c’est celui qui passe par la capitale qui sert de base pour les mesures de localisation. La faute à ce manque d’uniformité du méridien, et donc des mesures de longitudes, revient à la ierté nationale de chaque État, qui ne soufre pas de sacriier l’orgueil patriotique à un mode de calcul universel, comme le note Sédillot en 1851 : Le plus grand obstacle à surmonter est le sentiment d’amour-propre national qui porte les gouvernements à vouloir imposer leur premier méridien aux autres États. L’Angleterre ofre celui de Greenwich ; l’Espagne, celui de Cadix ; la Russie, l’observatoire de Pulkowa ; les États-Unis, le Capitole de Washington. Dans aucun de ces pays, on ne veut faire usage du méridien de Paris ; et les Français, de leur côté, n’ont aucun motif de préférer Londres à Berlin ou Vienne à Saint-Pétersbourg. La solution du problème dépend donc complètement du choix d’un méridien qui n’éveillerait aucune susceptibilité nationale. (BSGP, 1851, S4, T1 : 199) 232 La géographie : émergence d’un champ scientiique Sédillot propose une solution simple, et détachée de toute contingence nationale : La solution, à notre avis, la plus convenable, serait de tracer une ligne imaginaire au milieu de l’Océan, de la désigner par quelque terme systématique, acceptable par tous, et de rallier ainsi l’Europe et le nouveau monde dans une communauté de vues et d’intérêts complètement en dehors de toute préoccupation nationale. (ibid. : 200) Il reprend ici le principe qui présida au calcul du mètre, à savoir faire le choix d’une « division naturelle », indépendante de quelque contingence politique que ce soit. Mais si les gouvernants sont en cause dans l’indétermination du méridien, les géographes ne jouent pas tous non plus également le jeu de l’universalité des mesures. Toujours en 1851, Jomard, partisan infatigable de l’uniformisation des mesures géographiques (qu’elles soient orthographiques, physiques, météorologiques, longitudinales, etc.), dénonce la frilosité de certains qui rechignent à encourager cette entreprise, sous prétexte d’une trop grande complexité du nouveau système. Il pointe spécialement du doigt la Royal Geographical Society, dont le président, Hamilton, freine la mise en place d’un méridien unique : Toutefois la Société de Londres, parlant du moins par la bouche de son président, W. J. Hamilton, semblerait peu favorable au projet de donner de l’unité aux notations géographiques, parmi lesquelles, naturellement, igure à l’un des premiers rangs le choix d’un méridien initial. Voici comme il s’expliquait, il y a trois ans, dans une assemblée publique (22 mai 1848), à propos d’une lettre que m’avait adressée le colonel Jackson et de mon mémoire : « Il est plus aisé de signaler le mal que de trouver le remède, et je crains que les eforts de ceux qui proposent de telles mesures demeurent stériles, jusqu’à ce que l’univers parle une seule et même langue et possède un seul système monétaire. » C’est nous rejeter bien loin ! (ibid. : 207-208) Les géographes eux-mêmes, du moins certains, font donc aussi le jeu de l’échelon national en refusant l’universalisation des mesures et notations géographiques. Ou plutôt, à la manière des choix toponymiques et orthographiques, ils se complaisent dans un universel teinté de national. Cela n’a rien de contradictoire. Pourquoi en efet changer complètement de système de mesure quand les autres nations pourraient s’aligner sur le sien propre ? Ces questions de mesure du monde relètent ainsi des enjeux de pouvoir évidents et une hiérarchie européenne de l’inluence politique et scientiique. À ce jeu-là, les géographes britanniques se distinguent particulièrement par leur volonté de ne pas tendre vers un alignement universel des notations. À l’exception de Jackson qui, avec Jomard, est un des partisans les plus convaincus de la nécessité de cette évolution, la sphère géographique britannique apparaît comme un groupe de soutien en faveur du maintien des particularités et prérogatives nationales. Les géographes français et prussiens apparaissent quant à eux plus en faveur d’une uniformisation. L’explication tient sans doute pour une part à ce qu’ils appar- Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 233 tiennent à des sphères, scientiiques comme politiques, dominées par la puissance britannique et que cet alignement signerait aussi un moindre écrasement. Une germanisation de la terminologie géographique La nationalisation des savoirs géographiques semble s’airmer au cours de la période 1840-1860. Pour autant, les concepts géographiques ne portent pas plus que lors de la période précédente la marque de particularités nationales, ce qui tient pour une grande part à la relative faiblesse conceptuelle observée encore parmi les géographes. Ceux-ci sont encore occupés à questionner le fonctionnement du monde et à le reconnaître, à combler les blancs de la carte, et, si les enjeux d’uniformisation de la langue géographique les intéressent, sa théorisation n’est pas au cœur de toutes les préoccupations. Il faut néanmoins distinguer les diférentes situations culturelles, car la sphère allemande tend à marquer sa diférence en termes scientiiques. Dans un contexte de montée des revendications nationales, la sphère scientiique germanique est également touchée par cet engouement. Certains prennent très à cœur l’airmation d’une Allemagne qui aurait une place forte dans le concert des nations européennes. Le géologue Otto Volger va même jusqu’à inventer de nouveaux noms, à racine et consonance germaniques, pour désigner les formes géométriques des cristaux. Philipp Felsch rappelle cet épisode : L’enthousiasme intact que lui inspirait la cause nationale allait si loin qu’il inventa pour désigner les formes géométriques des cristaux une terminologie germanisante qui devait remplacer les notions gréco-latines courantes. Dans son lexique, un octaèdre devenait ainsi un Eckling, un rhombododécaèddre un Knöchling, un icositétraède un Buckling. À ma connaissance, les noms rébarbatifs de Volger ne se sont jamais imposés. (Felsch, 2013 : 120) L’initiative est pour le moins intéressante et signale, même si elle ne s’inscrit pas dans l’éternité scientiique, que le contexte national peut bel et bien inluencer la manière de faire de la science. Le domaine des savoirs géographiques est lui aussi touché par la vague nationaliste qui submerge progressivement les territoires allemands : la nation allemande commence à être envisagée pour elle-même d’un point de vue géographique et des cartes de l’espace allemand apparaissent en soutien à cette idée. De plus, bien que les géographes allemands n’aillent pas aussi loin que Volger, ils semblent tout de même faire le choix d’une langue géographique germanisée. Les racines latines disparaissent des récits géographiques, au proit d’une terminologie germanisante. En s’appuyant sur les ouvrages de Ritter (Erdkunde, 1817-1859) et de Humboldt (Kosmos, 2004), on peut dresser une liste des principaux concepts employés dans la sphère allemande et les comparer à leurs pendants français et britanniques (tableau 11). 234 La géographie : émergence d’un champ scientiique Termes génériques Éléments généraux de relief Règnes Éléments des sociétés Outils et productions Allemand Français Anglais Erdkunde Géographie Geography Verbreitung Étendue Extent Gebiet Zone Zone Ansichten Vue, perspective View Übersicht Aperçu Overview Welt Monde World Erde Terre Earth Erdteile Continent Continent Himmel Ciel Sky See, Meer Mer Sea Ocean Océan Ocean Insel Île Island Berg Montagne Mount Gebirge Chaîne de montagnes Mountain Vulkan Volcan Volcano Fluss Rivière, leuve River Gesteine Pierre, roche Stone Planzen Plantes Plants Thiere Animaux Animals Menschen Humanité Mankind Volk Peuple People Staat État State Stadt Ville City Dorf Village Village Bewohner Habitant Inhabitant Karte Carte Map Atlant Atlas Atlas Barometer Baromètre Barometer Tableau 11. Comparaison de quelques termes géographiques en allemand, français et anglais8. Le tableau 11 fait ressortir une germanisation forte de la langue géographique des savants prussiens et allemands, qui s’insère dans une continuité avec la période précédente. Les racines germaniques dominent, même si elles ne sont pas exclusives. Quelques radicaux d’origine saxonne (Erde, See, Staat) et latine 8 Les termes notés en italique dans la colonne « Allemand » ont une racine commune avec leur pendant français et / ou anglais. Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 235 (Karte, Ocean) sont aussi présents et forment des socles communs avec l’anglais et le français pour certains termes : la langue géographique allemande emprunte donc des concepts à d’autres cultures et partage certaines conceptions du monde. Mais la construction des mots allemands ofre aussi des possibilités de précision bien plus grande : en accolant des préixes et / ou des suixes à un radical donné, c’est-à-dire en vertu de son principe d’agglutination, l’allemand exprime ainsi avec clarté une réalité ou une idée en procédant à des montées en généralité. Pour reprendre le mot terre, Erde, le radical Erd sert à toute une série de déclinaisons en lui ajoutant des suixes : Erdteile (continent), Erdrinde (surface terrestre), Erdbeben (tremblement de terre), Erdkunde (géographie). Les possibilités de composition sont presque ininies et ce procédé fonctionne pour un grand nombre de termes. Quelques préixes typiquement allemands ajoutent encore à la spéciicité de la langue, comme le fameux Ur- qui indique un caractère d’antériorité ou d’ancienneté : on le retrouve par exemple dans Urbewohner (les habitants anciens, soit les indigènes). Les géographes allemands l’intègrent pleinement dans leur écriture du monde. Cette propriété de l’allemand confère à la langue géographique une particularité qui n’est pas partagée par l’anglais et par le français, en général contraints d’employer un mot par réalité : rien de commun par exemple entre les termes monde / world et continent / continent, alors que ce dernier représente une partie du premier. L’allemand possède ainsi un avantage en termes de précision de sa terminologie, bien utilisé par les géographes. Cette terminologie s’accompagne du reste d’une manière de faire de la science « à l’allemande », revendiquée de plus en plus comme telle par les géographes, et qui s’inspire à l’origine des principes de la physique de la terre défendue et proposée par Humboldt (1843 ; 1845-1859). Cela s’observe d’emblée avec le choix du terme générique Erdkunde, qui sert à désigner l’activité scientiique à laquelle se livrent les géographes. Mis en avant par la société berlinoise dès 1828, il s’installe aussi avec les écrits de Ritter, et notamment son Erdkunde qui paraît entre 1817 et 1859. Lorsque le géographe emploie le terme Geographie, ou sa forme adjectivée ou adverbiale geographisch, c’est uniquement pour désigner la réalité des faits et leurs dimensions topographiques ; en revanche la mise en ordre de ces savoirs géographiques donne lieu à une Erdkunde, c’est-à-dire à une mise en récit de la géographie du monde. La réalité et sa mise en ordre scientiique sont donc distinguées par les géographes allemands qui sont les seuls à mettre ainsi en avant le caractère méta-discursif de l’activité géographique. Le choix d’une terminologie germanisée n’est en efet pas uniquement le fruit d’un caprice nationaliste : il relète une manière spéciique de produire des savoirs géographiques. Celle-ci s’appuie sur une capacité d’abstraction, de généralisation et de mise en système des phénomènes et d’une moindre attention accordée aux faits, à la dimension factuelle. Cette dimension est d’ailleurs 236 La géographie : émergence d’un champ scientiique parfois reprochée aux géographes allemands par leurs confrères, notamment les Britanniques, attachés à la pratique du terrain, à la constatation de visu et qui donnent la priorité aux faits : Petermann fait par exemple les frais de telles critiques lorsqu’il se trouve à Londres (Felsch, 2013). Les savoirs géographiques allemands sont révélateurs d’une approche systémique, englobante, dont la naissance est attribuée à Humboldt. Plus qu’une géographie générale, capable, par comparaison, de jeter des ponts entre les faits, Humboldt propose en efet une géographie par la connexion et les interrelations qui infusent les travaux de ses contemporains et de ses successeurs. Il ofre plus qu’une géographie comparative : il fonde une géographie connective, entre les faits, les hommes et les savants (Péaud, 2009). Avec Bonpland, dès le début de sa carrière, Humboldt évoque, à propos de la Géographie des plantes, ce principe de connexion qui structure tous ces travaux. Le maître mot de sa démarche pourrait être : « faisons les rapprochements que nul autre ne peut faire » (Bonpland, Humboldt, 2004 : 71). Mettre à jour les connexions cachées et donner à voir un ensemble cohérent, voilà son ambition, celle qui structure tout son Kosmos (paru entre 1845 et 1859). Ce qui est notable chez Humboldt, c’est sa capacité à envisager les phénomènes comme participant d’un tout. Et cette tendance se retrouve chez Ritter, dont les travaux visent également à embrasser les réalités géographiques et à comprendre leurs interrelations, à la fois dans l’espace et dans le temps (Ritter, 1852a, 1852b, 1861). Les nouvelles générations revendiquent également cet héritage humboldtien et rittérien : lorsque Petermann se penche théoriquement sur l’existence d’une mer polaire ouverte, sans jamais confronter ses idées à la réalité du terrain, c’est encore en référence à Humboldt et à la physique de la terre (Felsch, 2013). Il se heurte d’ailleurs au sens du réel des Anglais sur cette question (ibid.) qui, eux, se distinguent par une coniance absolue et exclusive en les faits. Les géographes britanniques défendent en efet une approche factuelle de plus en plus forte : leur credo est celui du concret, contre l’abstrait des Allemands. Voir par soi-même, se déplacer sur le terrain et reléguer les armchair geographers, les géographes de cabinet, au rang de théoriciens farfelus, voici quelques principes défendus fermement par la Royal Geographical Society (voir par exemple l’adresse de Murchison : BRGS, 1852, T22). Les géographes français embrassent une situation intermédiaire, dans laquelle le terrain se renforce et où les géographes de cabinet trouvent encore une place importante. La langue géographique des années 1840-1860, même si elle ne manifeste pas de diférences notables entre les sphères d’un point de vue conceptuel, recouvre donc des manières de faire distinctes, avec surtout une diférenciation marquée du côté de la Prusse. * De la même manière que pour le fait colonial, qui s’impose peu à peu dans les sociétés européennes, l’enjeu national se démarque par une présence encore Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 237 discrète et minoritaire dans les sphères géographiques française, prussienne et britannique. Que ce soit en termes quantitatifs (en considérant le nombre d’articles consacrés à cette question) ou en termes de rhétorique géographique, les discours géographiques ne portent pas, au niveau collectif, la marque d’un soutien absolu au processus national. D’ailleurs, l’expression d’un soutien national, quand elle existe, est généralement associée à l’intérêt porté aux espaces coloniaux. Ceux-ci forment le prisme essentiel à travers lequel l’espace national est abordé par les géographes. Que ce soit du côté français, prussien ou britannique, la rhétorique géographique est aussi celle de l’utilité : prendre en charge les espaces et les enjeux nationaux se confond largement avec la description des géographies des zones d’inluence économique de chaque nation. Du reste, les périmètres d’objets abordés par les géographes tendent à recouvrir les cartes des marchés commerciaux des pays. Le parallélisme entre approche géographique des espaces coloniaux et approche des espaces nationaux se vériie aussi du côté des périmètres d’objets. De la même manière que la cartographie des espaces coloniaux laissait apparaître une nationalisation du regard géographique, lorsqu’on envisage cette question plus globalement, le contexte politico-économique dirige les curiosités géographiques. Même si les discours de soutien à la nation et aux diférents gouvernements ne sont pas légion parmi les géographes, et qu’ils restent du ressort d’initiatives individuelles, le politique marque tout de même de sa grife les savoirs géographiques produits alors, en contribuant à une nationalisation du regard géographique et des périmètres d’objets convoqués. Du côté de la langue enin, une germanisation du vocabulaire géographique semble opérer côté prussien, qui répond au souci de théorisation plus grande, exprimé notamment par Ritter et Humboldt. Conclusion Notre recherche a pris en charge une analyse relationnelle, celle des savoirs géographiques avec le couple politics / policy au cours de la période 1780-1860. En examinant la progressive disciplinarisation de ce champ de savoirs dans les sphères française, prussienne et britannique, le principal enjeu consistait à identiier en quoi, dans quelle mesure et selon quelles modalités ce processus est lié au champ du pouvoir. Le il conducteur de cette enquête a mis en évidence une tension dialectique corrélativement à la montée en discipline : à la volonté de construire un champ scientiique autonome et au service du progrès de l’humanité, dans un esprit hérité des Lumières, répond une présence toujours plus forte du politique qui induit une nationalisation progressive des savoirs géographiques alors mis en discipline. C’est cette tension qui a été au cœur de notre parcours. Plus spéciiquement, cette recherche a visé l’identiication des modalités d’articulation des deux polarités, dimension universaliste et dimension nationale, et de leurs efets sur la construction du champ géographique. La première hypothèse de ce travail posait le politique, mais aussi la politique, comme des opérateurs de la fabrique des savoirs géographiques. Du point de vue des pratiques et des inalités de la discipline scientiique, la sphère du pouvoir intervient efectivement dans le processus de fabrication scientiique et informe les savoirs produits. Ce travail a montré que le contexte politique, qui recouvre des réalités d’ordre social, culturel, linguistique et économique, constitue un facteur structurant, et pas seulement encadrant, du mouvement de disciplinarisation géographique. 