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Dans l’atelier de… Ron Arad, l’inventeur de l’art design

L’antre de cet Israélien de 68 ans est installé dans une ancienne laiterie non loin des puces de Camden Town, à Londres. Un véritable bric-à-brac, à l’image de ce créateur boulimique et protéiforme. Rencontre.

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Publié le 18 décembre 2019 à 11h18, modifié le 17 mai 2022 à 12h06

Temps de Lecture 5 min.

Le designer Ron Arad dans le  fauteuil Only One Point of View (2019) dans son atelier sur Chalk Farm, à Londres, le 12 décembre 2019.

Une plaque de métal rouillée flanquée d’un portail de fer tagué, entrouvert sur une arrière-cour sans charme. On croit s’être trompé. Voilà pourtant, sur Chalk Farm Road, l’atelier londonien de l’un des designers les plus influents de notre époque, lauréat en 2016 du prix Compasso d’oro pour l’ensemble de son œuvre : l’Israélien Ron Arad, 68 ans.

Trois décennies exactement que l’artiste considéré comme l’inventeur de l’art design – un terme qu’il honnit, une paternité qu’il renie – a posé ses valises à deux pas des puces de Camden Town, dans une ancienne laiterie. Un lieu porte-bonheur probablement. N’est-ce pas avec le fauteuil Rover – un siège chiné dans les casses d’auto fixé sur des barres de contention pour vaches en salle de traite – qu’il a fait décoller sa carrière en 1981 ?

La célèbre bibliothèque Bookworm (1993), serpent d’acier au mur, et le non moins célèbre fauteuil Well tempered chair (1986), dans l’atelier-showroom de Ron Arad.

Dans la cour étroite trônent pêle-mêle des autos vintage, des fauteuils outdoor Little Albert et le prototype de sa fameuse table de ping-pong en acier inoxydable (1995), concave pour ralentir le jeu ! Il faut grimper en haut d’un escalier de métal rendu glissant par la pluie battante de ce mois de décembre pour atteindre le Saint-Graal. L’atelier showroom tout en longueur, plein de bric-à-brac parmi lequel on ne voit du propriétaire, au premier abord, qu’un drôle de chapeau dépassant de derrière un ordinateur.

Sous ce couvre-chef façon Louis XI qu’il a lui-même dessiné, l’homme arbore la tête de Leonard Cohen et la panoplie du baroudeur : pantalon multipoches, houppelande aux manches usées et blouson d’aviateur en mouton retourné. Un style éclectique et bohème à l’image de son antre : une structure courbe – évidemment – posée sur une terrasse, et fermée sur les côtés par des bâches de plastique transparentes attachées à de sculpturales volutes d’acier. « On m’a dit que mon toit ne tiendrait pas dix ans. Cela fait trente ans qu’il est vent debout », dit fièrement Ron Arad, insensible aux courants d’air glacials qui s’introduisent par les interstices de son drôle de paquebot retourné.

Passionné de matériaux

Autour de lui, de beaux livres, des assises emblématiques tout en courbes et reflets – dont le fauteuil en maille d’acier qui se termine par un tapis ondulé (London Papardelle, 1992) –, et ces dessins sur verre gravé d’amis artistes, dont le musicien et plasticien suisse Christian Marclay. Ron Arad a demandé à chacun de crayonner sur une tablette et grâce à une machine de son invention – où apparaît son poing orné d’une bague en pointe de diamant –, le motif est reproduit en direct sur une plaque de verre.

C’est là tout l’art ou plutôt le talent protéiforme de ce créateur né à Tel-Aviv le 24 avril 1951 qui n’a jamais su choisir entre design, art et architecture, pour mieux tout embrasser. Quand en 2008, le Centre Pompidou à Paris lui consacre sa première rétrospective, il l’intitule « No Discipline ». « C’était drôle comme un panneau “No entry”, se souvient-il, et en même temps, c’est ce refus que j’ai d’être catalogué comme architecte, designer ou artiste, et de m’interdire un champ d’expérimentation. » Quand on lui rétorque qu’il est devenu en 2013, à Londres, académicien de l’art – et ce pour l’éternité –, il répond comme effarouché : « Je ne m’explique pas comment j’ai été élu, était-ce en tant qu’artiste ou en tant qu’architecte ? Ces classifications m’horripilent. Mais il apparaît que c’est pour la seconde option », conclut celui qui a été choisi, avec l’architecte David Adjaye, pour ériger le Mémorial de l’Holocauste, en 2020, dans le parc qui jouxte le palais de Westminster à Londres.

Bicyclette fonctionnelle Two Nuns (2011) inventée par Ron Arad, à la fois sculpture en dentelle et système anti-crevaison avec ces 18 rubans d’acier à ressort par roue.

