Brassens, l’autre philosophe à moustache
Le 22 octobre 2021, nous fêtons le centenaire de la naissance de Georges Brassens, troubadour indolent à qui l’on doit certaines des plus belles chansons françaises. Mais quels rapports entretenait-il avec la philosophie ? Portrait du Sétois en philosophe.
Si l’on écoute d’une manière superficielle les textes des chansons de Brassens, on constate qu’il est très peu question de philosophie, et jamais de manière flatteuse. Dans Les Copains d’abord (1964) par exemple, l’amitié élitiste nouée entre Michel de Montaigne (1553-1592) et Étienne de La Boétie (1530-1563) apparaît éloignée de ce que sont de véritables « copains » :
“C’étaient pas des amis choisis
Par Montaigne et La Boétie
Sur le ventre ils se tapaient fort
Les copains d’abord”
“La philosophie m’ennuie toujours autant”
Trop intellos pour Brassens, les philosophes ? Ce serait pourtant une erreur que de croire qu’il est resté indifférent à toute forme de philosophie. Nous le savons grâce à la correspondance qui le lie à son grand ami Roger Toussenot, rencontré au siège du journal Le Libertaire au sortir de la guerre et lui-même philosophe – même s’il n’a jamais rien publié (et mourra très tôt, à 37 ans). Dans une lettre datée du 3 février 1949, le jeune Brassens lui écrit, un brin provocateur : « La philosophie m’ennuie toujours autant. Que tu le veuilles ou non, elle sent le professeur, le didactisme, la dialectique. Que veux-tu que je fasse de ces architectures de la raison ? » Si « la philosophie [l]’ennuie toujours autant », c’est bien qu’il la fréquente, ou au moins qu’il la rencontre, de manière régulière. Dans sa correspondance en effet, Brassens fait référence à Sartre, à « la beauté de Platon », à Montaigne (« qu’on peut relire à chacune des périodes de sa vie ») et à Nietzsche notamment. Quand, toutefois, il dit avoir « lu de merveilleuses pages de Nietzsche (Zarathoustra) avec beaucoup de délectation », c’est pour ajouter aussitôt : « Le langage est si riche que j’en oublie la signification philosophique et psychologique pour ne voir que le style de l’écrivain » (4 avril 1949). Le style a manifestement plus d’importance que le fond, pour celui qui n’entendait certainement pas « Mourir pour des idées ». Alors que la philosophie lui semble un exercice stérile, la poésie représente aux yeux de Brassens l’art total, seul capable de triompher des contradictions : « Un poète est à la fois philosophe, philologue, moraliste, historien, physicien, jardinier et même marchand de maisons. De plus, on ne trouve la quadrature du cercle que par la poésie. […] Moi, je sens que si tu persévères dans tes recherches métaphysiques, tu te perdras dans une forêt » (31 août 1948).
Le vécu, plutôt que les leçons de morale
À regarder de plus près dans la correspondance comme dans les textes des chansons de Brassens, on s’aperçoit que c’est moins le questionnement philosophique en tant que tel qui le répugne que les grandes idées et les principes prétendument universels qui pourraient vite tourner à l’endoctrinement. Brassens est méfiant à l’égard de toutes les théories et idéologies, se tenant résolument à l’écart des préceptes normatifs, des conformismes bourgeois et des généralités grandiloquentes trop sûres d’elles-mêmes pour être honnêtes. Aux leçons de morale, il préfère l’expérience des gens simples capables d’aider leur prochain sans en faire de publicité et loin de tout jugement. Ainsi dans la Chanson pour l’Auvergnat (1954), le réconfort ne viendra-t-il pas des « gens bien intentionnés » mais d’un anonyme sans prétention, tandis que La Mauvaise Réputation (1952) dénonce « les braves gens [qui] n’aiment pas que l’on suive une autre route qu’eux ». Sur « les bancs publics » ou « auprès [de son] arbre », les chansons de Brassens mettent en scène des situations quotidiennes où la belle Hélène porte des sabots crottés, et des amours d’autant plus sincères qu’ils ne se promettent pas l’éternité (La Non-Demande en mariage, 1966). Il y a une moralité populaire, une foi en un humanisme immédiat, une spiritualité diffuse chez ce Brassens-là tout prêt à échanger « un coin de paradis contre un coin de parapluie », à prier aux côtés de Francis Jammes pour « le mendiant retrouvant sa monnaie », à se tenir « derrière la femme adultère » et même à rappeler le vrai sens du message de l’Évangile (Les Quatre Bacheliers, 1966). Que cet anticonformiste déteste la religion officielle établie n’empêche pas que sa sensibilité au grand cœur puisse être profondément animée par les valeurs qu’elle porte, en particulier l’amour du prochain et un profond sens du pardon.