240 La géographie : émergence d’un champ scientiique Le facteur politique intervient tout d’abord sur les inalités des savoirs géographiques, en leur accordant une reconnaissance sociétale et institutionnelle. Pendant la période 1785-1860, les acteurs politiques font en efet l’expérience de la valeur stratégique des savoirs géographiques. Sur le plan de la politique, les savoirs géographiques sont objets d’intérêt dans la mesure où ils soutiennent les projets du politique. Cela se vériie d’ailleurs tout au long de la période et pour les trois sphères engagées dans cette étude. Cette valeur stratégique des savoirs géographiques n’est pas neuve (Desbois, 2012), mais elle prend une importance renouvelée à partir de la in du xviiie siècle et va en augmentant. Le premier tournant s’efectue à l’occasion de la Révolution française, en France d’abord, puis par efet miroir en Prusse et en Grande-Bretagne. À partir de ce moment, les acteurs politiques s’appuient largement sur ce type de savoirs pour assurer la construction nationale qui s’airme alors. La nation devenant l’échelon de référence, les projets politiques se teintent d’une dimension spatiale et territoriale nouvelle. Cela nécessite des connaissances actualisées, que le politique cherche et commande du côté de la sphère géographique. Le deuxième temps d’airmation de la valeur stratégique des connaissances sur l’espace se situe au moment de l’ampliication des processus coloniaux, vers 1840. La nation s’exporte alors au-delà de ses frontières, ce qui appelle en retour de nouvelles connaissances sur les territoires nouvellement intégrés à l’édiice national. La cartographie joue, de nouveau, un rôle central. Pour ces deux moments, le politique investit les savoirs géographiques d’une valeur stratégique, dans la mesure où ils doivent servir une politique précise, et idéologique, car le champ de la géographie est désormais considéré comme au service du politique et de politiques nationales. Les contingences historiques de la politique contribuent ainsi à conférer aux savoirs géographiques une valeur stratégique et idéologique renforcée et font advenir la reconnaissance de cette valeur par le politique. L’inluence du champ politique ne se limite pas à l’efectivité de cette reconnaissance. En actant la valeur stratégique des savoirs géographiques, le domaine du politique s’inscrit pleinement dans le processus de disciplinarisation de ces savoirs et ce, à plusieurs niveaux. Sur un plan sociologique et institutionnel, sur un plan épistémologique et enin sur un plan historiographique, l’analyse relationnelle a prouvé une incursion décisive du politique dans ce processus. Tout d’abord, du point de vue sociologique et institutionnel, le politique apparaît comme un opérateur structurant de la disciplinarisation géographique. Il encadre inancièrement et matériellement l’édiication des premières institutions géographiques (sociétés de géographie, universités, écoles). Sociologiquement, les acteurs du politique se situent dans une relation de proximité avec les acteurs du champ géographique : certains hommes politiques participent des nouveaux lieux géographiques, ou les encouragent. Cette participation des Conclusion 241 acteurs politiques varie au il du temps et selon la sphère considérée, mais elle constitue un invariant pour la période 1780-1860. Du point de vue ensuite de l’épistémologie, le politique influence la construction des savoirs géographiques en termes de inalités, d’objets, de méthodes et de pratiques. L’enjeu des inalités a été rappelé plus haut : il s’agit d’asseoir le processus de construction nationale. Un évident parallélisme apparaît entre le renforcement de l’échelle nationale et le processus de construction disciplinaire du champ des savoirs géographiques. Celui-ci semble devoir servir celui-là. Cela se traduit aussi en termes d’objets mobilisés, mais de manière progressive : en efet, les premières années ne voient pas une convocation massive de l’objet « nation », les géographes ayant à cœur de ne pas restreindre leurs horizons spatiaux. C’est avec le renforcement de la colonisation que les objets des géographes se trouvent davantage orientés vers l’échelon national, qui comprend le territoire national proprement dit et ses annexes colonisées. En termes de méthodes et de pratiques, le politique semble encourager le recours au terrain ainsi que l’usage du chifre et de la quantiication d’une manière générale. Ces aspects résonnent avec les exigences de scientiicité aichées par les géographes eux-mêmes à partir des années 1840. Il y a à ce titre une concomitance qui n’est pas seulement fortuite : les géographes puisent en partie du côté du politique pour construire leur édiice disciplinaire. Du point de vue historiographique, enin, les choses sont peut-être moins évidentes, et surtout moins univoques. Dans l’écriture même des savoirs géographiques, des indices d’une stratégie rhétorique qui dit le service du politique apparaissent, mais d’une manière diférenciée selon les sphères. Si du côté britannique, les géographes semblent avoir pleinement conscience que leur activité sert les intérêts du politique et dialogue, de fait, avec le domaine de la politique (cela est dit sans détours par Murchison par exemple), du côté français, les discours sont marqués par davantage d’ambiguïté, voire d’hypocrisie, et maintiennent l’illusion d’une distance. L’idée d’un fonctionnement systémique des sphères politique et géographique paraît évacuée par les géographes français. Dans la sphère prussienne enin, les géographes rejettent complètement les aspects politiques dans les écritures des savoirs géographiques, alors même que leur posture les place au cœur du dispositif du pouvoir. Cette recherche a donc fait apparaître une inluence mutuelle entre les processus de renforcement national et celui de disciplinarisation du champ géographique. Une réciprocité dynamique se met en place entre le champ des savoirs géographiques et le champ du politique. La discipline géographique se nourrit de l’inluence conjointe de ces deux champs. Cet aspect des particularismes nationaux est d’importance, car il touche à tout le processus de disciplinarisation des savoirs géographiques. La période 1780-1860 est aussi celle d’une nationalisation de la fabrique géographique, alors 242 La géographie : émergence d’un champ scientiique même que la disciplinarisation des savoirs géographiques invoque, dans les trois sphères de cette étude, une double exigence universaliste et humaniste. Notre travail a en efet montré en quoi la montée en discipline progressive de ce champ de savoirs s’accompagne d’une nationalisation de leur production. En 1860, on ne fait clairement pas de la géographie de la même manière en France, en Prusse et en Grande-Bretagne. Et les diférences observées font directement écho à la politisation des savoirs géographiques. Il existe cependant des points communs dans la manière de faire de la géographie. Ils se situent au niveau de la conceptualisation, dont le caractère imparfait dans les trois sphères indique que le processus de montée en discipline est en cours et n’est pas encore parvenu à une stabilisation parfaite, et au niveau de l’usage du chifre et des instruments, dont le recours systématique touche à la scientiisation et à l’objectivation des savoirs géographiques. Mais un regard global tend aussi à révéler des manières de faire nationales, qui distinguent en particulier la Prusse. Les modalités épistémologiques et historiographiques prussiennes révèlent une conception spéciique de la géographie. La nationalisation de la géographie prussienne s’exprime sans doute le plus fortement dans l’efet de germanisation opéré dans la mise en récit du monde. Mais cet aspect n’est pas le seul à diférencier la géographie prussienne. Celle-ci se construit plus largement que la géographie française et britannique sur l’ambition de la compréhension des lois qui régissent l’organisation de la nature. Dans les autres sphères, la géographie est avant tout conçue comme la science de l’actualisation des connaissances sur le monde, en dépit de certains appels (ceux de Jomard et de Jackson en particulier). Cette conception engage l’approche qui est mobilisée dans chaque contexte national : clairement nomothétique pour les géographes prussiens et faisant l’efort d’une articulation multiscalaire, alors qu’en France ou en Grande-Bretagne, on privilégie l’approche idiographique et l’examen d’un échelon géographique à la fois. La géographie prussienne se diférencie ensuite, et cela va avec sa propension à rechercher des lois d’organisation, pour son goût de la théorie : elle est une science de l’abstraction, Ritter et Humboldt en posent clairement les bases. Alors qu’en France et en Grande-Bretagne, elle est avant tout une science des faits, empirique. Cela se manifeste cependant de manière paradoxale côté français, car cette sphère délaisse la pratique du terrain fortement implantée par ailleurs. Les efets de nationalisation s’observent aussi du côté des objets de prédilection : chaque sphère développe des préférences en matière d’horizon géographique, orientées très fortement par le contexte politique, sauf dans le cas prussien. Enin, c’est aussi dans la rhétorique adoptée vis-à-vis du politique que s’expriment les manières de faire nationales, selon un gradient. La géographie française opte pour une rhétorique du déni, la géographie prussienne pour une mise à distance du politique en dépit de la conscience des liens qui la relie à cette sphère, enin la géographie britannique airme consciemment son rôle d’opérateur au service du politique. Conclusion 243 Tous ces éléments donnent l’image d’une disciplinarisation diférenciée, qui est négociée selon des critères distincts en fonction des relations entretenues avec la sphère du politique, avec les objectifs assignés par les acteurs du politique et les politiques mises en œuvre. Ainsi, il