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Burki, disparition d’une institution du dessin de presse

Le Vaudois est décédé à 67 ans des suites d’un cancer. Artiste humaniste et taiseux, il aura illuminé durant près de quatre décennies les colonnes de «24 heures» avec des dessins qui se distinguaient par l’absence de texte

Raymond Burki (1949-2016). — © Keystone/Jean-Christophe Bott
Raymond Burki (1949-2016). — © Keystone/Jean-Christophe Bott

Moins d’une semaine après l’enterrement de Mix & Remix, décédé le 19 décembre à l’âge de 58 ans, c’est un autre grand nom du dessin de presse romand qui nous quitte. Raymond Burki, pilier du quotidien «24 heures», pour lequel il aura œuvré durant près de quarante ans, est décédé dans son sommeil dans la nuit de mercredi à jeudi, a annoncé sa famille sur les réseaux sociaux. Il avait 67 ans, et succombe lui aussi des suites d’un cancer.

© Jean-Christophe Bott / Keystone
© Jean-Christophe Bott / Keystone

Le Vaudois partageait avec son cadet un grand sens de l’épure. Mais là où Mix & Remix recourait à des phylactères, Burki se passait de texte. Son œuvre était à son image: taiseuse. «Avec lui, c’est un deuxième mousquetaire du dessin de presse qui disparaît; c’est vraiment la fin d’une époque», commente Patrick Chappatte. Le dessinateur du «Temps» se souvient que lorsqu’il a débuté dans le métier, il y avait dans le paysage romand deux figures monumentales: Barrigue et Burki. Le second l’impressionne par «son style graphique tout en silence et son économie de mots, qui est un vrai challenge. Il y avait dans ses noirs et blancs, avant qu’il ne se mette à l’aquarelle, une beauté qui rappelle le travail de Martial Leiter. Peu d’artistes ont comme lui aussi bien incarné l’esprit d’un pays, sa mentalité. Burki était emblématique, c’était le Jean Villard-Gilles du dessin de presse, le Ramuz du cartoon.»

Une année à Paris

Né le 2 septembre 1949 à Epalinges, Burki, tenté à l’adolescence par les beaux-arts, effectue finalement un apprentissage de retoucheur photographique. Il part ensuite pour Paris, où il travaille une année. Son goût pour le dessin, expliquait-il dans les colonnes de «24 heures» au moment de prendre sa retraite, en août 2014, il le doit à son père et à son parrain, deux cuisiniers qui aimaient dessiner et peindre dès qu’ils en avaient le temps. Lecteur de «Charlie Hebdo», amateur de politique, il décide en 1976 de tenter sa chance, et ça marche. Un premier dessin paraît dans «La Tribune de Lausanne», ancêtre du «Matin», puis un second. Jean-Marie Vodoz, alors rédacteur en chef de «24 heures», le repère et lui propose aussitôt un contrat. C’est le début d’une belle aventure qui durera trente-huit ans.

A la tête du quotidien vaudois de 1998 à 2006, Jacques Poget, au-delà du chagrin de la perte d’un ami, évoque d’abord des souvenirs non professionnels. «J’ai huit fois eu l’honneur d’écrire la préface de son recueil annuel. A chaque publication, j’organisais chez moi une séance de dédicaces, et ensuite nous dégustions un papet vaudois entre amis. C’est devenu une sorte de tradition, à la veille des fêtes de fin d’année. A cette époque, il faisait froid et il y avait de la neige. C’étaient des moments exceptionnels. La dernière fois que je l’ai vu, c’était chez lui. Il était en rémission et j’ai été frappé par sa volonté de vivre. Il m’a cuisiné des truites qu’il avait pêchées.»

