Caricatures de Mahomet, liberté d'expression et blessures
Ils sont trois à prendre la plume. Les caricatures de Mahomet publiées par "Charlie Hebdo" ne laissent personne indifférent. Leur diffusion - même dans les écoles- est la garantie de notre liberté d'expression face à l'islam politique, affirme un défenseur de la laïcité. Mais il ne faut pas oublier qu'elles blessent voire humilient une communauté, fait savoir un citoyen de confession musulmane. On peut ne pas les aimer mais il faut les accepter aux noms du droit des hommes et du droit de Dieu, témoigne enfin un prêtre catholique.
- Publié le 04-11-2020 à 12h07
- Mis à jour le 06-11-2020 à 17h58
Molenbeek : écarter un professeur pour avoir montré une caricature de Mahomet est une faute lourde face à la montée du communautarisme et des revendications de l’islam politique
Une opinion d'Etienne Dujardin, élu MR et juriste
La commune de Molenbeek-Saint-Jean a encore fait la une de la presse belge et internationale en écartant provisoirement un professeur de primaire pour avoir partagé dans une classe une caricature de Mahomet publiée par Charlie Hebdo. Personnellement, je trouve que parler de l’actualité à des enfants de 10 ou 11 ans en utilisant les caricatures d’un journal satirique français n’est pas du meilleur goût pédagogique. Cela étant, prendre sur cette base une décision aussi forte que celle d’un écartement est une faute lourde pour différentes raisons.
La première est que nous sommes quelques jours seulement après la tragédie de la décapitation de Samuel Paty, cet enseignant français qui a perdu la vie pour avoir voulu débattre, commenter l’actualité, travailler l’esprit critique avec ses élèves au moyen des caricatures de Mahomet. L’onde de choc de son assassinat a été mondiale et l’ensemble des démocrates ont condamné ce nouvel acte odieux du terrorisme islamiste. Sanctionner aujourd’hui un professeur dans ce contexte, c’est non seulement ne pas le soutenir dans une période très lourde, c’est aussi diminuer son autorité et en faire une cible potentielle.
Deuxièmement, différentes enquêtes ont aussi montré que beaucoup de professeurs s’auto-censuraient dans les écoles françaises. La rapport Obin révèle, déjà depuis 2004, une montée du communautarisme dans les écoles et une auto-censure de plus en plus grande des enseignants par rapport à certaines matières à enseigner dans le programme scolaire. En 2018, selon un sondage Ifop, 38% des enseignants français avouaient s’être déjà censurés surtout au niveau des cours d’histoire (enseignement de la Shoah, conflit israélo-palestinien, etc) et ce chiffre s’élevait à 50% dans certaines écoles de banlieues. Chez nous aussi, l’auto-censure est présente dans les écoles. L’enseignante Nadia Geerts expliquait récemment, dans le Vif, qu’elle a été la cible de propos haineux après avoir posté un message défendant Samuel Paty sur la page Facebook de l’école où elle enseigne et qu’il n’était plus si simple d’aborder certains sujets dans le cadre scolaire. D’autres témoignages reçus nous montrent que, dans certaines écoles, il est de plus en plus difficile de parler de certaines thématiques sans risquer des incidents. En écartant un professeur, on risque finalement d’encourager les professeurs à s’auto-censurer encore plus fortement sur les sujets sensibles.
Troisièmement, le motif de la sanction n’est pas totalement crédible. Selon Madame Moureaux, la commune a uniquement sévi car le dessin de Charlie Hebdo montrait des parties génitales de Mahomet. L’explication est faible. Va-t-on demain interdire à une classe de primaire de se rendre devant le Manneken-Pis ? Mme Moureaux aurait-elle vraiment eu la même volonté d'exclusion si le professeur avait montré une caricature similaire de Jésus ou Bouddha ? Le cas échéant, la gauche n’aurait-elle pas, au contraire, défendu le professeur mis à l’écart et crié à la censure ? On voit que cela ne tient pas et toute personne un peu rationnelle peut comprendre que le but du professeur sanctionné était de parler des événements en France et non des parties génitales de Mahomet. Pourquoi Madame Moureaux est-elle si sévère avec un professeur qui montre une caricature de Mahomet, mais si complaisante avec la frange la plus communautariste du PS, celle qui participe à des dîners du CCIB, celle qui voyait dans la non-libération d’Oussama Atar du "racisme d’Etat" ou celle qui pousse sans cesse pour le port du voile au sein même de l’administration publique ? Ne devrait-elle pas écouter les propos de Macron ou du Premier Ministre Jean Castex qui déclarait, encore ce dimanche, face à la montée de l’islamisme : "Maintenant c’est fini, il ne faut plus aucune complaisance d’intellectuels ou de partis politiques".
