Dessin de Plantu, Le Monde, 3/2/2006

 

Article rédigé le 5 février 2006. Une version light est parue dans Le Monde des Religions N°16, mars-avril 2006.

 

Les caricatures de Mahomet et les réactions qu’elles entraînent, au-delà de l’enjeu religieux ou celui de la liberté d’expression, posent la question de la vie sociale de l’image. Dans l’histoire des sociétés, certaines images ont plus d’impact que d’autres. Certaines représentations servent de catalyseurs. Encore faut-il comprendre qui sont les techniciens manipulateurs et à qui profite la manipulation.  

L’affaire des caricatures de Mahomet, est on ne peut plus complexe. L’image, son contenu, sa rhétorique, semblent, après quelques jours de campagne médiatique, devenues totalement secondaires. En effet, plus une crise focalise autour d’un événement, moins l’événement conserve l’importance du départ. La crise devient événement elle-même. Au-delà des images de départ, ce sont les acteurs de la crise qui, par leur lecture propre de la situation, par leur discours, donnent du sens aux représentations, un sens qu’elles étaient loin de porter à l’origine. L’image est non seulement polysémique, mais d’une polysémie mutante, évolutive, au gré des progrès de la crise même.  

Reprenons la chronologie. Au Danemark, il y a quelques mois, un éditeur cherche en vain des illustrateurs pour un livre sur Mahomet. Un journal, le Jyllands-Posten, lance alors un appel large, en vue de représenter Mahomet, partant du principe qu’il faut briser un tabou. Il décide finalement de publier le 30 septembre 2005 les quelques réponses qui lui sont parvenues, soit un ensemble très variable de 12 « caricatures ». La plus percutante représente le prophète dont le turban a pris la forme d’une bombe.  

Quelle démonstration a souhaité faire le journal ? Quelles étaient les intentions des dessinateurs ? Pour ce journal de tendance conservatrice, il semble évident que le but n’était pas de défendre la liberté de critiquer les religions. Une seule d’entre elle était visée à travers un de ses représentants emblématiques, Mahomet. La question de l’immigration, au Danemark comme dans presque tous les pays d’Europe, tient alors une place importante dans les débats politiques. Hasard ou coïncidence ?  

Résultat, divers groupes au Danemark se réclamant de l’Islam se manifestent et dénoncent le délit de blasphème. La majorité des islamistes conteste à tout homme de représenter le prophète, et la société dans son ensemble, les individus eux-mêmes, croyants ou pas, devraient se conformer au précepte. Un groupe religieux veut imposer au corps social une règle qu’il s’est donné. Insupportable !  

La série de dessins est reprise par une revue suédoise qui se définit comme d’obédience chrétienne, alors que le scandale n’a pas encore éclaté. Quel objectif ? La liberté d’expression à propos des religions ? Une fois de plus, on peut en douter…  

Des extrémistes, cette fois à l’échelle du monde, relaient les protestations contre les caricatures. Le réseau se met en mouvement lentement mais ne parvient pas encore à généraliser la polémique. Certains utilisent le rassemblement du pèlerinage à la Mecque pour faire de l’agitation dans ce sens. La propagande va son train, mais sans faire de vagues.  

La situation politique au Moyen Orient est tendue. Depuis des mois la guerre en Irak essaime son lot de morts (surtout parmi la population irakienne) et d’attentats. Les bombardements occidentaux se multiplient. Le président Bush a lui-même placé cette guerre sous le signe de la « croisade du bien contre le mal ».  

Les puissances occidentales, bourrées d’armes nucléaires, somment l’Iran de renoncer à ses recherches atomiques. L’Iran tient tête et refuse de plier, mais la tension monte. L’humiliation n’en est pas moins latente. En Palestine, le résultat de la politique israélienne qui a consisté à affaiblir l’Autorité palestinienne ne se fait pas attendre : le Hamas remporte les élections.  

L’enjeu des caricatures devient géopolitique et mondial. L’Arabie Saoudite, quatre mois après la publication des caricatures au Danemark, décide de reprendre la campagne relayée par divers groupuscules. Les caricatures deviennent affaire d’Etat dans le courant du mois de janvier. Pourquoi avoir attendu si longtemps ? Quelle stratégie se cache derrière cette soudaine et tardive campagne de presse ? Pourquoi, en outre, n’avoir pas réagi lorsqu’il y a plusieurs années, Charlie Hebdo par exemple, avait publié lui aussi des dessins de Mahomet ? Le principe invoqué, à savoir l’interdiction de représenter le prophète, serait-il à géométrie variable ?  

L’Egypte semble à son tour prise de frénésie, les ministres allant de surenchères en surenchères. On dénonce le blasphème et l’islamophobie supposée des occidentaux. Des menaces sont proférées contres des journalistes et des ambassades. Rappelons que dans les semaines précédentes, les islamistes ont obtenu de très bons scores lors d’élections où le gouvernement a été accusé d’avoir organisé des fraudes. Quelle aubaine pour le gouvernement que ce scandale des caricatures danoises ! Elle permet de faire oublier son échec !

