Scoop ! Jacquouille la Fripouille est candidat aux élections présidentielles

L’Édito / C’est historique : pour la première fois de son histoire, la première chaîne de télévision française, TF1, a décidé d’écourter sa traditionnelle soirée consacrée au premier tour des élections présidentielles pour diffuser… Les Visiteurs. Une décision qui en dit long sur l’état régressif dans lequel nous sommes collectivement en train de plonger, tête la première.

Scoop ! Jacquouille la Fripouille est candidat aux élections présidentielles
Christian Clavier dans le rôle de Jacquouille la Fripouille, "Les Visiteurs", Jean-Marie Poiré, 1993 Capture d'écran Youtube

Tout le monde possède un film « doudou ». Vous savez, ces films que vous dégainez automatiquement à la suite des petites épreuves de la vie : une journée compliquée au travail, un énième ghosting ou un syndrome prémenstruel particulièrement ravageur (bon, messieurs, je vous ai peut-être – déjà – perdus ici). Pour ma part, j’ai plusieurs films « doudou ».  Mean girls, Peau d’âne, Le Journal de Bridget Jones, Les Bronzés font du ski – mais, surtout, Les Visiteurs. Les Visiteurs, c’est un peu mon comfort film. D’ailleurs, son visionnage est systématiquement associé à l’ingurgitation de comfort food – en général, un hamburger à plusieurs couches d’une marque dont je tairai le nom. Pourquoi Les Visiteurs en particulier ? Parce que cela active en moi la fibre nostalgique des visionnages du film en famille, parce que c’est délicieusement associé aux nineties et à l’enfance…

Mater Les Visiteurs, c’est m’offrir un petit temps de répit, une brèche hors de la réalité de l’âge adulte lorsque le poids de toutes les responsabilités qui vont avec me semblent – temporairement – insurmontables. J’ai bien dit « temporairement ». Car être adulte, c’est se coltiner le réel. C’est lâcher ses doudous et plonger dans le grand bain du monde extérieur quand certains souhaiteraient visiblement nous donner la sensation que nous pouvons tout à fait redevenir des bébés flottant avec béatitude dans le liquide amniotique de nos daronnes. 

J’en veux pour preuve la décision de la chaîne TF1 d’écourter, pour la première fois de son histoire, la soirée traditionnellement réservée au premier tour des élections présidentielles pour diffuser, je vous le donne en mille… Les Visiteurs. Et la chaîne de se justifier en arguant que « les usages, les goûts et les attentes des téléspectateurs ont évolué ».

Retrouver le « sentiment océanique »

Résumons la situation : un soir d’élection, au moment où se joue en partie l’avenir de la France pour les cinq prochaines années, la première chaîne de télévision du pays nous invite littéralement à remonter les « couloirs du temps » pour nous plonger dans une bulle régressive où les bombardements de Marioupol, l’asphyxie de la forêt amazonienne, la pandémie et la montée dans le débat public de termes aussi atroces que «  remigration  » n’existeraient pas.

Certes, face à l’actualité du moment, je suis la première à avoir songé à fermer toutes les fenêtres de mon appart et à m’injecter les sept tomes de la saga Harry Potter en intraveineuse. Ma psyché aura rarement été aussi tentée de glisser sur la pente ô combien douce du déni de réalité. D’autant que tout est fait pour que nous cédions à cette tentation. Je pourrais tout à fait devenir cet homo netflixus qui, entre deux séances de télétravail, se coupe de la réalité pour retrouver ce que l’écrivain Romain Rolland, dans sa correspondance avec Freud, nomme « le sentiment océanique ». Soit, selon la définition qu’en donne la psychanalyste Sophie Braun dans son ouvrage La Tentation du repli (Mauconduit, 2021), cette sensation d’être « un bébé nu, nourri, repus sans efforts, inconscient ».

Que les choses soient claires : préférer Les Visiteurs au suivi du premier tour des élections présidentielles, c’est dire : je suis prêt pour le métavers

Des plateformes de livraison de bouffe à domicile jusqu’à l’offre pléthorique de fictions que nous offrent Netflix & co – et maintenant, la télévision, qui tente vaillamment mais vainement de rattraper son retard – toutes les conditions sont réunies pour que nous puissions retrouver l’océan. Un océan dont la concrétisation dystopique s’incarne aujourd’hui dans le métavers, ce grand bain numérique fait de divertissement, de consommation et de rencontres de la meilleure version de soi-même avec d’autres terrifiantes meilleures versions de soi-même. Où toutes les pénibles frictions avec le réel et les autres sont effacées au profit de la fête perpétuelle entre avatars grotesques qui sont autant de projections narcissiques de ce que nous rêverions d’être. 

Que les choses soient claires : préférer Les Visiteurs au suivi du premier tour des élections présidentielles, c’est dire : je suis prêt pour le métavers. Je suis prêt à abandonner tout ce qui fait de moi un individu évoluant en société pour laisser mon surmoi barboter dans un univers virtuel exploitant mes pulsions les plus régressives.  Mais, comme le rappelle fort justement Sophie Braun, si nous avons tous besoin de vivre des « régressions à la Grand-Mère » (l’expression est du psychiatre suisse et pionnier de la psychanalyse analytique Carl Jung), « vivre, affronter, trouver ses ressources, agir est l’autre pôle du plaisir ». Et de conclure : « aucun des deux ne doit être exclusif ». Il vous reste encore quelques jours pour rééquilibrer la balance. Une première étape serait de ne pas allumer TF1 le 10 avril prochain. Et haut les cœurs !