n’y a pas une façon de faire de la géographie au milieu du xixe siècle, ce qui atteste de la validité d’une lecture plurielle (Besse, Blais, Surun, 2010), mais bien des façons qui sont réglées à l’échelle nationale. Et il n’y a pas, encore moins peut-être, une seule manière d’envisager les relations entre champ des savoirs géographiques et champ du pouvoir, mais des manières, qui sont modulées nationalement. Cela conirme la seconde hypothèse de cette recherche, à savoir la très grande labilité des savoirs géographiques jusqu’au milieu du siècle. En vertu de l’approche située, l’examen au niveau des nations fait bien apparaître diférentes géographies. L’un des premiers enseignements de cette recherche réside dans la complémentarité heuristique entre l’échelle du collectif et l’échelle de l’individu. La mobilisation croisée de ces deux échelles permet de faire advenir des éléments complémentaires, qui ne sont aucunement redondants mais au contraire éclairent diféremment une même question. La convocation de cette double échelle permet également de pointer l’intérêt de coupler l’approche internaliste et l’approche externaliste. Ce travail s’est en efet penché largement sur l’aspect contextuel de la production des savoirs géographiques, de même que sur la dimension interne qui prévaut pour cette production. Là encore, la valeur du croisement de ces deux angles d’approche apparaît. La dimension internaliste est bien évidemment nécessaire à la compréhension d’un moment de fondation épistémologique des savoirs géographiques. Mais elle est très fortement éclairée et expliquée par l’approche externaliste. Le débat entre internalisme et externalisme est depuis plusieurs années dépassé en histoire et sociologie des sciences et ne suscite plus autant d’interrogations (Grimoult, 2003), mais il me paraît important d’insister sur la complémentarité de ces approches. Tout comme la confrontation des échelles collective et individuelle fait advenir de nouveaux éclairages, le croisement de ces deux approches permet de mettre réellement et précisément en évidence le rôle des facteurs externes, en l’occurrence le rôle de la politique et du politique, sur les modalités épistémologiques et historiographiques de la production de savoirs géographiques. Cela met en évidence que le champ du pouvoir, c’est-à-dire le couple politics / policy, agit comme un opérateur, comme un facteur structurant, et non pas uniquement comme un facteur encadrant, de la disciplinarisation des savoirs géographiques. Le maître mot de la méthodologie de cette recherche est sans doute croisement : croisement des échelles, des approches, des matériaux. Et croisement des sphères, puisqu’un des enjeux résidait dans la convocation simultanée de trois sphères politiques, culturelles et linguistiques. C’était le rôle conié à la méthodologie de l’histoire croisée, que de permettre des analyses transnationales, c’est-à-dire capables de décloisonner les dimensions 244 La géographie : émergence d’un champ scientiique nationales et de les faire dialoguer entre elles. L’histoire croisée postule en efet l’importance des transferts transnationaux (Werner, Zimmermann, 2004), aspect qui est clairement apparu au cours de cette recherche, alors même que la catégorie de l’État-nation se renforce à cette époque. En efet, en dépit du processus national, les échanges entre nations s’avèrent encore forts et concourent à une structuration partielle du champ des savoirs géographiques. L’examen des réseaux épistolaires fait apparaître cette dimension. La catégorie du transnational vaut donc alors même que l’accent a été clairement mis dans cette recherche sur le nationalisme méthodologique. Le croisement de l’approche transnationale et de la perspective nationale a permis également de mettre en avant les bénéices du spatial turn. Ce courant défend la validité de l’approche par l’espace, qu’en tant que géographe, on ne peut qu’airmer et adopter. Il considère surtout, dans le cadre des recherches en histoire et sociologie des sciences, que le lieu d’où l’on parle, qu’on le considère d’un point de vue ponctuel, territorial ou même réticulaire, importe. Il importe en ce qu’il fonctionne non pas seulement comme un facteur encadrant de la pratique scientiique, mais comme un facteur structurant. Le lieu est considéré en ce sens comme un opérateur à part entière des modalités de production du savoir. Par lieu, on entend aussi toutes les réalités, sociales, économiques, culturelles, politiques, linguistiques, etc., que le terme recouvre. Le spatial turn rejoint en cela l’approche externaliste, dans la mesure où il prend acte de la performativité du lieu, c’est-à-dire de sa capacité à inluencer la production et la circulation des savoirs. Et c’est l’ensemble de cette recherche qui a fait la preuve qu’un lieu (un État, une capitale, une société, un réseau de correspondances, etc.) joue un rôle sur la manière dont s’organisent et se structurent la production et la difusion des savoirs géographiques. La façon d’envisager ces lieux, leurs conigurations internes ainsi que les liens qu’ils tissent entre eux, a également sollicité et utilisé de véritables compétences géographiques. En suivant les recommandations de Jean-Marc Besse, nous nous sommes attachée à identiier : – l’organisation des espaces du savoir géographique ; – les parcours efectués concrètement par l’information géographique au sein de ces espaces ; – les représentations spatiales ou exactement les schèmes spatiaux constitutifs du savoir géographique. (Besse, 2004 : 406) Ce faisant, c’est la géographicité des recherches en histoire et en épistémologie de la géographie que j’ai essayé de développer et de revendiquer. En mobilisant les notions clés de réseau ou de centralité, en m’attachant à révéler les dispositifs spatiaux, efectifs et idéaux, j’ai ainsi démontré qu’il est possible d’aller plus loin que la simple « convocation » des lieux dans le tournant spatial. Car si les lieux valent comme catégorie à utiliser pour prouver le caractère situé de la production scientiique, il s’agit de les faire travailler géographiquement, c’est-à-dire en revendiquant et en assumant pleinement les méthodes et les outils du géographe. Conclusion 245 Cette recherche a surtout montré la valeur, si le besoin s’en faisait encore sentir, de la problématique des savoirs situés. L’adjectif situés renvoie bien sûr à la dimension géographique, c’est-à-dire à la situation dans l’espace, mais il renvoie plus largement à la question du positionnement sociétal des savoirs, à leur place dans l’ensemble du dispositif social, politique, culturel ou encore économique d’une ou de plusieurs sociétés. Il apparaît clairement à travers cette étude qu’il est impossible de déconnecter la pratique scientiique de l’endroit où elle s’efectue, car, et ce lien de causalité est des plus importants à notre sens, on ne peut pas la considérer comme essentiellement neutre. Au contraire, la pratique scientiique, à travers cet exemple de l’analyse des relations entre politique et géographie, apparaît tout sauf neutre : elle est fondamentalement enchevêtrée dans des rapports de force et des rivalités. Ce qu’il s’agit de comprendre, une fois ce point de départ posé, est dans quelle mesure elle se situe dans une posture de dissymétrie dans ce jeu de rapports de force. Alors même que nos façons contemporaines de faire de la géographie sont largement inluencées par le processus de mondialisation et par un mouvement de globalisation des savoirs (Caillé, Dufoix, 2013), le spatial turn et l’airmation du caractère essentiellement situés des savoirs ofre à mon avis de nouvelles perspectives de recherche. En mobilisant les catégories et les outils de la géographie, il semble pertinent de poursuivre les interrogations qui ont été les nôtres en les transposant à la période contemporaine. Une des prolongations de cette recherche pourrait en efet viser à comprendre comment, aujourd’hui, la géographie française se positionne vis-à-vis des autres sphères nationales et du niveau global. L’interrogation de la dialectique national / global paraît en efet une perspective très riche dans le contexte actuel du fonctionnement de la recherche. La confrontation de la sphère française avec la sphère anglophone et germanophone ont aussi un sens aujourd’hui, dans la mesure où une compétition assez comparable se joue sur la scène internationale en matière de production et de difusion des savoirs. Comprendre comment cela s’ordonne permettrait sans doute de mieux saisir les enjeux auxquels le monde de la recherche doit faire face. Des parallèles avec la situation du xixe siècle pourraient surgir en ce qui concerne les modalités de production des savoirs géographiques, dans la mesure où notre époque convoque dans un jeu de tiraillement complexe les échelons national et global (Housssay-Holzschuh, Milhaud, 2013). Sans invoquer une similarité parfaite, on pourrait envisager de poursuivre les interrogations qui ont celles de ce travail en les transposant dans le présent de la géographie, et en invitant peut-être à une collaboration transnationale sur ce sujet. Annexes Les sociétés de géographie Liste des fondations de sociétés de géographie au xixe siècle Date de fondation Villes Date de fondation Villes 1821 Paris 1873 Rome, Berne, Amsterdam, Hambourg, Halle 1828 Berlin 1875 Copenhague, Bucarest, Madrid, Lisbonne, Le Caire 1830 Londres 1876 Bruxelles, Anvers, Lima, Alger 1833 Mexico 1877 