Talent et modestie

La pêche à la mouche en rivière, c’était la grande passion de Burki. C’est d’ailleurs les pieds dans l’eau que Chappatte l’avait dessiné au moment de la fin de sa carrière: «J’espérais qu’il pourrait profiter d’une retraite paisible, je l’imaginais heureux et tranquille en train de pêcher. Alors qu’en réalité il aura dû lutter contre la maladie.» Seul à dompter le courant, à taquiner la truite, Burki était heureux. Car c’était un solitaire et un taiseux, souligne Jacques Poget. «Mais c’était également un homme d’amitié. Il réservait d’ailleurs sa prise de parole aux cercles privés. Il n’intervenait pas dans les débats publics.» Ses dessins parlaient pour lui. Chef de la rubrique lausannoise de «24 heures» de 2003 à 2007, Laurent Caspary rappelle que le dessinateur, c’est la première impression qu’il avait eue dès le début de sa collaboration avec le quotidien à la fin des années 1990, était «la» star de la rédaction. «Mais son talent était aussi grand que sa modestie.» Jacques Poget abonde dans le même sens: «Il ne s’est jamais senti légitime et indiscutable. Il était sûr de ses valeurs, mais pas de son talent. Il a toujours fait preuve d’une grande humilité, mais était par contre intransigeant.»

L’ancien rédacteur en chef salue la force de ses commentaires, toujours percutants, et sa grande rigueur intellectuelle. Même s’il était engagé à gauche, Burki ne rechignait jamais à dénoncer les travers de l’idéal socialiste. Il traitait tout le monde de la même manière, mais toujours avec humanisme et bienveillance, jamais avec méchanceté. Laurent Caspary rappelle que lorsqu’il se retrouvait dans le bureau d’un élu, il y découvrait fréquemment un dessin encadré. «Pour les politiciens et figures régionales, c’était un honneur que d’être caricaturé par Burki. Tout comme c’était une grande fierté, pour nous, que d’apprendre qu’il avait choisi notre article pour son dessin du jour.» La conseillère d’Etat Jacqueline de Quattro possède seize originaux. «C’était quelqu’un de très attachant, j’admirais son indépendance d’esprit. Même s’il y avait du vitriol dans ses dessins, il y avait du respect et de la tendresse pour les gens», a-t-elle déclaré à nos confrères de l’Agence télégraphique suisse.

Pieds-de-nez à l’art

Au-delà de la force éditorialisante de ses dessins, Burki était aussi un véritable artiste. Il puisait régulièrement dans son immense connaissance de l’histoire de l’art pour détourner avec génie des chefs-d’œuvre de la peinture. «J’adorais lorsqu’il faisait des pieds-de-nez à l’art, autant que son art consommé de la litote», commente Philippe Duvanel, ancien directeur du festival lausannois BD-FIL et proche du dessinateur pour avoir relancé l’édition de ses recueils lorsqu’il travaillait au marketing de «24 heures».

Burki aura travaillé sous la direction de cinq rédacteurs en chef. Jacques Poget, qui admire le fabuleux instinct de Jean-Marie Vodoz («Il a décelé son talent dans des dessins maladroits que je n’aurais peut-être pas publiés»), ne l’a jamais censuré, comme il n’a jamais regretté la publication d’une caricature. «Il passait la journée à chercher, à imaginer, à écouter, puis arrivait en fin d’après-midi avec quelques esquisses. Parfois, il nous proposait un seul dessin, et il n’y avait alors pas de discussion.»

Dire l’ironie du monde

Les dessins de Burki se passaient de mots, comme ils se passaient d’explications, leur évidence parlant pour eux. Capitaine du navire «24 heures» juste avant Jacques Poget, Gian Pozzy aura néanmoins dû se livrer pour la presse internationale à une fine analyse d’une caricature du conseiller fédéral vaudois Jean-Pascal Delamuraz parue en 1997, après qu’un quotidien israélien a cru y reconnaître «un juif religieux, lippu, dont le visage est pourvu d’un énorme nez crochu». L’anecdote l’amuse encore beaucoup. «Son trait si vaudois disait comme personne l’ironie de ce monde», a de son côté écrit Thierry Meyer, actuel rédacteur en chef du quotidien, à l’annonce de la disparition de cet artiste certes discret et taiseux, mais qui avait toujours un mot gentil pour ses admirateurs, nombreux, qui à chaque veille de Noël se pressaient pour lui faire signer son album résumant l’année écoulée. Le dernier, «Burki remet ça», regroupant des dessins publiés sur les réseaux sociaux, est paru il y a quelques semaines seulement aux Editions Tchoberthe. Car Burki n’avait pu se résoudre, d’autant plus après les attentats contre «Charlie Hebdo», à rangers ses crayons.