Un soldat américain patrouille dans le village d'al-Qahtaniyah en Syrie, le 31 octobre 2019

Un soldat américain patrouille dans le village d'al-Qahtaniyah en Syrie, le 31 octobre 2019

afp.com/Delil SOULEIMAN

Guerre du Vietnam, intervention en Irak... Au XXe siècle, l'opposition aux interventions extérieures est souvent venue du flanc gauche de l'opinion américaine, scellant ainsi un clivage opposant progressistes pacifistes aux conservateurs belliqueux. Selon Dominic Tierney, professeur de sciences politiques au Swarthmore College (Pennsylvanie), chercheur principal au Foreign Policy Research Institute et ancien rédacteur en chef à The Atlantic, cette lecture binaire n'est pourtant plus d'actualité.

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Les années Trump sont passées par là. Entre critiques incessantes de l'armée, complotisme forcené et guerre en Ukraine, progressistes et militaires se sont trouvé au moins deux points communs : le respect de la Constitution et du réel. Mais l'expert en politique étrangère américaine prévient : dans ce nouvel alignement, la gauche américaine devra rester "une voix critique forte afin de veiller à ne pas donner un chèque en blanc à l'armée". Entretien.

Historiquement, les progressistes américains ont rarement été enclins à soutenir l'armée et les interventions militaires. Pourquoi cela ?

Dominic Tierney Depuis la Seconde Guerre mondiale, la gauche a systématiquement été le foyer du scepticisme à l'égard de l'armée et de l'interventionnisme américain dans le monde. Cela s'explique en partie par le penchant pacifiste des progressistes, qui les conduit à considérer l'armée comme une institution conservatrice, agressive, belliciste, mais aussi comme étant historiquement coupable de discrimination envers les personnes LGBTQ.

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Les manifestations contre la guerre du Vietnam dans les années 1960 et 1970 étaient, par exemple, surtout le fait d'étudiants et autres groupes orientés à gauche. Tout comme l'opposition à la guerre en Irak était beaucoup plus prononcée chez les démocrates que chez les républicains. Bien sûr, il y a des exceptions. Mais lorsque la gauche s'est écartée de sa ligne par le passé, il s'agissait généralement d'interventions humanitaires, ou de situations telles - comme une attaque dirigée contre la nation dans son ensemble - que l'Amérique tout entière soutenait son armée. Ce fut le cas en 1941, après Pearl Harbor, mais aussi après le 11 septembre 2001, lorsque l'écrasante majorité des Américains avait soutenu le recours à la force militaire.

Qu'en est-il aujourd'hui ?

Ces dernières années, ce clivage gauche-droite a commencé à s'atténuer. Entre 2021 et 2022, la part des républicains qui avaient "une grande confiance" ou "assez confiance" en l'armée est passée de 81 à 71 %, tandis que le soutien des démocrates a en fait progressé de 63 à 67 %. Même au sein de l'armée, les militaires ont également dérivé à gauche. En 2020, nombreux sont ceux qui ont soutenu le président Joe Biden face à Donald Trump. Cette tendance se vérifie concernant le conflit en Ukraine : les sondages montrent que les démocrates sont plus favorables à apporter une aide militaire à l'Ukraine que les républicains. Mais cette guerre n'est que le symptôme d'un changement de positionnement plus profond au sein de la gauche.

Comment expliquez-vous cette évolution ?

Les années Trump y sont pour beaucoup. L'ancien président n'a cessé de piétiner les traditions sacrées de l'armée et ses généraux durant son mandat, dénigrant par exemple les prisonniers de guerre. Il avait déclaré "J'aime les gens qui n'ont pas été capturés", et s'en était pris à l'ancien sénateur républicain John McCain [NDLR : fait prisonnier lors de la guerre du Vietnam], en disant qu'il n'était "pas un héros de guerre". Trump voulait aussi utiliser l'armée américaine pour réprimer les manifestations du mouvement Black Lives Matter - ce à quoi les militaires ont résisté. D'autres conservateurs et populistes ont également accusé l'armée américaine, de plus en plus diversifiée, d'être infiltrée par des progressistes, ou d'être à la solde de l'État profond.