Stockholm, Varsovie, Québec 1836 Francfort sur le Main 1878 Hanovre 1845 Saint-Pétersbourg 1879 Tokyo 1852 New-York 1883 Rio de Janeiro 1856 Vienne 1885 Madrid, Neuchâtel 1858 Genève 1886 Adelaïde 1861 Leipzig 1888 Washington, Helsinki, Sydney 1863 Dresde 1889 Oslo 248 La géographie : émergence d’un champ scientiique 1867 Turin, Kiel 1891 Philadelphie 1869 Munich 1894 Prague 1870 Brême 1898 Chicago 1872 Budapest 1899 Dacca Statuts des sociétés de géographie Société de Paris – 1821 : Lettre de Barbié du Bocage aux membres de la Société de géographie de Paris Messieurs, Toutes les personnes qui sont ici présentes, connaissent le but de la Société qu’il est question d’organiser aujourd’hui. La science de la géographie est entrée dans l’objet de leurs études ; toutes en reconnaissent l’utilité et l’avantage, mais toutes n’en connaissent peut-être pas également l’étendue. Liée à toutes les sciences, la géographie sert, pour ainsi dire, d’introduction à chacune d’elles, et prépare les voies pour les étudier avec fruit. C’est un vestibule dont plus de cent portes communiquent à toutes les branches des connaissances humaines. Cette science a déjà fait des progrès immenses, mais il lui reste encore beaucoup à acquérir. Elle ne peut augmenter son domaine que par une direction éclairée, par une production constante, et par les encouragemens dont elle sera redevable à votre zèle généreux. C’est là, Messieurs, ce que vous êtes appelés à établir. La Société que vous formez doit être le point central d’où partiront les instructions qui seront données aux voyageurs, aux marins et aux négocians ; elle correspondra avec eux et leur donnera, autant qu’il sera en elle, les moyens de proiter de leurs voyages ; elle les guidera en quelque façon comme la colonne de feu conduisait les Israëlites dans le désert ; elle leur indiquera le chemin qu’ils auront à tenir, et leur signalera les dangers qu’ils auront à éviter. La Société, à son tour, proitera de leurs découvertes ; elle sera instruite de leurs courses, les annoncera au monde savant, en fera connaître les résultats utiles, et pourra se féliciter d’avoir agrandi, par ses soins, le cercle de nos connaissances. Voilà, Messieurs, quel est le but que se propose d’atteindre la Société dont vous êtes les fondateurs. Pour y parvenir, elle n’a pas craint de se former sur un plan d’une grande étendue. Elle a appelé les savans de toutes les nations à en faire partie. Elle a pensé qu’elle ne pouvait réunir trop de lumières, et son objet lui a paru trop vaste pour être le partage d’une seule nation. Cette Société renferme donc des savans dans tous les genres, des hommes éclairés de tous les pays, dont les goûts et les travaux tendent tous à l’accroissement des connaissances géographiques. C’est parmi ces hommes instruits Annexes 249 que vous devez faire le choix de votre bureau et de la commission centrale chargée de tout le travail de la Sté. Ce choix, Messieurs, est très important, car c’est de lui que dépend la manière dont les travaux seront dirigés, et celle de les conduire à leur in. Vous devez y mettre beaucoup de scrupule ; heureusement les élémens ne vous manquent pas ; souvent les talens sont joints aux plus hautes dignités. Vous ne risquerez point de les employer lorsqu’ils peuvent être utiles au but que se propose la Société. Vous avez à choisir parmi des astronomes, des voyageurs éclairés qui ont parcouru des contrées lointaines, des marins expérimentés qui ont afronté tous les dangers de la mer, des généraux qui ont fait la guerre, des ingénieurs instruits, des géographes habiles, des naturalistes, des savans dans les langues ; l’administrateur lui-même, le politique a fait entrer la géographie dans ses études, et souvent le magistrat s’en sert pour comparer les loix [sic] des diférens peuples. C’est également avec son secours que l’économiste a étudié les produits des diférentes contrées et que le négociant a su transporter dans son pays des productions étrangères et y former des établissemens de commerce enviés des autres nations. (BSGP, 1822, S1, T1 : 10) Société de Berlin – 1828 : les statuts de la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin 1. Der Zweck der Gesellschaft ist Beförderung der Erdkunde, im weitesten Sinne des Worts, durch freie Mittheilung. 2. Zur Beförderung dieses Zweckes sind zunächst bestimmt monatliche Versammlungen der Mitglieder der Gesellschaft ; jedoch sollen hierdurch andere Befördeungsmittel, welche im Laufe der Zeit als nützlich anerkannt werden könnten, keineswegs ausgeschlossen sein. 3. Die Gesellschaft besteht aus ordentlichen, auswärtigen und EhrenMitgliedern. 4 . Ihre ordentlichen Mitglieder wählt die Gesellschaft aus denjenigen Einwohnern Berlins und der nächsten Umgegend, welche sich die Beförderung der Erdkunde interessiren, und ihr in einer von den zehn gewöhnlichen Versammlungen durch drei darin gegenwärtige ordentliche Mitglieder zur Ausnahme in Vorschlag gebracht werden, nachdem der Vorschlag durch eine nähere Angabe : inwiefern der Vorgeschlagene sich für den Zweck der Gesellschaft eigene, und dass derselbe als wirklich befähigt, sei es durch Privatstudien oder durch dienstliche Stellung, für die Bevölkerung der geographischen Wissenschaft den öfentlichen Ruf habe, begründet worden ist. 5 . Die Ausnahme erfolgt durch geheimes Ballotiren in denjenigen Versammlungen der Gesellschaft, welche in den Monaten April und November statt inden. Nur in diesen beiden Monaten darf über die Wahl neuer Mitglieder ballotirt werden, und die Ballotirung kann sich nur auf solche erstrecken, die wenigstens in der nächstvorhergegangenen, oder auch in einer früheren monatlichen Versammlung, statutenmässig zur Ausnahme in Vorschlag gebracht worden sind. 250 La géographie : émergence d’un champ scientiique 6. Alle in einer Versammlung, worin ballotirt wird, anwesende ordentliche und Ehren-Mitglieder sind zu stimmen berechtigt und verplichtet, und ihre Anzahl wird vor dem Geschäfte ermittelt. Fällt ein Drittel der abgegebenen und richtig befundenen Stimmen, oder mehr, vereinend aus, so wird die angetragene Ausnahme hierdurch abgelehnt. 7. Den Mitgliedern, welche den Auszunehmenden zur Wahl vorgeschlagen haben, liegt es ob, demselben die Genehmigung ihres Vorschlages bekannt zu machen, ihn in die Gesellschaft einzuführen, und dem Vorstande derselben vorzustellen. Der Direktor wird seine Anwesenheit der Gesellschaft sodann anzeigen. Amtliche schriftliche Benachrichtigungen von der erfolgten Ausnahme sind nicht üblich. Der Aufgenommene trägt seinen Namen, Stand und Wohnung in der Listen der Gesellschaft ein, welcher die Statuten vorgeheftet sind, und unterschreibt damit zugleich letztere, nachdem er in einer der monatlichen Versammlungen dem Vorstande als neu gewähltes Mitglied vorgestellt worden ist. 8. Ordentliche Mitglieder, welche ihren Wohnsitz in einer solchen Entfernung von Berlin nehmen, dass sie dadurch verhindert werden, den monatlichen Versammlungen der Gesellschaft beizuwohnen, treten in das Verhältniss eines auswätigen Mitgliedes des Gesellschaft, sobald sie von dieser Veränderung ihres Wohnsitzes dem Vorstande der Gesellschaft Kenntniss gegeben haben. (BGFE, 1833, S1, T1 : 1-2) Société de Londres – 1830 : les buts ixés par les statuts de la Royal Geographical Society 1. To collect, register, and digest, and to print for the use of the Members, and the public at large, in a cheap form and at a certain intervals, such new, interesting, and useful facts and discoveries as the Society may have in its possession, and may, from time to time, acquire. 2. To accumulate gradually a library of the best books on Geography – a selection of the best Voyages and Travels – a complete collection of Maps and Charts, from the earliest period of rude geographical delineations to the most improved of the present time ; as well as all such documents and materials as may convey the best information to persons intending to visit foreign countries ; it being of the greatest utility to a traveller to be aware, previously to his setting out, of what has been already done, and what is still wanting in the countries he may intend to visit. 3. To procure specimens of such instruments as experience has shown to be most useful, and best adapted to the compendious stock of traveller, by consulting which, he may make himself familiar with their use. 4. To prepare brief instructions for such as are setting out on their travels : pointing out the parts most desirable to be visited ; the best and most practicable means Annexes 251 of proceedings thither ; the researches most essential to make ; phenomena to observe ; the subjects of natural history most desirable to be procured ; and to obtain all such information as may tend to the extension of our geographical knowledge. And it is hoped that the Society may ultimately be enabled, from its fund, to render pecuniary assistance to such travellers as may require it, in order to facilitate the attainment of some particuler object of research. 5. To correspond with similar societies that may be established in diferent parts of the world ; with foreign individuals engaged in geographical pursuits, and with the most intelligent British residents in the various remote settlements of the Empire. 