Un anarchiste individualiste
Si Brassens fuit les théoriciens et les discoureurs, c’est surtout parce qu’il se méfie de toutes les institutions : la police et la religion bien sûr, mais aussi la justice (Le Gorille, 1952) et, plus généralement, tout fonctionnement collectif, puisque « le pluriel ne vaut rien à l’homme et sitôt qu’on est plus de quatre on est une bande de cons » (Le Pluriel, 1966). Celui qui a lui-même milité au sein de la Fédération anarchiste avouait en effet : « J’ai une certaine philosophie anarchiste […]. Cela implique évidemment, quand on a cette notion de la liberté de l’individu, que l’on n’est pas tout à fait d’accord avec l’armée, pas tout à fait d’accord avec les lois, pas tout à fait d’accord avec le parlementarisme… Mais quand je dis pas tout à fait, j’exagère, c’est pas du tout. C’est surtout une attitude, une espèce de morale qui ne peut pas s’appliquer au pied de la lettre, puisqu’on vit dans un système, puisque l’on vit dans un régime qui a ses lois, ses mœurs, ses habitudes, c’est assez compliqué à expliquer. Le seul paradis que je préconise, c’est le paradis de l’individu qui a ses libertés même dans la société actuelle, et même dans une société pire. Ce qui a fait dire à certains que j’étais assez conservateur parce que je ne tenais pas à voir changer la société puisque je m’en accommodais bien » (in : Brassens par Brassens, de Loïc Rochard, Le Cherche midi, 2021).
L’anarchisme de Brassens n’est ni politisé ni conflictuel, et encore moins révolutionnaire, comme l’est celui d’un Mikhaïl Bakounine (1814-1876) par exemple. C’est un anarchisme individualiste qui cherche à tout prix à ménager sa tranquillité personnelle, loin du tumulte de la foule et des luttes sociales – ce dialogue avec Jean Ferrat, chanteur communiste, l’illustre bien. On comprend mieux la définition qu’il donnait lui-même : « Un anarchiste est un homme qui traverse scrupuleusement entre les clous, parce qu’il a horreur de discuter avec les agents ».
Troubadour épicurien
Brassens entend donc penser par lui-même sans personne pour lui dicter sa conduite. Mais en lui-même, n’est-il pas une sorte de sage épicurien ? À l’image de ses chansons sans artifice, à la ligne mélodique claire et à la guitare sèche, il a mené une existence sobre, sans excès, sans luxe ni coup d’éclat. Cherchant moins le confort que la fidélité à lui-même et à ses amitiés, profitant d’une vie douce en compagnie de ses proches, à l’abri de la célébrité et indifférent à ce que d’autres appellent le succès. Il affirmait de lui-même : « Je suis né pour fumer la pipe et mesurer la vanité de tout. Je nous vois tous couchés sous la terre... La mort est l’unique certitude. En outre, je sais que rien n’est bon, mauvais ou bien ou mal. »
Toute son œuvre invite à savourer les plaisirs que nous offre la nature en général… et en particulier la plage de Sète, telle que la décrit la Supplique pour y être enterré (1966) : « Au bord de la mer » avec « les dauphins » et « le sable si fin », en souvenir de la « prime amourette », dans une ambiance chargée « de parfums, de musiques jolies », c’est au milieu de ses beautés que se trouve le bonheur véritable, comme ne l’ont pas compris les « pauvres rois pharaons » et autres « pauvres grands disparus gisant au Panthéon ». Tous ces éléments rappellent les enseignements d’Épicure (340-270 av. J.-C.) expliquant que ni les dieux, ni la mort ne doivent inspirer la crainte, et prônant les plaisirs les plus simples et les plus nécessaires, à l’abri de la recherche vaine de la gloire ou de la richesse qui ne sauraient conduire au bonheur.
“Le philosophe illustre et profond que je suis”
Mais plutôt que de s’efforcer de ranger Brassens dans telle ou telle école philosophique, le mieux est encore de lui laisser la parole. Dans Altesse, chanson inédite de 1976 mais dont on trouve des enregistrements en ligne, Brassens prête ainsi sa voix à un poème de Victor Hugo dont les vers brossent le portrait d’un homme qui, après avoir traversé les épreuves dans l’existence, se voit transformé en philosophe :
“Altesse, il m’a fallu des revers, des traverses
De beaux soleils coupés d’effroyables averses
Être pauvre, être errant, et triste, être cocu
Et recevoir beaucoup de coups de pieds au culAvoir des trous l’hiver à mes grègues de toile
Grelotter et pourtant, contempler les étoiles
Pour devenir, après tous mes beaux jours enfuis
Le philosophe illustre et profond que je suis”
Ironique ou pas, cette chanson n’aurait-elle pas des accents autobiographiques ?
Expresso : les parcours interactifs
Comment apprivoiser un texte philosophique ?
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