Cet article vous est offert
Pour lire gratuitement cet article réservé aux abonnés, connectez-vous
Vous n'êtes pas inscrit sur Le Monde ?

La Mecque : entre la cité de Dieu et la cité des hommes

Une histoire peu conventionnelle de la ville sainte et une charge contre la confiscation de La Mecque par l’Arabie saoudite, tel est l’ouvrage de Ziauddin Sardar, l’un des libres penseurs musulmans contemporains les plus connus, publié en cette rentrée.

Par 

Publié le 28 août 2015 à 12h56, modifié le 24 septembre 2015 à 14h41

Temps de Lecture 7 min.

Pendant le hadj en octobre 2014, les pèlerins tournent autour de la Kaaba, dominée par le luxueux complexe résidentiel Makkah Clock Royal Tower.

Selon la tradition musulmane, La Mecque est une cité choisie par Dieu comme « bénédiction et direction pour les mondes ». En cela, elle est la « mère des cités » et le « nombril de la terre ». Mais elle est aussi une création des hommes, qui ont fait d’elle, au fil des siècles, ce qu’elle est aujourd’hui. Restait à en écrire l’histoire. C’est à quoi s’est attaqué Ziauddin Sardar, intellectuel britannique, et musulman d’origine pakistanaise, dans son Histoire de la Mecque, de la naissance d’Abraham au XXIe siècle, publiée aux éditions Payot. Après La Vie quotidienne à la Mecque de Mahomet à nos jours de Slimane Zeghidour (Hachette, 1989), il s’agit du premier ouvrage d’une pareille ambition, dont la parution en français coïncide avec la période du pèlerinage (hadj) de 2015, prévue pour la seconde moitié de septembre.

Pour ériger ce « clinquant architectural », il aura fallu détruire quelque 400 édifices, soit 95% de l’héritage millénaire de la ville.

Le projet était d’autant plus méritoire que La Mecque est, depuis plus de 80 ans, la chasse gardée de la dynastie saoudiennne qui en a fait l’instrument de sa légitimité politique et religieuse, et a choisi, écrit l’auteur, d’agir comme si cette ville « n’avait ni préhistoire ni histoire avant Mahomet, ni histoire après lui ». En 1973, cette volonté d’effacer toute trace du passé a conduit l’Etat saoudien à raser au bulldozer des quartiers entiers qui abritaient des sites historiques, anéantissant du coup un irremplaçable patrimoine culturel. Et ce n’était pas fini : en 2005, la mosquée Bilâl, probablement édifiée à l’époque du prophète Mahomet, est démolie sous un prétexte purement sécuritaire : elle jouxtait le palais du roi Fahd ; en 2010, la maison supposée de Khadija, première épouse du prophète, se voit recycler en un bloc sanitaire, au sein d’un luxueux complexe résidentiel, Makkah Clock Royal Tower, avec vue plongeante sur la mosquée sacrée et la Kaaba (bâtiment cubique recouvert de soie noire et abritant la fameuse pierre noire). D’après Sardar, pour ériger « ce clinquant architectural » démesuré, il aura fallu détruire quelque 400 édifices, soit 95% de l’héritage millénaire de la ville.

Les rues et maisons traditionnelles des vieux quartiers de La Mecque au milieu
du XXe siècle. (Collection de l’auteur)

Comment retracer quand même l’histoire de La Mecque ? L’auteur a tenté de relever le défi. En 1975, il est nommé à Djeddah, au Centre de recherches sur le hadj. Là, cinq années durant, étant sur le terrain, il acquiert une connaissance intime de La Mecque, de ses quartiers traditionnels et de ses structures sociales ; participe à des projets de développement durable pour la ville, restés sans suite ; et s’attache à conserver, ne fût-ce que par l’image, des sites voués à disparaître, en les photographiant et les filmant.

Il a également le privilège d’effectuer le hadj cinq années de suite : y prendre part, a fortiori cinq fois, est un privilège qu’il mesure bien. Quoiqu’étant le plus grand rassemblement humain au monde, le pèlerinage n’est accessible qu’à une minorité (en 2012, sur plus d’1,5 milliard de musulmans, 3 millions de pèlerins ont été recensés par les Saoudiens).