6. To open a communication with all those philosophical and literary societies with which Geography is connected ; for as all are fellow-labourers in the diferent departments of the same vineyard, their united eforts cannot fail mutually to assist each other. (BRGS, 1831, T1 : vii-viii) Résumés biographiques des principaux géographes du corpus1 Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent (1778-1846), d’après H. Ferrière (2009) : Bory est un autodidacte de Gascogne. Ses premières publications savantes remontent à 1796-1798. Il entre alors en contact avec de nombreux naturalistes. Ainsi, on sait qu’il fut l’élève du géologue et minéralogiste Déodat Gratet de Dolomieu à l’École des mines de Paris. Après le décès de son père, il s’engage dans l’armée en 1799. Il est alors afecté en Bretagne. En septembre 1800, il épouse à Rennes Anne-Charlotte Delacroix de la Thébaudais, avec qui il a deux illes. Il apprend le départ d’une expédition scientiique organisée par le gouvernement et obtient, grâce à celui qui lui tient lieu de père, la place de zoologiste en chef à bord de l’une des corvettes participantes. C’est ainsi qu’après avoir quitté l’armée de l’ouest in août puis obtenu du ministère de la Guerre un congé indéini, Jean-Baptiste Bory de Saint-Vincent quitte Paris le 30 septembre, arrive au Havre le 2 octobre et quitte la ville le 19 à bord de l’un des deux navires que le capitaine Nicolas Baudin emmènera autour du monde de 1800 à 1804, Le Naturaliste. Il s’arrête lors d’une escale à l’île Maurice en mars 1801. De là, il rejoint, le 23 mai 1801, la Réunion voisine, où il efectue en octobre et novembre de la même année l’ascension et la 1 Les trajectoires biographiques présentées ici sont celles des principaux géographes de notre corpus, ce qui explique l’absence de géographes britanniques. Les résumés biographiques sont organisés par ordre alphabétique. 252 La géographie : émergence d’un champ scientiique première description scientiique générale du Piton de la Fournaise. Il est de retour en France métropolitaine le 11 juillet 1802. Il publie un Voyage dans les îles d’Afrique. Il reprend par ailleurs du service dans l’armée dès son retour comme oicier d’état-major : il est alors afecté, en 1803-1805, au camp de Boulogne. Il poursuit en parallèle sa carrière savante : il est élu correspondant du Muséum en août 1803 et correspondant de la première classe de l’Institut de France au printemps 1808. En 1804, il publie Essais sur les îles fortunées et Voyage dans les quatre principales îles des mers d’Afrique. L’impression de cette relation est surveillée par le jeune Léon Dufour, qui devient son ami idèle. En 1805, il prend part à la campagne d’Autriche, devient capitaine de Dragons en novembre et est présent le mois suivant à la bataille d’Austerlitz. Bory passe ensuite deux ans en Prusse et en Pologne. Il sert, à partir d’octobre 1808, dans l’état-major de Ney, puis de Soult à partir d’octobre 1809. Il participe ainsi à la campagne d’Espagne. En mai 1811, il devient chef d’escadron, puis est fait chevalier de la légion d’honneur et lieutenant colonel à la in de l’année. Aux côtés de Soult, il prend part à la campagne de Prusse de 1813 et à la campagne de France de 1814. Après la chute de Napoléon, il intègre le service du Dépôt de la guerre à Paris le 10 octobre 1814. Pendant les Cent-Jours, il est élu député d’Agen. Il se signale par son patriotisme. Au début de la seconde Restauration, il est condamné à cinq ans d’exil, le 24 juillet 1815. Il fuit vers Rouen et fait aussi paraître ses Justiications. Il passe les années de 1816 à 1819 en exil entre la Belgique et la Prusse. Avec Drapiez et Van Mons, il est un des directeurs scientiiques des Annales générales des sciences physiques, éditées à Bruxelles de 1819 à 1821. En 1820, au traitement de réforme à partir de juillet en tant que lieutenant-colonel, Bory de Saint-Vincent revient s’installer à Paris où il réside jusqu’en 1825. Il collabore à divers journaux libéraux. En 1825, il est jeté en prison pour dettes à Sainte-Pélagie. Il y reste jusqu’en 1827. Le 9 décembre 1828, il est nommé pour diriger la commission scientiique d’exploration de Morée, qui a lieu en 1829-1830. En 1830, il se présente à une élection pour devenir membre de l’Institut après le décès de Lamarck. Après les Trois Glorieuses, J.-B. Bory est réintégré dans l’armée et au Dépôt des cartes avec le grade de colonel, il y resta jusqu’en 1842. Le 1er mai 1831, Bory est fait oicier de la légion d’honneur et en juillet, il devient député de Marmande mais démissionne bientôt. Il fait paraître le compte rendu de son exploration qui lui permet d’être élu membre de l’Académie des sciences en novembre 1834 : Relation du voyage de la commission scientiique de Morée dans le Péloponnèse, les Cyclades et l’Attique. Il participe à la fondation de la Société entomologique de France le 29 février 1832 aux côtés de son vieil ami P. A. Latreille. Le 17 novembre 1834, il est élu membre libre de l’Institut. De 1835 à 1838, Bory siège à la commission d’état-major. La commission scientiique d’Algérie est nommée le 24 août 1839. Bory en est le chef en tant que colonel d’état-major. De 1840 à 1842, il séjourne en Algé- Annexes 253 rie. Placé à la retraite en janvier 1840, il préside tout de même la commission d’exploration scientiique d’Algérie entre 1839 et 1842 et se rend sur place, à Alger et dans d’autres villes de la côte, entre 1840 et le premier trimestre 1842. Georg Forster (1754-1794), d’après M. Gilli (2005) : Avec son père Johann, ils partent ensemble pour le second tour du monde de Cook (1775-1778). Au retour, il publie Voyage autour du monde, en anglais puis en allemand, ouvrage qui va le rendre célèbre en Allemagne, où il s’installe. D’abord à Kassel, il soufre d’une vie étriquée et d’une société noble qui l’ennuie. Il part souvent à Göttingen, où il retrouve Lichtenberg (ami, rationaliste) et côtoie aussi Jacobi et Sömmerring. Forster rejoint les rose-croix à cette époque, société mue par le désir de fabriquer de l’or et de gagner de l’argent. Il en ressort quelques années après, conscient de s’être égaré. Pour rompre déinitivement avec les loges rose-croix, Forster part de Kassel et accepte un poste à Wilna, en Lituanie. Mais il s’y ennuie rapidement, découvre la misère sociale et politique de la Pologne. C’est à cette époque qu’il épouse Therese Heyne, en 1795. En plus de ses cours d’histoire naturelle, il vit des traductions d’ouvrage qu’il fait. Il abandonne inalement son poste quand, en avril 1787, un projet de voyage inancé et soutenu par la Russie lui est proposé. Mais à cause de la guerre cela n’aboutit pas. Il retourne alors en Allemagne, et obtient un poste de bibliothécaire de l’université de Mayence, à la suite de Johannes von Müller. Forster est coniant car, même si Mayence est catholique et lui protestant, le prince-électeur est relativement accueillant et tolérant. Avec l’argent promis pour le voyage russe, il fait un voyage sur le Rhin avec Alexander von Humboldt, en 1791. Ensemble, ils voyagent le long du Rhin, en Belgique, à Londres et Paris. Ce voyage s’avère fondateur pour les deux. Pour Forster, car il se rend compte que l’Angleterre n’est pas si progressiste que ça, et surtout parce qu’il est profondément secoué par le Paris révolutionnaire. Son ouvrage Ansichten (1791), deuxième ouvrage majeur de sa vie, fait le récit de ce voyage. Forster y montre sa vision de la nature, dans sa diversité, son idée de civilisation, qui n’est chez lui pas opposée à l’idée de culture. De plus, ce livre contient aussi des indications politiques, mais pas sur la France car le troisième tome n’a jamais été rédigé. Forster entretient de plus des rapports confus avec le politique. D’abord héritier de l’universalisme des Lumières, il adopte ensuite une vision libérale du monde. Dans la guerre anglo-américaine, il passe du soutien aux Anglais à celui des Américains, à la lecture de Thomas Paine qui l’inluence. Il développe une vision libérale du monde et pluraliste ; ce qui explique pourquoi il écrit un essai contre les théories raciales de Kant : celui-ci exprime le parti de la raison, de l’universalisme, tandis que Forster défend la pluralité des races, dans 254 La géographie : émergence d’un champ scientiique la mouvance de Herder qu’il lit alors beaucoup. Sa vision politique du monde change encore avec la Révolution française : la fête de la Fédération du 14 juillet 1790, à laquelle il assiste, reste pour lui un moment fondateur. Il y comprend et soutient les aspirations du peuple à la liberté et prend le parti de la République française. Non sans s’attirer les critiques, il fait sien le combat révolutionnaire, en gardant toujours une vision relativement libérale. Son idée clé est celle du bonheur de l’humanité. Alors que la ville est occupée par les troupes françaises en 1792, il participe à fondation de la Société des amis de la liberté et de l’égalité de Mayence, et aide à l’approvisionnement de la ville. Il est ensuite envoyé comme délégué à Paris pour demander le soutien de la France à la République de Mayence. Forster fait alors le choix de devenir français, beaucoup de ses amis se détournent de lui. Il termine sa vie à Paris, en faisant inalement le choix des Montagnards, par qui seuls la solution politique peut venir, d’après lui. Alexander von Humboldt (1769-1859), d’après M. Gayet (2006) : Issu d’une famille de l’aristocratie prussienne, Alexander von Humboldt reçoit, comme son frère aîné Wilhelm, une éducation d’avant-garde, dispensée par des précepteurs éminents, au château familial de Tegel. Il complète ensuite ses études à Berlin, puis, entre 1787 et 1792, aux universités de