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Philosopher avec Georges Brassens

De « Chanson pour l’Auvergnat » à « Supplique pour être enterré sur la plage de Sète », Thomas Schauder nous invite à (re-) découvrir la pensée du chanteur et poète, philosophe à travers ses textes.

Le Monde

Publié le 08 novembre 2017 à 14h33, modifié le 26 juillet 2021 à 15h25

Temps de Lecture 5 min.

Georges Brassens chez lui, le 9 octobre 1972, Ă  Paris.

Le professeur de philosophie Thomas Schauder propose cette semaine un pas de côté pour sa chronique Phil d’actu, partant de l’idée que tout peut être matière à philosopher.

On Ă©tiquette souvent Georges Brassens comme « poète de la chanson française Â» Ă  cause de la qualitĂ© remarquable de ses textes. Mais c’était aussi un ĂŞtre humain et, Ă  ce titre, il Ă©tait confrontĂ© aux mĂŞmes problèmes que vous et moi. Et il a tentĂ© de traduire dans ses chansons les intuitions que ces problèmes Ă©veillaient en lui. En ce sens, Brassens Ă©tait aussi un « poète philosophe Â», titre d’un livre de Lucien Rioux. Je vous propose donc cette semaine d’examiner quelques Ă©lĂ©ments de la philosophie de Georges Brassens en trois chansons.

  • L’individualisme : « Chanson pour l’Auvergnat Â» (1954)

Politiquement, Brassens se dĂ©finit comme anarchiste et libertaire, et il a mĂŞme militĂ© quelque temps au sein de la FĂ©dĂ©ration anarchiste. Lecteur des grands thĂ©oriciens de l’anarchisme (Proudhon, Kropotkine, Bakounine), il adhère Ă  leur thèse fondamentale : les institutions sociales oppriment l’individu. C’est pourquoi il rejette en bloc l’Etat, notamment l’appareil policier et judiciaire, la religion, la nation ou encore la famille.

Plus gĂ©nĂ©ralement, Brassens est profondĂ©ment individualiste et il pense que l’intelligence et les capacitĂ©s de l’individu ont tendance Ă  se diluer dans le groupe (comme il l’explique avec Jean Ferrat et Jean-Pierre Chabrol en 1969). Il rejette les normes, en particulier celles de « la bourgeoisie Â» : la bonne morale, le conformisme, le manque d’imagination, en hĂ©ritier de Baudelaire et de Verlaine. Dans Chanson pour l’Auvergnat, il dĂ©nonce notamment le dĂ©calage entre le discours humaniste et la violence rĂ©elle de la sociĂ©tĂ© :

« Toi qui m’ouvris ta huche quand

Les croquantes et les croquants,

Tous les gens bien intentionnés,

S’amusaient Ă  me voir jeĂ»ner. Â»

A ce comportement collectif, il oppose « l’Auvergnat Â», « l’hĂ´tesse Â», « l’étranger Â», des individus qui par leurs actions, par un sourire, par un petit rien, aident concrètement celui qui est dans le besoin. Le ressenti prend le pas sur les beaux principes (« Ce n’était rien qu’un peu de pain, mais il m’a rĂ©chauffĂ© le corps Â»). Dans toute son Ĺ“uvre, il chante ainsi les petits, les marginaux, les prostituĂ©es, les voyous, ceux qui ne se prĂ©occupent que de tracer leur propre chemin, sans se soucier de plaire ou de choquer.

  • Le scepticisme : « Mourir pour des idĂ©es Â» (1972)

Si Brassens est Ă  ce point opposĂ© Ă  toutes les normes, c’est parce qu’il est profondĂ©ment sceptique, c’est-Ă -dire qu’il pense qu’on ne peut jamais atteindre la vĂ©ritĂ© absolue en quoi que ce soit. Son anarchisme n’est donc pas une affaire de principe, mais la consĂ©quence de cette « intuition philosophique Â» qu’on ne peut jamais prĂ©tendre dĂ©tenir la vĂ©ritĂ© et encore moins l’imposer aux autres.

La chanson Mourir pour des idĂ©es explicite ce refus du dogme, qu’il soit politique ou religieux, qui pousse au « sacrifice Â» ou au « martyre Â» ceux pour qui « la vie est Ă  peu près [le] seul luxe Â», alors mĂŞme que ceux qui le prĂŞchent « s’attardent ici-bas Â». Le sceptique, au contraire, pense qu’aucune idĂ©e ne mĂ©rite qu’on meurt pour elle :

« Encor s’il suffisait de quelques hĂ©catombes,

Pour qu’enfin tout changeât, qu’enfin tout s’arrangeât !
Depuis tant de “grands soirs” que tant de têtes tombent,

Au paradis sur terre on y serait déjà.
Mais l’Age d’or sans cesse est remis aux calendes,

Les dieux ont toujours soif, n’en ont jamais assez
Et c’est la mort, la mort toujours recommencĂ©e. Â»

Il y a dans le scepticisme de Brassens quelque chose de ce qu’on appelle « l’ironie socratique Â». Dans les dialogues de Platon, Socrate tourne en dĂ©rision les arguments de ses adversaires pour les amener Ă  se contredire et Ă  admettre qu’ils ignorent ce dont ils parlent. De mĂŞme, Brassens n’impose pas de contre-arguments Ă  ses « adversaires Â», mais il s’amuse Ă  caricaturer leurs discours, il rĂ©pond par l’humour Ă  ceux qui se prennent trop au sĂ©rieux.