Tout le monde pourrait toutefois tenter de faire de ce malheureux événement une occasion à saisir. La commune pourrait se rendre compte que sa sanction n’est pas adéquate, qu’une simple remarque de la direction aurait pu suffire et que la vraie priorité est de mettre en place un plan d’action avec la fédération Wallonie-Bruxelles, comme la France est en train de le faire, pour accompagner les professeurs face aux incidents qu’ils rencontrent dans leurs classes lorsqu’ils parlent de sujets dits « délicats ». On ne peut plus laisser les professeurs seuls face à la montée du communautarisme et des revendications de l’islam politique dans certaines écoles. On ne peut plus accepter que des professeurs s’auto-censurent sur des points du programme scolaire ou ne doivent gérer des demandes d’accommodement qui touchent des volets toujours plus grands de la vie scolaire. Rester dans le déni nous mènera exactement aux mêmes problèmes que traverse la France, nous ne pouvons avoir cet horizon sans réagir.
Les caricatures du prophète Mahomet insultent, blessent et humilient une communauté. Ne sont-elles pas le fameux "effet papillon" qui attise les rancœurs et les incompréhensions ?
Une opinion de Yassir Benhamoud, citoyen de confession musulmane
La question des caricatures a été à tort instrumentalisée par les discours politiques pour justifier un combat de toutes les ambiguïtés. D’ailleurs, les récentes déclarations de Macron sur le sujet ont provoqué un tollé dans les pays musulmans. De ce fait, on ne peut nier que les caricatures agissent comme des catalyseurs de tensions.
Si la liberté d’expression doit être absolument garantie dans une démocratie, elle ne justifie pas l’irrespect et la dérision des convictions d’une communauté entière. On sait à quel point les musulmans aiment leur prophète. Ce n’est un secret pour personne. Par conséquent, s’attaquer à une figure majeure d’une religion, la tourner en dérision dans des représentations injurieuses, sous prétexte d’humour, ne manque pas d’attiser les passions. Et c’est normal. C’est humain. Tout individu qui porte de l’amour à sa religion ne peut manquer d’être blessé. Parce qu’il faut comprendre son point de vue : le prophète n’est pas un homme comme les autres pour lui. C’était un saint, porteur d’un message divin. Si chacun a le droit de croire ou de ne pas croire, il faut tout de même respecter ce qui est profondément sacré chez les autres. Notre volonté de faire "l’humour" ne doit pas blesser, et de surcroît, heurter à répétition.
Cependant, les caricatures non plus ne doivent servir de prétextes à la violence et aux représailles. D’ailleurs, la communauté musulmane condamne ces caricatures d’une manière absolument pacifique. Dans le cadre du débat démocratique. En revanche, dans les rangs de certains illuminés, elles peuvent servir de démonstration. Les recruteurs des djihadistes choisissent des proies fragiles psychologiquement et socialement précarisées. À cet égard, les caricatures permettent plus que jamais de montrer à quel point l’Occident insulte l’islam et les musulmans. Si la rhétorique est souvent bancale - pour n’importe qui de sensé, du moins -, certains tombent dans le panneau. Ils noircissent le tableau, aidés par le verbiage emphatique et dangereux des prêcheurs radicaux, ravis d’offrir des "agneaux d’abattoir" à leur singulière conception de la "Justice". "Regardez comment ils traitent même notre prophète et nous humilient !" Et voilà, le mouvement enclenché. La haine attise la haine. Un jour, quelqu’un passe à l’acte, aveuglé, pétri de rancune et d’amertume. Il se sent capable de braver le monde et d’y mettre le feu.
À l’arrivée, après les drames, les pleurs, et le désarroi, c’est bien les musulmans qui en payent le prix. La stigmatisation lancinante devient peu à peu visible et insoutenable. Il y a une sorte de diffusion de responsabilité. Un acte isolé devient, dans les esprits de certains, une généralisation de tous. On ne parle plus du problème des "islamistes" et de leur idéologie pernicieuse. Tout à coup, dans les discours politiques du moins, il y a progressivement une confusion : islamiste ? Islam ? Or, l’islam n’est pas une idéologie. C’est une religion. Tout du moins pour les millions des citoyens belges et français de confession musulmane. La culpabilisation ne devrait pas toucher l’ensemble d’une communauté religieuse. Dire et redire que la plupart des musulmans ne sont pas des terroristes et ne terrorisent personne devrait relever de l’évidence. Alors, pourquoi ce besoin de l’affirmer et le réaffirmer, sans cesse, partout, à chaque nouveau drame qui implique de loin ou de près un prétendu musulman ?
