En couverture de Vanity Fair: Benoît Magimel, le jeu dans la peau

Fasciné par la confusion entre le réel et la fiction, Benoît Magimel est l’acteur français le plus polymorphe de sa génération. Ollivier Pourriol a voulu savoir ce que cachent les éternelles lunettes de soleil de cet homme qui trouve plus facile de jouer que de vivre. Photographie Jérôme Bonnet, stylisme Charlotte Draghi
Benoît Magimel
Benoît Magimel, en couverture de Vanity Fair.Photographie Jérôme Bonnet. Stylisme Charlotte Draghi

Déjà deux heures d’attente. Je sors de la brasserie de la porte d’Auteuil où il m’a donné rendez-vous pour guetter son arrivée. Est-ce lui, dans le taxi qui ralentit sur la gauche ? Ou là dans le VTC un peu plus loin ? Peut-être ce grand manteau noir, comme sur notre photo de couverture, visage caché sous un chapeau ? Toujours pas. Benoît Magimel entre dans le champ de manière tellement inattendue, travelling fluide sur patins à roulettes, que j’ai failli ne pas le reconnaître. Oui, ces bons vieux rollers des années 1980, façon Subway. Est-ce pour cela que son personnage dans Pacifiction s’appelle De Roller, parce qu’il débarque ainsi à tous ses rendez-vous ? Pas le temps de lui poser la question, il a déjà sorti un paquet de cigarettes et tutoie direct : « T’as du feu ? C’est dur de se remettre au sport. Je sors d’une séance de deux heures ; pour mon prochain film, j’en ai trois par semaine avec un coach. Il me fait porter une combinaison mouillée qui envoie des impulsions électriques pour accélérer la musculation. Un truc dingue. » Il vient d’apparaître comme dans un tour de magie, et nous voilà déjà en terrain connu. Cette voix un peu cassée, cette gouaille familière, ce sourire enveloppant donnent l’impression de retrouver un vieux copain au charme irrésistible, capable de tout se faire pardonner en un tournemain.

À peine deux minutes qu’on se connaît, et j’en oublierais presque pourquoi je suis là, face au comédien français le plus singulier et polymorphe de sa génération, et le seul, toutes générations confondues, à avoir eu d’affilée deux César du meilleur acteur, en 2022 pour De son vivant d’Emmanuelle Bercot, et en 2023 pour Pacifiction d’Albert Serra. Trois César, à même pas 50 ans (le premier, c’était pour La Tête haute, en 2016, d’Emmanuelle Bercot, déjà). Soixante-dix films au compteur en trente-cinq ans de carrière, et récemment encore La Passion de Dodin Bouffant de Tran Anh Hùng, qui a obtenu le prix de la mise en scène, avant d’être choisi pour représenter la France aux Oscars. Les Oscars, carrément. Et pourquoi pas ? Rien ne lui semble interdit. La question qui me travaille est donc simple : comment fait-il pour être aussi crédible en gosse de riche qu’en mineur de fond, en Louis XIV ou en Alfred de Musset, éducateur spécialisé ou truand aguerri, clown de comédie ou héros tragique ? Comment change-t-il de peau aussi souvent ? Et que reste-t-il en lui des personnages quand les caméras s’éteignent ?

250 paires de lunettes noires

Après un bon quart d’heure à deviser sur le trottoir, on entre pour se mettre à table. Il s’assied, sans quitter ses patins. « J’en fais tout le temps. C’est le seul moyen que j’ai trouvé pour me déplacer sans perdre trop de temps dans Paris. » Je me dis qu’il les garde aussi pour pouvoir s’échapper à tout moment, un peu comme il glisse entre les doigts de ceux qui aimeraient l’enfermer dans un rôle. La recette de son succès ? Pour commencer, ne rien dire. Ce côté insaisissable, longtemps opaque, impossible à réduire à un genre, il l’a cultivé, c’était volontaire, une stratégie professionnelle. « Je ne voulais pas être identifiable, très tôt j’ai compris qu’on me demandait des choses que j’avais déjà faites. Mais l’idée, c’est d’éviter d’être figé dans un type de rôle. On aime bien mettre les gens dans des cases. Moi j’avais envie de pouvoir jouer un spectre plus large. » Il ne fallait donc pas trop se confier, ni aux journalistes ni aux cinéastes, pour permettre à chacun de se projeter sur lui comme sur une page blanche. Ce n’est pourtant pas sa nature, lui serait plutôt du genre disert. Débutant, il avait passé un temps fou avec un certain Jacques Doillon : « Il m’a fait parler, de moi, de ma vie. J’ai eu l’impression qu’il s’en était servi pour le film qu’il préparait et dont il a confié le rôle à un autre acteur. J’avais 13 ans, et je ne comprenais pas grand-chose. » La blessure lui a servi de leçon : la vie n’est pas un fleuve si tranquille, si vous voulez qu’il soit long, mieux vaut garder le silence, sinon toutes vos paroles seront retenues contre vous.