Ce fils d’une peintre et d’un sculpteur est né avec un sacré coup de crayon, des accessoires qu’il promène d’ailleurs dans sa poche, même s’il dessine de plus en plus sur l’ordinateur. Après l’Ecole des beaux-arts de Bezalel à Jérusalem, il file en 1973 au Royaume-Uni et sort diplômé en 1979 de l’Architectural Association School of Architecture, où il a comme collègue Zaha Hadid. Dans le Londres post-punk des années 1980, sous la férule de la Dame de fer Margaret Thatcher, ils sont quelques jeunes gens à tester de nouvelles voies pour produire des objets, tel Tom Dixon qui lance le mouvement Creative Salvage autour du métal recyclé, façon nouvel âge de bronze. Sa première exposition aura lieu dans le studio de Ron Arad, à Covent Garden. « Eux ils faisaient du recycling. Moi j’étais plutôt dans les objets trouvés, le ready-made, inspiré par Marcel Duchamp. Je faisais subir une transformation à des éléments préexistants, comme la Concrete Stereo : une platine incorporée à du béton. »

Créateur boulimique passionné de matériaux, Ron Arad expérimente le métal à partir duquel il fait danser sur les murs la bibliothèque Bookworm (1993) : un serpent d’acier dont les serre-livres ajustables permettent à l’utilisateur de réaliser son propre dessin. Fabriqué en plastique un an plus tard par l’italien Kartell, c’est toujours un best-seller. Mais le Vulcain ne se repose pas sur ses lauriers. Il teste l’aluminium soufflé en 1998, le frittage sélectif au laser en 1999, la fibre de carbone en 2002, le Corian en 2004 et le silicone dix ans plus tard. En 2019, c’est l’étain massif qui l’amuse, à partir duquel il a imaginé pour la maison française Ruinart trois seaux à champagne tous froissés, dans la lignée de ses voitures écrasées (série « Pressed Flowers », sur le principe de fleurs séchées). Ces rafraîchisseurs sont réunis en une seule pièce par un lien de cuir, serrés jusqu’à se déformer pour montrer combien ils sont « heureux d’être ensemble », s’amuse leur auteur.

Le Trio, série limitée de trois seaux à champagne en étain froissé, réunis par un lien de cuir, par Ron Arad avec l’Orfèvrerie d’Anjou pour les champagnes Ruinart, 2019.

« Le design pour moi consiste à imposer sa volonté aux matériaux, soit pour aboutir à une fonction, soit pour un autre résultat considéré comme plus proche de l’art. La technologie ou l’artisanat font partie du process », soutient Ron Arad. Pour la collection M’Afrique de Moroso, il a imaginé des assises en volutes de métal entièrement tissées de cordage par des artisans de Dakar. A l’inverse, pour quelques happy few, il ose proposer un sofa à bascule – une pièce magistrale sculptée dans un cèdre de 900 kilos et 2 mètres de long –, taillé et gravé par une machine qui imite le forage du pivert. « La galerie d’art qui a exposé cette pièce aurait aimé que je raconte que je l’ai faite moi-même avec un ciseau à bois et un burin. Moi, je préfère diffuser les vidéos de ce procédé semi-industriel qui permet de profiter de la matière d’une autre manière, inédite. »

Des rubans d’acier

« Ron Arad épouse, voire anticipe, depuis quarante ans les évolutions du goût et des pratiques du design, analyse Emmanuel Berard, directeur du département design d’Artcurial. Esthétique de la récupération en 1981, orfèvre du métal dans les années 1990 puis champion du minimalisme dans les années 2000 avec des tables qui ont la forme de goutte et la surface polie miroir qui assurent leur quasi-invisibilité. » Pour l’heure, dans son studio où travaille une vingtaine de personnes, l’artiste ne tient pas en place : chaleureux et cabotin, il sautille de son téléphone portable à son ordinateur, d’un jeu de mots à l’autre, d’une invention à une autre arguant que « le problème n’est pas de trouver des idées mais de savoir laquelle vaut la peine qu’on lui accorde du temps ».

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Autant dire qu’en 2019, Ron Arad est toujours le gars rebelle, indiscipliné, de ses débuts.
« Depuis l’enfance, je ne suis pas à l’aise avec les conventions, convient-il. Le fait même d’être un Israélien à Londres m’a servi. Ce n’est pas d’où vous venez qui compte, mais le fait que vous n’êtes pas d’ici. La qualité d’outsider vous donne une forme de liberté. Celle de ne pas connaître exactement les règles et de pouvoir jouer avec. »

Automobile jouet vintage qui va subir le même sort que les grandes, écrasées pour la série Pressed Flowers, avant de rejoindre la galerie de Ron Arad à Tel-Aviv.

A la question de savoir quelle est son œuvre préférée à ce jour, il répond : « Celle qui est en cours, un mix de matériau et de forme que je n’aurai pas encore vu. » Puis il corrige : « Le premier Musée du design d’Israël, à Holon, qui fête cette année ses 10 ans. Il a toujours autant d’allure malgré les contraintes qui ont été les miennes pour le réaliser, et le temps qui a passé… » Cinq rubans d’acier monumentaux enveloppent le bâtiment, façon calligraphie dans l’espace. Des lignes courbes et pures qui font la signature de Ron Arad, comme pour la spectaculaire bibliothèque en acier Restless (2007) faussement instable : une pièce qui s’est envolée sous le marteau à 373 800 euros en 2014, chez Artcurial à Paris. Deux fois l’estimation et un record du monde – toujours indétrôné – pour une pièce aux enchères de ce créateur indocile.

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