Francfort-sur-l’Oder et de Göttingen, ainsi qu’à l’Académie du commerce de Hambourg et à l’école des mines de Freiberg. Après un voyage en Europe occidentale (1790) avec Georg Forster, il achève ses études et devient directeur des mines de Franconie en 1792, tout en poursuivant des recherches dans le domaine des sciences naturelles. S’intéressant notamment à la botanique, il publie en 1793 un ouvrage très original sur la lore souterraine de l’Erzgebirge. Il reprend aussi les expériences électriques de Galvani, mais sur son propre corps. Il élabore ensuite de grands projets de voyages et vend plusieurs propriétés pour disposer des fonds nécessaires. Venu à Paris acheter du matériel scientiique, il fait la connaissance du naturaliste Aimé Bonpland, avec qui il se lie d’amitié et part en Espagne à l’automne 1798. À Madrid, les deux hommes obtiennent un passeport pour les possessions espagnoles d’Amérique. Ils sont au Venezuela en juillet 1799. En 1800, ils traversent la région des Llanos (région des grandes plaines), puis étudient la curieuse transluence du Cassiquiare, rivière qui unit les eaux du bassin de l’Amazone à celles tributaires de l’Orénoque : une liaison continue entre les deux grands leuves est ainsi découverte. Humboldt et Bonpland visitent ensuite la Colombie (1801), l’Équateur et le Pérou (1802). En juin 1802, ils parviennent à 5 610 mètres d’altitude sur les pentes du Chimborazo (qui culmine à 6 272 mètres), réalisant ainsi un grand exploit. Après une incursion dans le bassin amazonien, au Pérou, la in de leur périple est marquée par des recherches Annexes 255 sur le grand courant marin auquel Humboldt a donné son nom. Leur retour vers l’Europe passe par le Mexique (1803) et les États-Unis (1804). De cette expédition, ils rapportent de nombreuses descriptions de minéraux, de végétaux et d’animaux, ainsi qu’une moisson de données géographiques et climatiques. Installé à Paris en 1807, après un passage rapide en Prusse et en Italie, Humboldt se consacre à dépouiller et approfondir toutes ces informations. Il les rassemble dans un ouvrage en trente volumes, Voyage aux régions équinoxiales du Nouveau Continent, dont il dirige la rédaction et dont la parution s’échelonne sur vingt ans. En 1822, il rejoint le roi de Prusse en Italie, pour un congrès à Vérone. Il en proite pour faire quelques excursions dans les Alpes et les Apennins. Forcé inancièrement à revenir à Berlin en 1827, Humboldt est nommé chambellan du roi. Il donne alors en 1827-1828 des leçons publiques qui préigurent son œuvre Kosmos. Il prend également part en 1828 à la fondation de la Gesellschaft für Erdkunde zu Berlin, qu’il contribue à animer avec Carl Ritter. Il participe également activement aux activités de l’Académie des sciences de Berlin et entreprend plusieurs projets visant à donner à la ville un statut scientiique européen : il engage par exemple un projet de réseaux d’observatoires dans le monde, dont les données seraient centralisées à Berlin, et organise en 1828 un congrès des naturalistes allemands. Invité par le tsar de Russie pour un voyage dont il rêve depuis des années, il repart en 1829 pour un grand voyage en Asie russe. Il parcourt avec les professeurs Rose et Ehrenberg, en 1829, la Dzoungarie et l’Altaï, et multiplie les observations scientiiques. Ce voyage fonctionne comme le pendant asiatique de son expédition américaine. Par la suite, devenu l’un des principaux conseillers du roi de Prusse, il accomplit de nombreuses missions diplomatiques, en particulier auprès de Louis-Philippe. Entre 1835 et 1845, il efectue plusieurs courts séjours en France et rédige des notices diplomatiques à destination de son monarque. Il se lance enin dans la rédaction d’une synthèse de ses travaux et des connaissances scientiiques de son temps, Kosmos, essai d’une description physique du monde. Le premier volume paraît en 1845, mais Humboldt meurt avant d’avoir pu achever le cinquième et ultime volume. Edme-François Jomard (1777-1862), d’après Y. Laissus (2004) : Edme-François Jomard, voit le jour à Versailles le 22 novembre 1777. Il fait ses études au collège Mazarin, puis à l’École nationale des ponts et chaussées et à l’École polytechnique. Membre de l’expédition française en Égypte de 1798, il consacre une grande partie de sa vie et de ses travaux à ce pays. De retour en France en 1803, il établit un catalogue des hiéroglyphes et revendique une part 256 La géographie : émergence d’un champ scientiique de la paternité des travaux de Champollion lors de leur publication. Il participe à la rédaction de la Description de l’Égypte, ouvrage collectif en dix volumes de texte et treize volumes de planches, qui paraît à l’Imprimerie impériale puis royale entre 1809 et 1828. Il est aussi l’un des premiers à trouver l’origine géodésique des longueurs grecques anciennes et à faire leur conversion dans le nouveau système métrique. En 1814, il fait un séjour en Angleterre, grâce auquel il se passionne pour la méthode d’enseignement mutuel qu’il contribue à développer en France jusqu’à la in de sa vie. Dans les années 1820 et 1830, il encourage les relations franco-égyptiennes en faisant venir de jeunes Égyptiens en France pour qu’ils soient instruits. En 1830, il est un des premiers à créer un système de classiication concernant les objets ethnographiques. Cette première classiication reconnue (en ethnographie et muséologie) est basée sur l’utilité de chaque objet : sociale, pratique, économique et technologique. Par la suite, ce procédé sera repris et amélioré par Ernest Théodore Hamy, en 1878. Jomard est très engagé dans diférentes institutions savantes : il est élu membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres en 1818 ; il est membre fondateur de la Société de géographie en 1821 et la préside en 1848-1849 ; enin il est le créateur du département Cartes et Plans de la Bibliothèque royale, dont il devient conservateur administrateur en 1838. Conrad Malte-Brun (1775-1826), d’après N. Broc (1975) et A. Godlewska (1991) : Né dans une famille bourgeoise (son père était administrateur des domaines de la Couronne danoise après avoir fait carrière dans l’armée), Conrad était destiné à devenir pasteur, mais son goût des lettres l’entraîne vers l’université de Copenhague à l’âge de 15 ans. Il y découvre les idées de la Révolution française et prône publiquement la liberté de la presse. Il s’exile d’abord en Suède, puis à Hambourg. Finalement, il arrive en France en novembre 1799. Son idée est de doter son pays d’adoption d’un traité de géographie qui n’existe pas encore, contrairement à l’Allemagne et de la Grande-Bretagne. Sa rencontre avec Edme Mentelle, professeur à l’École normale chargé de réformer les manuels de géographie, est déterminante. Leur travail commun produit une Géographie mathématique, physique et politique de toutes les parties du monde en seize volumes parus de 1803 à 1807. Conrad, bon journaliste et convaincu que seules de bonnes publications feront progresser la science, fonde, en 1807, les Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire et, en 1819, les Nouvelles annales des voyages, de la géographie et de l’histoire. Il collabore aussi au Journal des débats. En 1807, les armées de Napoléon atteignent la Pologne ; or aucun ouvrage digne de ce nom n’existait Annexes 257 en français sur ce pays. Un Tableau de la Pologne est demandé à Conrad MalteBrun et celui-ci s’acquitte de sa tâche en six mois, ce qui établit déinitivement sa renommée. Et même s’il n’apprécie guère l’empereur Napoléon, il garde une grande estime pour Bonaparte. Son œuvre majeure sera le célèbre Précis de géographie universelle ou Description de toutes les parties du monde publié à partir de 1810, première Géographie Universelle française. Cette œuvre, dont le dernier volume paraît en 1829 après la mort de Malte-Brun, connaîtra un succès considérable si on en juge par le nombre de rééditions et d’augmentations dont elle fera l’objet jusqu’au moment où la Géographie universelle de Reclus la détrône. Après la fondation de la Société de géographie de Paris en 1821, il en est le premier secrétaire général de 1822 à 1824. Son deuxième ils, Victor-Adolphe, est lui aussi géographe et à son tour secrétaire général de la Société de géographie, de 1859 à 1866. Edme Mentelle (1730-1816), d’après M. Hefernan (2005) : Géographe et historien, Mentelle est professeur de géographie pour les enfants de Louis XVI pendant quelques années avec Buache de La Neuville. On lui doit d’ailleurs un globe en relief conçu dans le cadre de ces enseignements royaux. Ensuite, fervent partisan de la Révolution, il est professeur de géographie et d’histoire dans diférentes institutions nouvellement créées : à l’École militaire puis, après la suppression de cet établissement en 1792, il enseigne successivement à l’École centrale et, en 1794, à l’École normale. Il devient membre de l’Institut dès la création de ce corps en 1795. Sa carrière savante est très teintée de son parcours d’enseignant. Ses nombreux ouvrages ont contribué à répandre en France le goût des études géographiques. On a de lui : Géographie comparée, 1778); Cours complet de Cosmographie, de Chronologie, de Géographie et d’Histoire, 1801 ; Atlas universel, avec Chamaire. Il a en outre coopéré à la rédaction de la Géographie universelle de Malte-Brun. Carl Ritter (1779-1859), d’après H. Beck (1979) et C. Lüdecke (2002) : Issu d’une famille modeste, il reçoit une éducation rousseauiste à l’école