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A l'inverse, le fils de Joe Biden a servi dans l'armée et ce dernier s'est montré très positif à l'égard de l'institution. Tout cela a rendu de nombreux militaires très sceptiques vis-à-vis du camp républicain, et vice versa. Une partie de la gauche a donc mis de côté ses critiques à l'égard de l'armée et du complexe militaro-industriel, et a réalisé qu'ils avaient en commun le respect de la Constitution (notamment après l'insurrection du Capitole du 6 janvier 2021). Désormais, la gauche a davantage conscience que l'armée n'est pas l'ennemi, mais peut-être bien un allié dans ce nouvel alignement politique du populisme contre le progrès.

Cela s'exprime aujourd'hui à travers la guerre en Ukraine, qui constitue une cause morale pour la gauche - sans précédent depuis la guerre civile espagnole. Ce conflit est perçu comme une lutte du bien contre le mal, de la dictature contre la démocratie, contrairement à la guerre du Vietnam ou au conflit en Afghanistan, où les bons et les méchants semblaient moins clairement identifiés. Hormis certaines personnes de gauche comme Noam Chomsky, dont le scepticisme à l'égard de l'aide à l'Ukraine relève davantage d'un engagement idéologique, il y a presque un consensus parmi les progressistes. Lorsque le Congrès a voté une aide de 40 milliards de dollars à l'Ukraine, pas un membre démocrate ne s'y est opposé. Même Bernie Sanders ! Il est impressionnant de constater que ceux qui protestaient contre la guerre en Irak sont les mêmes qui exhortent aujourd'hui Washington à aider à vaincre l'impérialisme russe.

Vous n'êtes pourtant pas surpris par ce virage...

Il est intéressant de noter que l'armée est progressiste à bien des égards : les vétérans américains bénéficient d'un système médical socialisé à l'européenne, la garde d'enfants est gérée par le gouvernement, et le corps de l'armée est socialement très diversifié par rapport à d'autres institutions. De plus, il s'agit d'un système plutôt égalitaire : le soldat le moins bien payé de l'armée touchera environ 20 000 dollars par an quand un général plus haut placé en percevra 200 000 - dans le monde civil, un PDG peut gagner bien plus que cette somme. Certaines des valeurs chères à la gauche se retrouvent au sein de l'armée, mais elle a eu tendance à l'oublier...

En restant à Kiev, Volodymyr Zelensky est devenu une sorte de Winston Churchill progressiste

De plus, les théories du complot véhiculées par Donald Trump ont terni l'image pragmatique des républicains, qui contrastait jadis avec l'idéalisme démocrate. Les progressistes ont désormais en commun avec l'armée un certain respect du réel qui s'est tari à droite. Les militaires n'ont d'autre choix que de voir le monde tel qu'il est car ils sont confrontés à des menaces réelles. Par exemple, l'armée est très lucide sur le problème du changement climatique, car l'évolution des conditions météorologiques et du niveau des mers a un impact sur les bases militaires et les opérations à l'étranger.

Ne faut-il pas aussi prendre en compte les intérêts économiques en jeu ? Les conservateurs ne sont plus les seuls à investir dans le complexe militaro-industriel...

Tout à fait. Le complexe militaro-industriel s'assure d'étendre son influence en faisant construire le matériel militaire dans différents Etats américains. Le nez de l'avion sera par exemple élaboré dans le Massachusetts, l'aile en Caroline du Nord et le moteur au Texas. Ce qui signifie que beaucoup de représentants politiques ont quelque chose à gagner à soutenir l'armée - démocrates comme républicains.

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Cette nouvelle alliance entre la gauche et l'armée soulève ainsi un problème majeur, car l'armée draine son lot de problèmes très concrets - comme la recrudescence d'agressions sexuelles - auxquels la droite prête généralement peu attention. Les Etats-Unis dépensent une somme extraordinaire pour leur armée, dont une partie est gaspillée. Il est donc nécessaire que la gauche reste également une voix critique forte afin de veiller à ne pas donner un chèque en blanc à l'armée.

Le soutien à la guerre en Ukraine est-il l'expression d'un véritable soutien à la cause ukrainienne, ou plutôt d'un mouvement anti-Poutine ?

