Georges Brassens : la « prière » d’un anarchiste

<p><em>« Si Dieu existait, comme je L’aimerais… »</em>, confiait le chanteur Georges Brassens (ici au théâtre de Villeurbanne en 1966).</p>

« Si Dieu existait, comme je L’aimerais… », confiait le chanteur Georges Brassens (ici au théâtre de Villeurbanne en 1966).

- HERMANN, BERNARD - FONDS FRANCE-SOIR - BHVP - ROGER-VIOLLET
Prière et méditation Chansons à Marie

Dans l’œuvre de Georges Brassens (1921-1981), La Prière occupe une place à part… emblématique du rapport complexe – c’est le moins que l’on puisse dire – du chanteur à la foi. Cette chanson, enregistrée en 1953, met en musique une partie du poème « Rosaire » de Francis Jammes (extrait du recueil L’Église habillée de feuilles), poète que Brassens découvrit très jeune et aima « d’emblée passionnément ».

Quelques sobres accords de guitare encadrent cette lancinante complainte remaniée à sa guise, sur une mélodie identique à celle du poème d’Aragon Il n’y a pas d’amour heureux, ce qui déplut au poète communiste. Des quinze strophes initiales (reprenant la trame du chapelet), le Sétois n’en conserva en effet que cinq. Celles qui portaient les titres suivants : « L’Agonie », « La Flagellation », « Le Portement de croix », « Le Crucifiement » et « L’Invention de notre Seigneur au temple », dans un désordre dont il avait le secret.

Cinq strophes, donc. Les quatre premières décrivant toute la misère du monde sont retournées intégralement par la dernière, pleine d’espérance. Un vrai coup de théâtre : « Par la mère apprenant que son fils est guéri, [...] Je vous salue, Marie. » Rien d’ironique dans la posture de l’oncle Georges lorsqu’il chante La Prière, titre qu’il a donné à cette chanson. Car s’il aimait se montrer distant des choses spirituelles, son œuvre comme ses interviews montrent que sa relation à Dieu, donc à sa Mère, était bien plus complexe qu’il n’y paraissait.

« Si Dieu existait, comme je L’aimerais… », a-t-il lancé un jour, tout en n’hésitant pas à dire par ailleurs qu’il avait jeté sa foi aux quatre horizons, ceux qui « crucifient le monde »… Cette posture se retrouve dans une photo mystérieuse, prise au sanctuaire marial de La Salette par le photographe Francis Clément, où on le voit, posant, mains jointes et sourire en coin, devant la statue de la Vierge. « Tout le monde, et lui le premier, s’amusa de la situation gaguesque, note Jean-Claude Lamy, dans Le Mécréant de Dieu. C’était, en effet, plutôt comique de le voir dans le rôle du pèlerin avec un air de béatitude. Mais au fond de lui-même, n’espérait-il pas que cessent ses terribles souffrances [dues à ses coliques néphrétiques, Ndlr] symbolisées par les cailloux de son chemin de croix ? »

Dans une étonnante archive disponible en ligne, Brassens chante une strophe de plus : « Par l’âne et par le bœuf, par l’ombre et par la paille, / Par la pauvresse à qui l’on dit qu’elle s’en aille, / Par les nativités qui n’eurent sur leurs tombes / Que les bouquets du givre aux ailes de colombes ; / Par la vertu qui lutte et celle qui succombe : Je vous salue, Marie. » Et de la commenter : « Je trouve ça très joli. […] Mettre sur le même plan la vertu qui lutte et celle qui succombe, c’est très bath. » Sans doute la foi de Brassens se situait-elle à cette intersection.

La Prière

Par le petit garçon qui meurt près de sa mère
Tandis que des enfants s’amusent au parterre ;
Et par l’oiseau blessé qui ne sait pas comment
Son aile tout à coup s’ensanglante et descend
Par la soif et la faim et le délire ardent :
Je vous salue, Marie.

Par les gosses battus, par l’ivrogne qui rentre,
Par l’âne qui reçoit des coups de pied au ventre
Et par l’humiliation de l’innocent châtié,
Par la vierge vendue qu’on a déshabillée,
Par le fils dont la mère a été insultée :
Je vous salue, Marie.

Par la vieille qui, trébuchant sous trop de poids, S’écrie : « Mon Dieu ! »
Par le malheureux dont les bras
Ne purent s’appuyer sur une amour humaine
Comme la Croix du Fils sur Simon de Cyrène ;
Par le cheval tombé sous le chariot qu’il traîne :
Je vous salue, Marie.

Par les quatre horizons qui crucifient le monde,
Par tous ceux dont la chair se déchire ou succombe,
Par ceux qui sont sans pieds, par ceux qui sont sans mains,
Par le malade que l’on opère et qui geint
Et par le juste mis au rang des assassins :
Je vous salue, Marie.

Par la mère apprenant que son fils est guéri,
Par l’oiseau rappelant l’oiseau tombé du nid,
Par l’herbe qui a soif et recueille l’ondée,
Par le baiser perdu par l’amour redonné,
Et par le mendiant retrouvant sa monnaie :
Je vous salue, Marie.


Paroles de Francis Jammes et musique de Georges Brassens.
Extrait de l’album Georges Brassens, sa guitare et les rythmes. Série 3, Polydor, 1953.


Prochain épisode de cette série d'été : Ave Maria par Charles Aznavour