De plus Socrate, bien souvent, ne dit pas ce qu’il pense, puisque la seule chose qu’il sait, c’est qu’il ne sait rien. Mais c’est toujours mieux que ceux qui croient savoir quelque chose alors qu’en rĂ©alitĂ© ce n’est pas le cas. La reconnaissance de sa propre ignorance est le premier pas dans la recherche de la vĂ©ritĂ©. LĂ  encore, Brassens fait sien ce principe : au nom de quelle idĂ©e mourir ? Elles se ressemblent toutes, et peut-ĂŞtre n’auront-elles « plus cours le lendemain Â», dit encore la chanson. Impossible de savoir et c’est pourquoi « le sage, en hĂ©sitant, tourne autour du tombeau Â».

  • L’épicurisme : « Supplique pour ĂŞtre enterrĂ© sur la plage de Sète Â» (1966)

S’il est une philosophie qui s’applique tout Ă  la fois Ă  l’œuvre et Ă  la vie de Georges Brassens, c’est sans doute celle d’Epicure. Celui-ci pensait que les hommes n’atteignent pas le bonheur parce qu’ils se laissent atteindre par des craintes sans fondement (peur de Dieu, de la mort) et parce qu’ils poursuivent des dĂ©sirs irrĂ©alisables (la gloire, la richesse, l’immortalitĂ©). Au contraire, sa philosophie « thĂ©rapeutique Â» vise Ă  nous faire atteindre « l’absence de trouble dans l’âme et dans le corps Â», c’est-Ă -dire la vie heureuse, en se contentant des plaisirs simples et nĂ©cessaires : manger et boire, passer du temps avec les « vrais Â» amis, contempler les beautĂ©s de la nature.

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Cette vie simple et sans crainte, la chanson Supplique pour ĂŞtre enterrĂ© sur la plage de Sète l’illustre parfaitement. Brassens commence par moquer « la Camarde Â», c’est-Ă -dire la mort, tout en l’acceptant comme inĂ©vitable :

« La Camarde, qui ne m’a jamais pardonnĂ©
D’avoir semé des fleurs dans les trous de son nez,
Me poursuit d’un zèle imbécile.
Alors, cerné de près par les enterrements,
J’ai cru bon de remettre à jour mon testament,
De me payer un codicille. Â»

L’envie d’être enterrĂ© sur cette plage provient de tous les plaisirs qui lui sont associĂ©s : la sexualitĂ©, le paysage, la musique, la bonne chair, l’amitié… Derrière la plaisanterie et le goĂ»t du bon mot, il nous transmet un message : profiter de la vie et de ses douceurs. Brassens illustre bien le principe Ă©picurien selon lequel « il n’y a rien Ă  redouter, dans le fait de vivre, pour qui a authentiquement compris qu’il n’y a rien Ă  redouter dans le fait de ne pas vivre Â» (Lettre Ă  MĂ©nĂ©cĂ©e).

Brassens n’était pas un Ă©picurien au sens oĂą on l’entend d’ordinaire, c’est-Ă -dire jouisseur, buveur, fĂŞtard. Il avait, au contraire, la rĂ©putation de sortir peu, d’être très sobre, de travailler beaucoup. Et, bien qu’il disait de lui qu’il n’était « pas un chanteur engagĂ© Â», toute son Ĺ“uvre vĂ©hicule une vraie philosophie : critique des normes et valorisation des sensations et des actes individuels, rejet de la crainte par l’humour et la spiritualitĂ©, amour des plaisirs simples et de la beautĂ© des choses.

Tout cela fait de lui un vrai Ă©picurien : un homme qui cherche, qui travaille Ă  ĂŞtre heureux, qui sait s’entourer et qui ne dĂ©vie pas de son chemin.

Un peu de lecture ?

– Platon, Apologie de Socrate (Flammarion, 2005).

– Epicure, Lettres, maximes, sentences (Le Livre de Poche, 1994).

– Lucien Rioux, Georges Brassens, le poète philosophe (Seghers, 1988).

Lire Ă©galement les prĂ©cĂ©dents chroniques de Thomas Schauder :

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