Nivelles : un ensemble patrimonial unique risque d’être détruit
Le couvent des Récollets est menacé de saccage par un promoteur immobilier. En 2022, Europa Nostra a classé les Récollets parmi les sept sites les plus menacés du patrimoine européen. Peut-on espérer un sursaut de bon sens et de courage politique ?
- Publié le 09-11-2023 à 06h48
Tribune d’un collectif d’archéologues, d’historiens et d’historiens de l’art attachés à plusieurs universités, musées et organismes (voir la liste ci-dessous).
Parfum de scandale et de désastre à Nivelles, capitale historique du Brabant wallon, sur fond d’opposition citoyenne intense et de surdité politique. Un ensemble patrimonial unique risque bien d’être détruit à jamais, alors qu’il pourrait être au cœur d’un ambitieux projet, alliant réaffectation responsable, développement urbain durable, fierté urbaine et mémoire d’avenir.
Un héritage unique en Wallonie
Le couvent des Récollets est menacé de saccage par un promoteur immobilier. Le bourgmestre et la ministre du Patrimoine laissent faire. Or, une étude scientifique récente démontre l’intérêt du complexe des Récollets dans son ensemble (1). Datation des charpentes, gabarits des briques, taille et marques des pierres, éléments de style et de typologie, millésimes de 1548 et 1554, documents écrits : tout converge vers une seule conclusion possible. L’église et les quatre ailes du couvent relèvent du même geste architectural, posé en 1524 et poursuivi jusqu’au milieu du siècle. Les charpentes du cloître témoignent, elles, des premières restaurations de l’ensemble après les guerres de religion, avant la fin du XVIe siècle. L’architecture est volontairement sobre. Le dépouillement décoratif incarne l’esprit de réforme religieuse, soutenu par Marguerite d’Autriche et Charles Quint, et contraste avec d’autres réalisations contemporaines, comme le fameux palais des Princes-Evêques de Liège ou, en Bresse savoyarde, le monastère royal de Brou commandité par Marguerite d’Autriche. Il offre à l’architecture de cour son pendant épuré. C’est l’ensemble de ce geste qu’il convient de comprendre et de préserver, dans le cadre d’une réhabilitation intelligente.
L’étude démontre aussi que l’aile Sud du couvent, qui sera rasée si le maïeur, la ministre et le promoteur ne reviennent pas à la raison, n’est pas un insignifiant bâtiment du XVIIIe siècle, Elle relève bien de la cohérence initiale. Seul le dernier étage a été modifié au XVIIIe siècle pour y installer une bibliothèque, d’ailleurs saluée comme un “miracle de l’art” par un témoin de l’époque.
Ces résultats, acceptés pour publication, paraîtront en décembre dans la Chronique de l’Archéologie wallonne, revue scientifique annuelle de l’Agence wallonne du Patrimoine, et seront communiqués aux chercheurs lors des Journées d’archéologie wallonne le 23 novembre prochain. Une journée d’étude devrait suivre à Nivelles en 2024 pour commémorer les 500 ans du couvent. Le public nivellois en a reçu la primeur dès le 30 mars 2023, dans une église des Récollets comble. L’étude a également été communiquée à la Ministre et à la Ville. Plaider l’ignorance n’est plus possible.
Une longue incurie
Seule l’église est classée. Deux ailes du cloître appartiennent à la fabrique d’église. On n’y touchera pas. Sauf que toute cohérence architecturale sera perdue à jamais si le projet actuel suit son cours. Les deux autres ailes (sud et ouest) sont menacées. Ces deux ailes, acquises par la Ville en 2007, ont été mises en vente en 2014 et achetées en 2017 par un promoteur immobilier. En 2019 celui-ci annonce son projet : raser un quart du couvent Renaissance et construire trois immeubles. En 2020 la ministre du Patrimoine refuse l’inscription sur la Liste de sauvegarde. En 2022, Europa Nostra classe les Récollets parmi les sept sites les plus menacés du patrimoine européen. Rien n’y fait : la Ministre De Bue repousse une nouvelle demande de classement, contre l’avis des spécialistes de son administration. Un recours au Conseil d’État a été introduit contre cette décision de la ministre. On peut comprendre que Madame De Bue, membre de la majorité communale nivelloise, ne souhaite pas mettre le bourgmestre en difficulté dans ses relations avec le promoteur. On comprend moins bien que la Ministre du Patrimoine montre si peu d’intérêt pour le dossier patrimonial majeur de sa propre commune, et sans doute de sa législature. Une demande de classement a été réintroduite en septembre 2023. Dans la foulée, le promoteur a déposé sa demande de permis de détruire et de bâtir. La Commission consultative d’aménagement du territoire et de la mobilité (CCATM) s’est réunie le 11 octobre dernier en présence du bourgmestre qui, à Nivelles, en fait partie. Elle a entendu un des experts mandatés par la branche belge d’Europa Nostra. Elle a néanmoins approuvé par huit voix contre sept la demande de permis. On sent dans ce dossier la volonté de faire l’autruche. Le désastre est proche. Peut-on espérer un sursaut de bon sens et de courage politique ?