Les années qui ont suivi n’ont pas été les plus fertiles pour les intervieweurs. Tant pis pour le journalisme. Tant mieux pour le cinéma. Il ne jouera pas pour Doillon, mais pour les autres, tous les autres. Deville, Téchiné, Kurys, Beauvois, on en oublie, un avec Haneke et La Pianiste, en 2001, c’est, déjà, à 27 ans à peine, la consécration : prix d’interprétation à Cannes ! Il prend ça comme un simple encouragement. Claude Chabrol le remarque, l’adopte : ils feront trois films ensemble, allant toujours plus loin dans l’exploration amusée des faux-semblants bourgeois. Dans La Fille coupée en deux (2007), il joue un mari trompé qui finit assassin. « Je voulais gamberger les choses, le cinéma ça ne peut pas être simple, il faut qu’il y ait du travail. » Tiens, il pense à Zidane. « Comme au football, tu as beau avoir un don, si tu ne travailles pas, au bout d’un moment tu t'essoufles. Les gens me disaient : “Reste naturel, ça ira.” Mais moi, j’aimais bien bosser mes personnages. » Faire confiance à la discipline plutôt qu’à sa bonne gueule, une éthique d’artisan ou de paysan, patient, plein de bon sens, old school. À la Chabrol, un peu, non ? Il confirme, développe : « Chabrol, c’est comme Hitchcock, il est génial, tu allumes la télé, tu sais que c’est lui. Il m’a appris à me détendre, à relativiser. À comprendre qu’on peut faire des conneries, que tout n’est pas hyper-grave. » Et répondre à quelques questions non plus. Avec le temps et l’âge, heureusement pour nous, il est redevenu plus bavard.

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Or un acteur, c’est son parcours de vie qui se met au service de ses rôles, qui lui confère épaisseur et densité, non ? À part un ou deux accrocs déjà très commentés, sa vie paraît bien peinarde, et même heureuse, avec maison, femme et enfants. Problème : comment un acteur peut-il nourrir son jeu, s’il ne vit rien d’autre que des tournages ? D’où va lui venir l’expérience ? Ce paradoxe, il en est conscient, et il fait avec, à sa manière bien à lui : « Plus tu connais de choses, plus tu peux t’inspirer du réel. Mais c’est quoi, le réel ? Quand tu prends une balle dans le corps ou dans un gilet pare-balles, comment tu joues le truc ? Il y a des écueils classiques : le mec qui est essoufflé, qui s’évanouit... » Un jour, poursuit-il, il a demandé à un copain de lui tirer dessus avec un petit calibre « pour savoir ce que ça faisait ». Verdict ? « Ça fait très mal, même avec un gilet. Ça te coupe le souffle mais surtout ça te fait un hématome énorme. » Depuis, il a pris une licence de tir. Sa méthode, c’est toujours de « se confronter au truc », son mot à lui pour dire « le réel ». Quand il a dû jouer un mineur de fond, le week-end avec sa voiture il allait dans l’Est, faire les sorties de mines, scruter les puits « pour regarder les mecs, ne pas rester un pur Parisien. Après, il faut trouver de la liberté là-dedans. »

Bien incarner, c’est du boulot. Observer les corps, et être prêt à modifier le sien. Son obsession du travail bien fait suppose d’accepter qu’à la fin, c’est le corps qui décide, et qu’une métamorphose réussie demande du temps. C’est pour ça qu’il a refusé de jouer Mesrine pour Barbet Schroeder au début des années 2000 : « J’avais 30 ans, je faisais 70 kg. Je n’arrivais pas à prendre du poids, c’était l’enfer. » À la vie comme à l’écran, pour se donner une contenance, il essayait de toujours rester de face : « J’ai passé des années avec la cage thoracique toujours remplie », se marre-t-il. Pour La Douleur d’Emmanuel Finkiel, il a enfin réalisé son rêve : « Je suis monté à plus de 100 : 104 kg. Pour jouer le mec qui mange bien pendant l’Occupation. » Son rêve, vraiment ? « Oui ! Tu vois le punching-ball des fêtes foraines ? Avant, je tapais dedans, rien. Quand je suis arrivé à ce poids, j’y suis retourné, et là... Bam ! » Mais ça ne l’a pas dérangé, de grossir autant ? « Non. J’ai aimé cette lourdeur, ce rythme plus lent aussi. C’était nouveau, c’était bien pour le cinéma, pour certains rôles. C’était bien pendant deux trois ans. Après tu te dis, bon, on arrête ça. »

Retrouvez la suite de notre rencontre avec Benoît Magimel dans le numéro 118 de Vanity Fair, en kiosques le 23 janvier 2024.

Grooming Marc Orsatelli (C/O Agence Aurelien)
Assistante photographie Vanina Esdras
Assistante stylisme Maya Robert.