de Christian Gotthilf Salzmann à Schnepfenthal, où il suit également les enseignements de GutsMuths qui lui donnent le goût de la géographie. Il fréquente aussi Justus Perthes, qui lance en 1785 ses Geographische Anstalt. Ritter devient ensuite précepteur dans de riches familles, en particulier la famille Bethmann-Hollweg à Francfort-sur-le-Main. À l’occasion de cette fonction, il fait de nombreux voyages en Europe, et notamment en Suisse où il découvre les préceptes pédagogiques de Pestalozzi. Cette rencontre s’avère décisive pour la forma- 258 La géographie : émergence d’un champ scientiique tion de son goût au terrain. En Suisse, il se forme à cette pratique et éprouve l’Anschauung. Ritter est aussi inluencé par sa lecture assidue des philosophes, en particulier Kant et Schleiermacher, chez qui il puise sa vision religieuse. Dès les années 1810, il commence à écrire l’œuvre de toute sa vie, son Allgemeine Erdkunde, dont la parution s’étale de 1817 à 1859, pour un total de vingt et un tomes. En 1816, il voyage à Berlin pour trouver un éditeur à son Erdkunde. Dans le même temps, les frères Bethmann-Hollweg, ses anciens élèves, lui proposent une place à la Kriegsschule, l’Académie militaire de la capitale prussienne. Ritter accepte inalement en 1819 et commence en 1820. En 1821, il donne aussi des cours à l’université de Berlin, dans le cadre de la première chaire de géographie. À travers ses cours, il apporte un certain nombre de changements dans l’enseignement de la géographie : il installe par exemple de grandes cartes murales dans les salles. Ritter place ainsi l’espace au centre et favorise aussi la pratique de terrain, notamment à la Kriegsschule. Il s’implique aussi pleinement dans la vie institutionnelle de la capitale prussienne. Il participe à l’Académie des sciences et, dès 1828, à la Gesellschaft für Erdkunde, la société de géographie, dont il est avec Humboldt un des membres fondateurs et un des principaux animateurs. La société doit beaucoup à Ritter, qui la préside quelque temps, qui l’anime et y présente un grand nombre de communications. Comme Jomard, il se bat aussi pour la création d’une collection cartographique indépendante dans la capitale prussienne. Ritter se situe également au centre d’un vaste réseau scientiique européen : il communique beaucoup avec la société de géographie de Londres et possède une réelle fonction nodale en matière de circulation des savoirs géographiques en Europe. Même si Ritter ne parcourt pas des contrées aussi lointaines que Humboldt, il connaît très bien l’Europe. Entre 1824 et 1852, il multiplie les excursions et explorations de terrain : Paris, Böhmen et Mähren, l’Autriche, la Slovaquie et l’Italie, la Suisse, l’Allemagne centrale pour les excursions proches ; entre 1837 et 1838, il parcourt inlassablement la Grèce, la Turquie, la Bulgarie et la Roumanie, la Hongrie, régions dont il devient un des meilleurs connaisseurs en Europe ; puis il arpente l’Angleterre et le Sud de la France dans les années 1840 ; les pays scandinaves, et de nouveau l’Angleterre, puis les Pays-Bas, la Pologne, l’Allemagne méridionale, l’Espagne et l’Italie dans ses derniers voyages. Il termine sa vie à Berlin. Bibliographie Sources utilisées et citées Arndt Ernst Moritz, 1892, Sämmtliche Werke, Teil 1, hrsg von Hugo Rösch, Leipzig, Pfau, 344 p. Berghaus Heinrich, 1850-1852, Geographische Jahrbuch, Perthes, Stuttgart, 4 vol. —,1830-1843, Annalen der Erd-, Völker- und Staatenkunde, Berlin, Reimer Verlag, 28 vol. 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Index Administrativ-Statistischer Atlas von Preussischen Staat, 220 African Association, 40, 97, 130 Annalen der Erd-, Völker- und Staatenkunde, 95, 155 Annalen der Geographie, 263 Annalen der Geographie und der Statistik, 46 Annales des voyages, de la géographie et de l’histoire, 23-24, 45-48, 95, 150, 215 Arndt, Ernst Moritz, 53-54 Arrowsmith, Aaron, 46, 143 Asie centrale, 143 Atlas du Mexique, 44, 159 Banks, Joseph, 23, 39-40, 73, 130 Barbié du Bocage, Jean-Denis, 43, 46, 85-86, 94-95, 98, 106 Barrow, John, 125-127, 130 Barth, Heinrich, 174, 178, 207 Berghaus, Heinrich, 95, 104, 143, 155-156, 207210, 220, 228 Bonpland, Aimé, 42, 236 Bory de Saint-Vincent, Jean-Baptiste, 23, 92, 133-135, 155, 186, 195-196 Boussingault, Jean-Baptiste, 117 Buache, Philippe, 46, 67-69 Buache de la Neuville, Jean-Nicolas, 40 Buch, Leopold von, 74, 227 Caillié, René, 106, 115, 121, 123, 125-127, 132, 152 Carette, Ernest, 195-196 Conder, Josiah, 160-162, 164-165 Cook, James, 36-37, 43 Cortambert, Eugène, 90, 230 Cotta, Johann Georg, 143 Darlymple, Alexander, 39, 46 Darwin, Charles, 17 Delambre, Jean-Baptiste, 231 Dépôt de géographie, 89 Dépôt de la guerre, 66, 72, 128, 131, 190, 211 Dépôt des cartes et plans, 39 Description de l’Égypte, 64, 114 Die Erdkunde im Verhältniss zur Natur und zur Geschichte des Menschen, oder allgmeine, vergleichende Geographie, 262 École centrale des travaux publics, 114 École des armes, 59 École des ponts et chaussées, 114 École normale, 59, 67-72 École polytechnique, 59, 114, 128 Essai sur le royaume de la Nouvelle-Espagne, 44 Expédition d’Égypte, 42, 57, 59 Fallersleben, August von, 226 Fichte, Johann Gottlieb, 53-54, 70 Forster, Georg, 23, 34, 36-39, 42 Fragmens de géologie et de climatologie asiatiques, 143 Franklin, John, 133, 178, 212 272 La géographie : émergence d’un champ scientiique Frédéric-Guillaume III, 41, 56, 61, 116 Gaspari, Adam Christian, 43, 46 Gay-Lussac, Louis Joseph, 117 Gea, 70, 263 Generalstab, 66, 129 Géographie des plantes, 236 Géographie universelle, 32, 48 Geographische Kunstschule, 210 Gosselin, François, 43, 46 Gumprecht, T. E., 145, 206 GutsMuths, Johann Christoph, 115 Hachette, Louis, 203-204 Hamilton, John, 182, 197, 232 Hardenberg, chancelier de Prusse, 54-56, 60, 64, 69-70, 73 Harness, Henry Drury, 220 Herder, Johann Gottfried, 54 Hofmann, Johann Gottfried, 65 Humboldt, Alexander von, 9, 17, 23, 36-39, 41-42, 44, 46-47, 54, 56, 61, 73-74, 85-86, 93, 98, 102, 104, 114-117, 134, 140-141, 143, 155, 159-160, 163, 166, 207, 210, 213-214, 226, 233, 235-237, 242 Jackson, Julian, 23, 119-120, 145, 147, 150, 232, 242 Joanne, Paul, 204, 229 Johnston, Alexander Keith, 143, 210-211, 220 Jomard, Edme-François, 23, 43, 58, 64, 89-90, 97-98, 104-107, 114-116, 118, 125-128, 133, 139, 141-142, 144-148, 150, 152, 156-157, 159, 184, 212-214, 229-230, 232, 242 Kant, Emmanuel, 31-32, 34, 36, 214 Kiepert, Heinrich, 228 Königliche Akademie der Wissenschaften, 73 Königliche Kartographische Institut, 91 Kosmos, 143, 163, 166, 210, 233, 236 Kriegsschule, 56, 60, 70-71, 74, 103, 115, 128-130, 211, 268 Krug, Leopold, 65 Laing, John, 125-126, 132, 152 Langlois, Henri, 160-161, 164, 166 L’année géographique, 215 Lichtenstein, 86, 105-106, 108 Louis-Philippe, 154, 175 Louis XVIII, 107 Malte-Brun, Conrad, 23, 32-33, 37, 39, 45-48, 95, 98, 106, 156-157, 197-198, 206, 215 Map Room, 209, 210 Méchain, Pierre, 231 Mentelle, Edme, 23, 32-34, 37, 39, 42, 46, 67-69, 72 Montalivet, comte de, 154-155 Monuments de la géographie, 139, 141-142 Murray, John, 203 Murchison, Roderick Impey, 23, 130, 181-182, 197, 204, 206, 236 Musée de Géographie, 72, 264 Muséum d’histoire naturelle, 59, 114 Napoléon Bonaparte, 48, 52-53, 55, 59, 62, 68-69, 175, 215, 261 Nicolas Ier, 134, 155 Nil, 132, 146, 152-153, 178 Nouvelles annales des voyages, 24, 95, 150 Océanie, 153, 198, 223, 229-230 Ordnance Survey, 66, 128, 210-211 Panama, 152, 226 Pelet, lieutenant-général, 131, 190, 211 Perthes, Justus, 115, 207 Pestalozzi, Johann Heinrich, 115 Petermann, August, 23-24, 207-210, 214, 220, 236 Physikalischer Atlas, 210 Pinkerton, John, 33 Poirson, Jean-Baptiste, 143 Précis de la géographie universelle, 33, 48 Raleigh Club, 97 Revue des deux mondes, 95 Ritter, Carl, 17, 23, 33, 43-44, 56, 60, 70, 73, 84, 86, 89-91, 98, 104, 108, 114-116, 129-130, 142144, 146-147, 150, 152, 155, 207, 213-214, 224, 226, 233, 235-237, 242 Ross, John, 127, 133, 144, 202, 213 Santarem, vicomte de, 141-142 Schlagintweit, les frères, 97, 178 Sénégal, 212, 225 Tableau politique de l’Europe, 156 Tombouctou, 106, 121, 125, 154 Trigonometrisches Bureau, 91 Université de Berlin, 56, 60, 69-70, 73, 115 Vivien de Saint-Martin, Louis, 23, 92, 198, 215-216, 228 Volney, comte de, 42, 46 Vosgien, Louis, 160-166 Walckenaer, Gabriel, 46, 107 Humboldt, Wilhelm von, 60, 266 Zeune, Auguste, 70 Zimmermann, August, 46 Table des matières Note aux lecteurs 7 Introduction 9 I 1780-1815 : situation des savoirs géographiques Chapitre 1 Pluralité et variété des savoirs géographiques 29 Chapitre 2 Airmations nationales et premières institutionnalisations géographiques 51 274 La géographie : émergence d’un champ scientiique II 1815-1840 : la prise de pouvoir des géographes Chapitre 3 L’institutionnalisation des savoirs géographiques 79 Chapitre 4 Les gestes du métier de géographe 113 Chapitre 5 Mettre géographiquement le monde en récit 137 III 1840-1860 : les savoirs géographiques dans l’ombre du politique Chapitre 6 L’ambition coloniale comme horizon des savoirs géographiques ? 173 Chapitre 7 Nations et savoirs géographiques : entre collusion et distanciation 201 Conclusion 239 Annexes 247 Bibliographie 259 Index 271 Cet ouvrage, composé avec les caractères Dante MT Std et Seria Sans Pro, a été mis en page par les soins du service d’édition de l’École normale supérieure de Lyon. Il a été achevé d’imprimer par Jouve en octobre 2016. Dépot légal novembre 2016 IMPR IMÉ E N FR ANCE