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Décryptage

Mahomet, une image très sensible

Livres, caricatures, spectacles… La question du blasphème et de l'islam s’impose depuis 1988 et l’affaire des «Versets sataniques».
par Bernadette Sauvaget
publié le 13 janvier 2015 à 20h16
(mis à jour le 14 janvier 2015 à 18h58)

Liberté d’expression contre respect des croyances religieuses ? Depuis une trentaine d’années, le débat fait rage entre l’Occident et l’Orient musulman.

Pourquoi la figure de Mahomet provoque-t-elle de si fortes polémiques ?

«C'est une des figures sacrées de l'islam, presque l'équivalent du Christ, pointe le chercheur et psychanalyste Fethi Benslama. Pourtant, ce n'était pas le cas dans les premiers siècles de l'islam.» Pour l'historienne Jacqueline Chabbi, spécialiste des origines de l'islam, la figure du Prophète a de fait évolué. «Nous n'avons que très peu d'éléments historiques sur lui, explique-t-elle. Mais, dans le Coran, c'est un homme comme les autres, essuyant même des caricatures en parole. Ses adversaires le traitent ainsi de "châtré" car il n'a pas de fils survivant.» Selon l'historienne, c'est au IXe siècle, au moment où de nombreux chrétiens et juifs se convertissent à l'islam que la figure de Mahomet est, d'une certaine façon, «sacralisée», devenant un modèle pour ces nouveaux musulmans. Né au XVIIIe siècle en Arabie Saoudite, le wahhabisme, matrice des fondamentalismes en islam, met très fort l'accent sur cette figure «sacralisée» du Prophète.

L’islam interdit-il de représenter Mahomet ?

«Il n'y a que la représentation de Dieu qui est interdite», répond Tareq Oubrou, le grand imam de Bordeaux. A priori, il n'y a aucun interdit concernant la personne du Prophète. Dans l'islam chiite, il existe d'ailleurs des images de Mahomet, au moins jusqu'au XVIe siècle. En fait, c'est une tradition et elle s'est mise en place assez rapidement dans l'islam sunnite. «C'était pour éviter l'idolâtrie», précise Tareq Oubrou. Théologiquement, la notion stricto sensu de blasphème n'existe pas non plus dans l'islam. Pour la théologie chrétienne, le blasphème est ce qui manque de respect à Dieu et au sacré. Le terme n'a pas d'équivalent en arabe. «L'islam parle, lui, d'apostasie ("Rida"), ce qui veut dire renier sa religion», explique Tareq Oubrou. Mais critiquer Dieu ou le Prophète s'apparente à une forme de reniement. Toutefois, cela ne s'applique qu'aux musulmans eux-mêmes. Et ne peut en aucune manière légitimer l'attentat du 7 janvier. Pour autant, dans les pays musulmans, il existe une notion juridique et politique du blasphème.

Comment les polémiques ont-elles commencé ?

Tout au long des siècles, elles ont émaillé les relations entre l'Occident chrétien et l'islam. Mais, à la période contemporaine, c'est la parution, en 1988, des Versets sataniques de Salman Rushdie, accusé de manquer de respect à l'islam et au Prophète, qui va mettre le feu aux poudres et embraser le monde musulman, provoquant l'incompréhension de l'Occident. Le 14 février 1989, l'imam Khomeiny publie une fatwa contre l'écrivain, appelant à son exécution (levée dix ans plus tard). Lui-même d'origine musulmane, Salman Rushdie est accusé d'athéisme et… d'apostasie, ce qui, pour les plus radicaux en islam, est punissable de la peine de mort. En 2005, la publication, au Danemark, des caricatures du Prophète va creuser le fossé culturel entre l'Occident et le monde musulman, sur fond de montée de l'islam radical.

L’islam est-il la seule religion concernée par les polémiques sur la critique des religions ?

Sûrement pas ! Régulièrement, la France est le théâtre de polémiques - parfois très violentes - impliquant l'Eglise catholique ou ses franges les plus radicales. En 1988, la Dernière Tentation du Christ, le film de Martin Scorsese, suscitait d'âpres débats jusqu'à provoquer l'ire des catholiques intégristes qui incendiaient plusieurs cinémas. En 2005, les évêques faisaient interdire une campagne de publicité, parodiant la Cène de Léonard de Vinci. Un an plus tard, la Cour de cassation revenait sur cette décision. L'organisation catholique intégriste Civitas est très active sur ce terrain. En 2011, elle s'en est prise d'abord à une exposition, à Avignon, présentant la photo Piss Christ d'Andres Serrano puis à deux pièces de théâtre à Paris de Roberto Castelluci et de Rodrigo García, jugeant les unes et les autres blasphématoires. Lors des représentations de Golgota Picnic, le cardinal-archevêque de Paris avait organisé une veillée de prière à Notre-Dame de Paris. Prudente depuis l'affaire des caricatures de Mahomet, l'Eglise catholique n'a pas entrepris en France de démarche juridique pour faire interdire quoi que ce soit.

La liberté de critiquer les religions régresse-t-elle dans le monde ?

Pays laïque, la France, même si elle a une législation contre la diffamation des groupes religieux, fait un peu figure d'exception dans sa défense de la liberté d'expression et d'une tradition anticléricale héritée du XIXe siècle. Le délit de blasphème a été supprimé à la Révolution. En Europe, quelques pays, comme les Pays-Bas, le Danemark, le Royaume-Uni ou l'Allemagne, ont encore des législations punissant le blasphème, guère appliquées, si ce n'est en Grèce. Après l'affaire des caricatures du Prophète publiées par Charlie Hebdo, le député Eric Raoult (UMP) avait déposé une proposition de loi rétablissant en France le délit de blasphème, sans qu'il n'y ait de suite.

Depuis une dizaine d’années, l’Organisation de coopération islamique (OCI), regroupant une cinquantaine d’Etats musulmans, mène campagne pour imposer dans le droit international un délit de blasphème. Selon le Pew Research Center, basé aux Etats-Unis, 32 pays, à travers le monde, disposaient, en 2011, d’un arsenal juridique punissant le blasphème et 20 Etats, l’apostasie. La situation est particulièrement difficile au Pakistan. Une campagne internationale réclame toujours la grâce d’Asia Bibi, une chrétienne condamnée à mort pour blasphème après avoir proposé à boire à des femmes musulmanes de son village.

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