En effet, si le hadj est le cinquième pilier de l’islam, il n’est obligatoire de l’accomplir, au moins une fois dans sa vie, qu’à condition d’en avoir la capacité financière et physique.

Vue aérienne de la grande mosquée pendant le ramadan, en juillet 2015.

C’est parce que rares sont les croyants qui ont réalisé ce rêve que la Mecque est devenue, aux yeux de tout musulman, une cité idéale qui transcende le temps. D’où la construction progressive, par la tradition et la conscience collective musulmanes, d’une ville sainte quasi mythique.

Sardar, bien que lui-même passionnément épris de cette ville, entreprend de démythifier une telle représentation : « Ce livre n’est donc pas consacré à La Mecque telle qu’elle a été idéalisée, même s’il s’intéresse aux mécanismes ayant conduit à cette idéalisation. Son propos est d’évoquer cette Mecque périphérique et négligée, ce lieu où des vies ont été vécues, où des héros mais aussi des gredins ont prospéré, ou des atrocités ont été commises, et où cupidité et intolérance étaient la norme. »

Entreprise audacieuse à l’égard de ses coréligionnaires, dont il affirme que s’ils en savent peu sur cette histoire, c’est en raison d’une mémoire sélective et biaisée, quand elle n’en vient pas à tout excuser. Entreprise réussie jugeront en tout cas les non-musulmans, car – grâce à un talent de conteur aussi enjoué qu’érudit – l’auteur leur permet de pénétrer dans ce qui est, pour eux, la cité interdite.

Il ne fait pas bon être noir dans la ville sainte

Chemin faisant, le lecteur découvrira des pans entiers de l’histoire de l’islam, où abondent sectes rivales, règlements de compte fratricides, attentats meurtriers jusque dans le sanctuaire. Mais les périodes fastes ne manquent pas, durant lesquelles les pèlerins de toutes provenances, souvent chargés de marchandises précieuses, apportaient leurs savoirs et leurs courants de pensée divers, contribuant à faire de La Mecque un lieu d’échanges sur tous les plans, plaisirs sensuels compris.

Suivez-nous sur WhatsApp
Restez informés
Recevez l’essentiel de l’actualité africaine sur WhatsApp avec la chaîne du « Monde Afrique »
Rejoindre

Cependant, à partir de la fin du IXe siècle, cette Mecque cosmopolite devient peu à peu un bastion du hanbalisme, l’école juridique la plus rigoriste de l’islam sunnite, source originelle dont se réclament toujours la doctrine wahhabite intransigeante prônée par l’Arabie saoudite actuelle.

A cet enfermement dans un mode de pensée unique s’est ajoutée l’instauration par le pouvoir en place d’une hiérarchie raciale, pour ne pas dire raciste, au sein des musulmans, en fonction de leur origine ethnique ou nationale. A en croire Sardar, les plus mal lotis seraient les Africains. De nos jours encore, « il ne fait pas bon être noir dans la ville sainte ». Paradoxe surprenant s’agissant de ce lieu censé symboliser l’unité fraternelle de la Oumma et l’égalité de chacun de ses membres devant Dieu.

Contrôles de sécurité entre Jeddah et La Mecque, dont l'entrée est interdite aux non-musulmans.

Ne parlons pas des juifs et des chrétiens : ils en sont carrément exclus, en dépit de leur filiation abrahamique revendiquée aussi par le Coran. La tradition islamique n’assure-t-elle pas qu’Abraham et son fils Ismaël ont construit la Kaaba, et que l’islam est la religion d’Abraham restaurée dans sa vérité ?

Cette interdiction faite aux « gens du Livre » suscitera une curiosité mêlée de fascination chez nombre d’aventuriers occidentaux, parfois bons connaisseurs de l’islam et de la langue arabe, convertis pour la circonstance ou se faisant passer pour musulmans. Le plus célèbre est Sir Richard Francis Burton auteur d’un Voyage à La Mecque (1853), réédité ces jours-ci dans la Petite Bibliothèque Payot.