Dans la logique communautariste en vigueur, si l’Irak doit payer pour avoir entraîné et financé des terroristes, il semble donc bien normal que le Danemark paye à son tour pour quelques uns de ses dessinateurs impies. Tout ressortissant des pays dans lesquels ont été publiées ces caricatures devient une cible potentielle. Symétries de raisonnements fous.

Deux blocs s’affrontent à coup de menaces et de campagnes médiatiques. Car les foules ne semblent pas au rendez vous. Quelques dizaines ici, quelques milliers là-bas. Mais dans la logique de chacun, à qui profite la crise ?  

La presse occidentale met en avant son droit à la liberté d’expression, en en faisant un principe. Elle omet de rappeler dans quelles circonstances douteuses sont publiées les caricatures au Danemark. Les journalistes feignent de ne pas voir qu’à l’origine la liberté d’expression n’est pas en jeu, mais qu’il s’agit plus probablement d’une provocation politique, dans un climat de tension à l’égard des immigrés. N’empêche, la presse a bien raison de dénoncer comme totalement injustifiables les menaces contre les auteurs des caricatures ou les journaux qui les diffusent. Mais les principes seraient-ils univoques ? Pourquoi ne pas rappeler le caractère douteux du lancement de ces images ? N’y aurait-il pas là une attitude communautariste ? Symétrie des attitudes…  

Autre symétrie, l’image donnée par les médias arabes d’un occident islamophobe. Tous dans le même sac. De l’autre côté, la presse européenne, par réaction, livre un portrait peu ragoûtant de l’Islam, en présentant cette religion comme intrinsèquement pire que les autres. Il faut bien remplacer dans les imaginaires l’ennemi public numéro 1 que fut l’URSS aujourd’hui disparue.  

L’Islam, une religion à part ? Rappelons d’abord que le christianisme a interdit toute représentation des divinités jusqu’au second concile de Nicée au VIIIe siècle après avoir multiplié les anathèmes. Les Cisterciens banniront à leur tour toute représentation figurée pour ne garder dans leurs églises que des vitraux aniconiques. Pour mieux laisser passer la Lumière ! En matière de représentation, l’Islam avait de qui tenir…

Au Moyen Age, l’Inquisition faisait plus que proférer des menaces : elle torturait et assassinait au nom du respect envers le dogme majoritaire. Au XIXe siècle le Vatican condamne la modernité, la loi civile, la République (et bien sûr le socialisme puis plus tard le communisme). Elle fustige le suffrage universel. Au siècle suivant, l’Eglise signe un concordat avec l’Allemagne hitlérienne en 1933 et bénit les massacres de Franco.

Le voile, une oppression particulièrement musulmane ? Il s’agit d’une pratique courante dans les monastères féminins où la chevelure était tenue pour diabolique. Oui, le sexisme est largement partagé par les monothéismes. Les intégristes juifs dans la prière du matin, ne remercient-ils pas Yahvé de ne pas les avoir fait femme ?  

Aux USA depuis des années, des commandos anti-IVG, au nom du dieu chrétien, assassinent couramment des médecins qui pratiquent l’avortement. Le Vatican, lui, se borne à condamner, comme ne 1995, les lois favorisant l’IVG. Mais s’il avait encore les moyens de ses ambitions, qu’en serait-il ? Enfin, aujourd’hui en Europe, ce ne sont pas les islamistes qui remettent en cause la liberté d’expression, mais des associations intégristes catholiques qui traînent en justice des affiches de film (Larry Flint, Amen, …), ou des campagnes publicitaires (notamment celles reprenant La Cène de Léonard de Vinci), ou des journaux (Charlie Hebdo par exemple) quand ce n’est pas l’Etat qui opère sa censure (en 1966, le film de Jacques Rivette, « La Religieuse », adaptation de l’œuvre de Diderot). La presse européenne ne crie alors pas au scandale et ne semble pas choquée de ces atteintes à sa liberté d’expression. Attitude partiale ! Autocensure ?  

De leur côté, les islamistes surfent sur le sentiment de haine que l’occident déchaîne contre lui, via les politiques néocoloniales qui sont les siennes. En organisant une telle campagne médiatique, les autorités des pays arabes (ou à dominante musulmane) espèrent galvaniser un peu plus les foules derrières elles. Elles stigmatisent un occident impie, immoral et blasphémateur. Mais n’y a-t-il pas là finalement un aveu de faiblesse ?  

Quand, dans les années 1830, Louis Philippe fait interdire La Caricature et mettre en prison Philipon ou Daumier, ne manifeste-t-il pas la crainte de l’impact des caricatures contre lui, qui le représentent notamment en Gargantua se nourrissant au détriment du peuple, ou avec une tête en forme de poire ? Louis-Philippe craignait que ces images accélèrent l’érosion du régime. En ridiculisant sa personne, les caricaturistes renforçaient les idées républicaines.  

Il est probable que peu de musulmans aient vu les caricatures de Mahomet, même si les autorités arabes en stigmatisant ces publications leur ont fait une publicité énorme. Leur but était de jouer sur le respect des populations pour la religion, et par ricochet, de faire grandir la haine et la révolte.  