Je pense que ce sont les deux. Poutine incarne l'opposition à la gauche. Il ne se contente pas de mener une guerre agressive. Il s'oppose aussi au libéralisme dans le monde, au multiculturalisme, et ainsi de suite. Mais je pense qu'il s'agit aussi d'un soutien positif à l'Ukraine. L'héroïsme du leader ukrainien, et les gages qu'il a donnés aux progressistes du monde entier - en se montrant respectueux des personnes LGBTQ et des femmes - est un facteur crucial. Je pense que le choix que Volodymyr Zelensky a fait, en restant à Kiev alors qu'il aurait pu fuir, a sans doute changé le cours de l'histoire. Il est ainsi devenu une sorte de Winston Churchill progressiste luttant courageusement contre l'agression injuste de la Russie. Mais en même temps, les progressistes, aux Etats-Unis et ailleurs, devraient continuer à se méfier des interventions étrangères à présent qu'ils sont plus enclins à soutenir l'armée.

C'est-à-dire ?

Les progressistes doivent veiller à ne pas approuver inconsidérément toutes les interventions. Nous sortons de décennies de guerres américaines ingagnables, au Vietnam, en Afghanistan, en Irak, et de l'intervention de 2011 en Libye. La gauche devrait donc être prudente quant à l'envoi de troupes dans un pays impliqué dans des guerres étrangères que nous ne comprenons pas. La guerre en Ukraine mérite incontestablement d'être soutenue. Mais nous devons trouver un juste milieu pour que l'Ukraine ne devienne pas une invitation à nous engager dans une série d'autres guerres dans le monde qui ne sont pas des menaces directes pour les valeurs et les intérêts américains.

Il y a une différence entre soutenir moralement un camp dans une guerre et se montrer en faveur d'une implication concrète, en envoyant par exemple des soldats...

Il est possible que le soutien progressiste que montrent les sondages vis-à-vis de la guerre en Ukraine soit lié au fait qu'il ne s'agit pas d'envoyer nos "boys" au combat, mais plutôt des armes et d'autres aides. Mais les sondages montrent tout de même que 42% des démocrates seraient favorables à l'envoi de troupes américaines en Ukraine. L'opinion est donc assez belliqueuse.

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Par ailleurs, les Etats-Unis sont tout de même très engagés. Des centaines de soldats russes meurent à cause d'armes américaines, ce dont les autorités russes ont parfaitement conscience. Si les Russes avaient ouvertement envoyé des armes aux insurgés irakiens pendant la guerre en Irak, les Américains auraient considéré cela comme un acte de guerre. C'est un Ukrainien qui appuie sur la gâchette, mais l'arme est américaine ou française.

Diriez-vous que le soutien des progressistes à la cause ukrainienne est une façon de combattre Donald Trump ?

Je pense que c'est effectivement l'une des principales raisons : les progressistes associent l'opposition de la Russie à l'Ukraine à celle de Trump contre les démocrates. Donald Trump est souvent comparé à Poutine en ce qu'ils partagent certaines idées. Ils ont tous les deux cette idéologie populiste, anti-immigrés et anti "gauchiste". De plus, Poutine est aussi perçu comme l'acteur d'un conflit interne, dans la mesure où il a été accusé d'avoir interféré dans l'élection américaine de 2016 au profit de Donald Trump. La gauche perçoit donc des similitudes entre les deux autocrates et voit une défaite de Poutine comme une défaite de Trump.

L'alliance entre la gauche et l'armée durera-t-elle ?

Les progressistes pourraient revenir à leur ligne historique car leur scepticisme à l'égard du complexe militaro-industriel et leur pacifisme n'ont pas disparu. Sans compter qu'ils pourraient bien se lasser du conflit en Ukraine, s'il s'éternise, car la hausse du prix de l'énergie est une préoccupation majeure. Ensuite, si le parti républicain redevenait ce qu'il était dans les années 1980, sous Ronald Reagan, et abandonnait sa position antimilitaire trumpiste, les choses pourraient revenir à la normale. Mais cela me semble peu probable : Trump ne montre aucun signe d'affaiblissement de son emprise sur les républicains.

Par ailleurs, la Chine émerge comme concurrent mondial des Etats-Unis, et menace Taïwan - un schéma similaire à ce qui est en train de se produire en Ukraine... Les sondages d'opinion réalisés en Amérique ces dernières années montrent que les démocrates comme les républicains s'inquiètent de plus en plus de la Chine. L'administration Biden a d'ailleurs décrit la menace chinoise en termes très clairs, comme faisant partie d'une bataille mondiale entre la démocratie et l'autocratie. Si la gauche devait en venir à appréhender la situation entre la Chine et Taïwan de la même manière que le conflit en Ukraine, ses liens avec l'armée pourraient se pérenniser. Et le tournant belliciste dans le camp progressiste, se poursuivre.

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