Les spécialistes du domaine reprocheront peut-être à Sardar son traitement trop rapide de certains points de l’histoire de l’islam. Mais son but n’est pas de refaire cette histoire-là. Saluons plutôt l’art avec lequel il donne vie – pour un large public – à ce cœur de la spiritualité musulmane, qui pourtant n’a jamais constitué, même du vivant du prophète, une capitale politique et culturelle, comme le seront tour à tour Damas, Bagdad, Le Caire, Cordoue, Fès, Constantinople... Ce qui n’empêchera pas La Mecque d’être l’objet d’enjeux de pouvoir locaux et de rivalités avec l’autorité centrale de l’empire musulman.

La cité comptait un nouveau Dieu : l’argent

La Mecque d’aujourd’hui est la quasi propriété privée de la monarchie saoudienne originaire du Najd (région centre de l’Arabie). A partir des années 1970, celle-ci livrera la « mère des cités » à des spéculateurs immobiliers et à des entrepreneurs avides, dont le fameux clan Ben Laden. Au grand dam de certaines des plus anciennes familles mecquoises qui, fières d’appartenir au Hedjaz (région de La Mecque), y ont vu une sorte d’usurpation. Gratte-ciel, échangeurs d’autoroutes, éclairages tapageurs sortent de terre.

La mosquée sacrée elle-même est atteinte par ce gigantisme : « La cité comptait un nouveau Dieu : l’argent. La manne pétrolière semblait consumer La Mecque », déplore Sardar en comparant ce développement débridé à celui de Houston et de Las Vegas. En 1979, la mosquée sacrée sera occupée, durant deux semaines sanglantes, par des centaines de rebelles décidés à en finir avec « le culte de l’argent, la corruption et la déviance religieuse de la famille royale ». La Mecque connaîtra d’autres crises tout aussi déchirantes, dues notamment à l’hostilité entre l’Arabie saoudite sunnite et l’Iran chiite. Et rien n’exclut que Daech la prenne pour cible un jour.

Ce qui amène l’auteur à conclure que les événements qui s’y produisent sont un concentré de la condition des musulmans du monde entier et des difficultés qui sont les leurs : « Quand la ville sainte, cœur de l’islam, est souillée, polluée, culturellement aride et envahie par la corruption, le reste du monde islamique ne s’en sort guère mieux ». Sombre diagnostic.

Le livre de Ziauddin Sardar, l’un des libres penseurs musulmans contemporains les plus connus, sort en français début septembre.

Ruth Grosrichard est professeur agrégée de langue arabe et de civilisation arabo-islamique à Sciences Po Paris et contributrice régulière pour « Le Monde Afrique ».

Histoire de La Mecque, de Ziauddin Sardar (496 pages). Traduit de l’anglais par Tilman Chazal et Prune Le Bourdon-Brécourt, Editions Payot, 24 euros. En librairie dès le 2 septembre 2015

L’espace des contributions est réservé aux abonnés.
Abonnez-vous pour accéder à cet espace d’échange et contribuer à la discussion.
S’abonner

Voir les contributions

Réutiliser ce contenu

Lecture du Monde en cours sur un autre appareil.

Vous pouvez lire Le Monde sur un seul appareil à la fois

Ce message s’affichera sur l’autre appareil.

  • Parce qu’une autre personne (ou vous) est en train de lire Le Monde avec ce compte sur un autre appareil.

    Vous ne pouvez lire Le Monde que sur un seul appareil à la fois (ordinateur, téléphone ou tablette).

  • Comment ne plus voir ce message ?

    En cliquant sur «  » et en vous assurant que vous êtes la seule personne à consulter Le Monde avec ce compte.

  • Que se passera-t-il si vous continuez à lire ici ?

    Ce message s’affichera sur l’autre appareil. Ce dernier restera connecté avec ce compte.

  • Y a-t-il d’autres limites ?

    Non. Vous pouvez vous connecter avec votre compte sur autant d’appareils que vous le souhaitez, mais en les utilisant à des moments différents.

  • Vous ignorez qui est l’autre personne ?

    Nous vous conseillons de modifier votre mot de passe.

Lecture restreinte

Votre abonnement n’autorise pas la lecture de cet article

Pour plus d’informations, merci de contacter notre service commercial.