Enfin, les caricatures ne sont-elles pas le fameux "effet papillon" ? N’attisent-elles pas les rancœurs et les incompréhensions ? Et où s’arrêtera cette vague de chaos qui menace notre société ? On le sait : ça commence toujours comme un léger battement d’ailes d’un papillon… et puis la tornade. Espérons d’ici là que ce soit le dialogue, la cohésion et le discernement qui priment. Et non pas la violence.
À l’instar de nombreux croyants, je n’aime pas "Charlie Hebdo" et pourtant, je reste "Charlie"...
Une opinion d'Eric de Beukelaer, prêtre catholique.
Alors que se déroule le procès de l’attentat contre Charlie Hebdo, une nouvelle agression est commise à l’ancienne adresse du magazine et un professeur d’histoire se fait décapiter pour avoir montré à ses élèves une caricature de Mahomet… Cette triste actualité m’invite à rappeler une fois de plus, pourquoi je suis "Charlie". À l’instar de nombreux croyants de toutes religions, je n’aime pourtant pas cet hebdo. Son ton potache et transgressif ne m’a jamais fait rire. Charlie s’inscrit dans le sillage d’une presse voltairienne qui utilise la caricature féroce, pour dénoncer les abus en tous genres. Libre à eux de le faire. Libre à moi de ne pas apprécier ce registre de discours. Autant je goûte l’humour qui sourit de toute chose à commencer par soi-même, autant j’ai du mal à supporter le "bel esprit" qui ridiculise l’autre en lui décochant des flèches. Sans doute, parce que j’en ai trop été témoin et parfois victime, jadis dans les cours de récréation. Sans doute, aussi, parce que je pense qu’un peu de tact envers celui qui diffère de moi est un art de vivre qui honore la civilisation. Si d’aucuns pensent que "l’humour est la politesse du désespoir" (Selon moi, l’humour est plutôt avec l’art et la spiritualité, l’antenne de Dieu en ce monde), je juge quant à moi que le sarcasme est le désespoir de la politesse. Pour cette raison, je n’aime pas Charlie Hebdo. Et pourtant, depuis les attentats et aujourd’hui plus que jamais, je me déclare "Charlie". Ceci, par défense d’une double cause : la première relève du droit des hommes ; la seconde, du droit de Dieu.
Défense du droit des hommes
La démocratie est un régime politique où la parole remplace la violence. Il y est loisible de débattre, de discuter, voire de se disputer, mais non pas "de se faire justice". En clair : je ne suis pas obligé de rire de tout ; j’ai le droit de m’offusquer - voire de me fâcher - par rapport à certaines publications. En cas de diffamation claire, je puis même saisir les tribunaux. Mais rien n’autorise la violence à l’encontre de celui qui m’a offensé. Ainsi, je suis assez copain avec un dessinateur de presse, qui publie dans un autre quotidien bruxellois. Parfois, il nous est demandé de débattre à deux voix sur "religion et caricature". Lors de nos échanges, je souligne que si ses dessins de Jésus à la crèche me font souvent sourire, je bloque à chaque fois qu’il représente le Christ en croix. Pourquoi ? Parce que cela touche à une dimension sensible et sacrée de ma vie de foi. Vais-je pour autant me fâcher ou appeler à la censure ? Non, car la liberté d’expression de l’artiste est totale. L’unique fois dont je me souvienne, où les évêques de Belgique ont réagi contre une caricature, ce fut quand un grand groupe de presse lança une chaîne TV pour jeunes en mettant en scène un Christ junkie et ventripotent. Oui, à la liberté de l’artiste, mais non au Christ comme homme-sandwich du capitalisme. Et encore, la réaction des évêques fut efficace, non pas parce qu’elle s’indigna, mais parce qu’elle ringardisa cette publicité, mettant l’opinion - et les rieurs - de son côté.
Défense du droit de Dieu, ensuite
Si Dieu est Dieu, comment un dessin de presse pourrait-il l’empêcher de dormir ? Il connaît le cœur de l’homme mieux que nous, puisqu’Il nous a créés libres. Celui qui fait violence pour "venger l’honneur divin" trahit que son image du Très Haut est celle d’un personnage faible et falot, qui a besoin qu’on le protège des excès humains… Ce faisant, il fait une double injure au Seigneur : d’abord en le rabaissant à la dimension d’un tyran insécurisé qui frappe quand on le moque ; ensuite en faisant du tort à ses frères humains, qui sont des créatures de Dieu. En clair : le vrai blasphémateur est celui qui use de violence au nom de Dieu. Voilà pourquoi, je suis et reste "Charlie".