Un désastre encore évitable
Les Récollets ne sont pas un vieux bâtiment insignifiant. Il s’agit d’un ensemble unique en Wallonie. Il est aussi consubstantiel à l’histoire de la ville. Les Nivellois du Moyen Âge s’y réunissaient, les blessés de Waterloo y furent soignés, les élèves de l’Athénée y ont été en cours plusieurs générations durant, et les participants de la rentrée du Tour Sainte-Gertrude se réunissent au pied de ses murs, désormais en péril. Mieux mis en valeur, il n’aurait rien à envier à la Collégiale, fleuron de la Cité aclote, d’autant qu’il s’élève dans un des rares quartiers où le bâti ancien, épargné par le bombardement de 1940, subsiste. Le promoteur veut dénaturer ce quartier et l’église classée, en élevant trois blocs d’appartements, dont un sur les fondations du couvent. D’autres possibles existent. La valeur ajoutée du patrimoine n’est plus à démontrer. En 1989, la Société d’archéologie, d’histoire et de folklore de Nivelles proposait d’héberger le musée communal dans le complexe des Récollets (2). On aurait pu suivre cette voie, viser un lieu culturel polyvalent et une insertion dans des circuits touristiques régionaux (Waterloo évidemment mais aussi, pourquoi pas, Charles Quint). L’investissement privé n’est pas non plus synonyme de destruction. Ainsi par exemple une esquisse de réaffectation alternative des Récollets en logement a été proposée depuis 2021 : plus respectueuse du patrimoine, elle reste critiquable mais a le mérite de rouvrir la discussion.
On ne détruit pas un couvent unique de la Renaissance. On le classe. Et on le met en valeur. Pour les générations futures.
(1) Étude réalisée en 2022-2023 par les Musées royaux d’Art et d’Histoire, l’Institut royal du Patrimoine artistique et l’UCLouvain, à la demande de l’association Europa Nostra Belgium, branche belge d’Europa Nostra.
(2) E. Collet et P. Chantraine, Le complexe des Récollets, futur Musée pour Nivelles : une proposition de la Société d’Archéologie, dans Annales de la Société d’archéologie, d’histoire et de folklore de Nivelles et du Brabant wallon, XXVI, 1989, p. xxiii-xxv.
Cosignataires :
Eric Bousmar, professeur ordinaire à l’UCLouvain (histoire médiévale),
Marco Cavalieri, professeur ordinaire à l’UCLouvain (archéologie),
Paulo Charruadas, docteur en histoire, Centre de recherches en archéologie et patrimoine, ULB,
Ralph Dekoninck, professeur ordinaire à l’UCLouvain (histoire de l’art), membre de l’Académie royale de Belgique,
François De Vriendt, docteur en histoire, Société des Bollandistes (Bruxelles),
Gilles Docquier, docteur en histoire, conservateur au Musée royal de Mariemont,
Ingrid Falque, professeure d’histoire de l’art médiéval, F.R.S.-FNRS/UCLouvain,
Matteo Ferrari, docteur en Histoire, Ecole pratique des Hautes Etudes (Paris),
Patrice Gautier, archéologue, Musée royaux d’art et d’histoire (Cinquantenaire, Bruxelles),
Caroline Heering, professeure à l’UCLouvain (histoire de l’art),
Xavier Hermand, professeur en Histoire médiévale, Université de Namur,
Alain Marchandisse, maître de recherches du FNRS, Université de Liège (histoire médiévale),
Christophe Masson, chercheur qualifié du FNRS, Université de Liège (histoire médiévale)
Nicolas Michel, docteur en Histoire, Université de Namur
Jean-François Nieus, maître de recherches du FNRS, Université de Namur (histoire médiévale)
Marcel Otte, professeur émérite de l’Université de Liège (archéologie)
Isabelle Parmentier, professeure ordinaire, Université de Namur (histoire moderne)
Mathieu Piavaux, professeur d’Archéologie, Université de Namur
Matthieu Pignot, docteur en Histoire, Université de Namur
Maxime Poulain, docteur en archéologie (16e-18e siècles), Universiteit Gent
Étienne Renard, professeur en Histoire médiévale, Université de Namur
Joël Roucloux, président du Département d’Archéologie, d’Histoire de l’art et de Musicologie de l’UCLouvain
Nicolas Ruffini-Ronzani, docteur en histoire, Université de Namur/Archives de l’État
Nicolas Schroeder, Assistant Professor à l’ULB (histoire médiévale)
Benoît Van den Bossche, professeur ordinaire à l’Université de Liège (histoire de l’art et archéologie du Moyen Age)