Et pourtant, il n’est pas certain que le but soit atteint. Car que signifie une telle riposte toute terrestre, à coup de manifestations et de menaces ? D’abord et avant tout que le prophète, qui a une place fondamentale dans la religion musulmane, ne peut se défendre seul. La notion de blasphème est particulièrement ambiguë. Elle incrimine toute insulte à la divinité. Mais pourquoi devoir protéger des figures « sacrées » censées être toutes puissantes ?  

Aveu de faiblesse, donc, des religieux. Ils laissent à penser que quelques coups de crayons sont plus dévastateurs que les bombes des armées occidentales sur l’Irak. Mais voilà, Dieu (quel que soit son nom) ne protège pas des bombes. Il ne se protège pas non plus des assauts des caricaturistes. Dieu a besoin de la protection des manifestants, voire des tribunaux. La religion est faible. En demandant que la caricature respecte un peu plus leur dogme, les représentants des trois religions monothéistes qui parlent en ce moment d’une même voix, manifestent leur peu de foi dans la justice et la puissance divine, et réclament un retour à peine voilé à la censure. Dans ce concert, certains pays occidentaux emboîtent le pas. Pour temporiser sans doute (et par respect pour la religion ?), USA et Angleterre critiquent les caricatures publiées au Danemark.  

Ces caricatures de Mahomet, visent la croyance. Elles pourraient s’inscrire dans le champ anticlérical. Mais l’objectif politique qui les sous tend les différencient nettement des caricatures diffusées par les républicains et les libres penseurs de la fin du 19e siècle en France. Les caricatures danoises n’ont pas pour but affiché de libérer d’une oppression religieuse. C’était a contrario le cas, à l’époque de la Révolution française, de la Commune de Paris, des lois laïques ou de la Séparation des Eglises et de l’Etat (1905). Les rationalistes attaquaient alors la religion majoritaire qui avait un rôle déterminant et premier dans tous les rouages de l’Etat, dans la vie civile, dans l’enseignement, et dont les lois formaient un carcan insupportable. Au rythme des progrès républicains, les anticléricaux les plus radicaux utilisaient la caricature comme une arme violente contre le clergé et la religion catholique. On attaquait alors les membres de l’Eglise, soulignant leur immoralité, leur caractère réactionnaire et antirépublicain. Les dessinateurs se faisaient fort de rappeler qu’à quelques siècles de là, l’Eglise chrétienne brûlait les hérétiques et les libres penseurs, en fait tous ceux qui ne se conformaient pas à la foi dominante. Enfin les anticléricaux les plus résolus de la fin du 19e siècle visaient la religion dans son ensemble, et pas seulement le clergé. L’Ancien et le Nouveau Testament faisaient l’objet de parodies illustrées elles aussi de caricatures. On se moque alors de Dieu, de Jésus, du pauvre Joseph auquel pousse d’immenses cornes de cocus. La Trinité est ridiculisée sans mesure. Les dessinateurs n’hésitent pas à recourir à l’arme du trivial ou de la scatologie. Un mouvement populaire se déchaîne contre la pression religieuse, et la caricature joue alors un rôle progressiste. Elle est anti-cléricale, contre le cléricalisme, c'est-à-dire contre l’omniprésence des religieux.  

Les dessinateurs au Danemark auraient pu montrer l’oppression des religions contre un groupe social particulier et sur les femmes par exemple. Au contraire, ils font le choix d’attaquer uniquement la religion musulmane. Vu les tensions mondiales, ce choix équivaut à alimenter le racisme et l’islamophobie ambiante.  

En refusant de voir cela, en refusant d’associer la dénonciation des provocations raciales à la défense de la liberté d’expression, la presse française et européenne manque hélas de clairvoyance. Sous couvert de principe justes, elle entretient ce sentiment d’injustice que vit le monde arabe, et donne des arguments aux communautaristes.  

Dans un monde où s’exacerbent les conflits, l’image, le geste, la parole médiatisés courent le risque d’échapper à leur auteur. C’est la base même du système médiatique. Les images visent à faire agir et réagir. Elles sont instrumentalisées selon des stratégies complexes. Elles s’inscrivent dans la tourmente des contradictions du monde.  

Encore une fois, rien ne justifie aucune censure de la presse ni les menaces contre les journalistes. Mais les caricaturistes, même au nom de la liberté, ne peuvent s’extraire des contradictions du monde. Il ne s’agit pas de s’autocensurer (ce que la presse fait pourtant couramment), bien au contraire, mais de ne pas prêter le flanc aux pires communautarismes. En attaquant avec la même virulence toutes les religions, les dessinateurs auraient dénoncé leurs prétentions insupportables sur la société. Ils auraient alors adopté un point de vue anticlérical et progressiste. Tel n’était pas le sens des caricatures publiées au Danemark. Ni non plus, évidemment, la position de ceux qui protestent au nom de l’Islam.  

Guillaume Doizy, 5 février 2006. 

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